Un panorama du roman policier belge : Steeman, Simenon et Cie

UNE DÉFINITION…

Parmi beaucoup d’autres, cette définition de Jacques Sadoul, en introduction de son Anthologie de la littérature policière, (Ramsay, 1980) : « Le roman policier est un récit rationnel dont le ressort dramatique essentiel est un crime, vrai ou supposé. »

DRÔLE DE GENRE

Problème d’étiquettes d’abord : de la detective story au roman noir, du hard boiled au roman à énigme et du thriller au roman criminel, les appellations plus ou moins contrôlées ne manquent pas. Question d’époque, dira-t-on. Certes, mais alors il est à croire que le noir égare dans les couloirs du temps ; certains récits ne font-ils pas naître le genre il y a plus de deux millénaires et demi puisque Sophocle anime son Œdipe roi autour d’une énigme (ce qui lui valut d’être réédité en Série Noire par Patrick Raynal, alors patron de la célèbre collection gallimardeuse) ? Et d’aucuns de continuer l’exercice : le Hamlet de  Shakespeare ? Bon sang, mais c’est bien sûr ! puisqu’il y a crime… Le Zadig de Voltaire ? Comment nos petites cellules grises en douteraient-elles : n’y trouve-t-on pas indice et leurre ? Enfin, plus classiquement, beaucoup conviennent que le premier « récit policier » est l’enquête d’un certain Charles-Auguste Dupin pour éclairer le Double assassinat dans la rue Morgue, écrit au printemps 1842  par l’Américain Edgar Allan Poe (mis en français par Charles Baudelaire lui-même). Ce qui réunit enfin tous les ingrédients précités du genre. Les apparitions, celles de bons comme de méchants héros, vont alors se multiplier : le Monsieur Lecoq d’Emile Gaboriau, le Sherlock Holmes de Sir Arthur Conan Doyle, l’Arsène Lupin de Maurice Leblanc, puis des cents d’autres comme Hercule Poirot, Miss Marple, Rouletabille, Fantômas, Ellery Queen, Perry Masson, le Père Brown, Monsieur Wens, Jules Maigret…

 

BELGIAN’S DETECTIVES

Les spécialistes, collectionneurs et autres enquêteurs de brocantes aux bouquins ont déniché, parmi des pairs sans doute perdus à jamais, quelques authentiques pionniers du polar en ce royaume ; on cite ainsi comme premier roman policier belge, Maître Deforges, écrit par de jeunes avocats bruxellois et publié par Larcier en 1901. Dans un article publié dans Le Carnet et les Instants (n°191), l’amateur érudit qu’est Jean-Louis Etienne décrit cette œuvre collective comme « une intrigue ingénieuse et une évocation précise du monde judiciaire et de la bourgeoisie de l’époque ». Parmi d’autres Belges rescapés des temps héroïques, on pourra citer, à l’imitation des professeurs Dubois, Thoveron, Lits ou Aron, quelques artisans inspirés par leurs britanniques devanciers ; ainsi le magistrat Firmin Van den Bosch, qui publie en 1904 Le crime de Luxhoven avec en sous-titre « roman judiciaire », ou Hector Fleischmann, dont Le rival de Sherlock Holmes publié chez Albin Michel en 1908 peut être considéré comme un des tout premiers titres d’un sous-genre des plus prisés aujourd’hui encore, le pastiche holmésien. Ou cette véritable trouvaille que Guy Delhasse épingle dans un essai récent : Les mouches d’or, de Rodolphe de Warsage, un « roman policier », ainsi mentionné sur sa loquace et orangée couverture qui ajoute : « une aventure de G. G. Brodery, avocat-détective ». Ces Mouches d’or éclosent en 1918 dans les ateliers de Bénard à Liège, ceux-là même auxquels un certain Georges Sim (comme signait alors le jeune reporter Simenon dans la Gazette de Liège) confiera deux ans plus tard son premier opus, Au pont des Arches. Simenon n’a que dix-sept ans et son livre, qu’il qualifie lui-même en sous-titre de « Petit roman  humoristique de mœurs liégeoises », n’a encore rien du genre policier. Quant à Steeman, né lui aussi à Liège (mais en 1908, soit cinq ans après son futur confrère), il a déjà quitté la Cité ardente pour Anvers d’abord puis  Bruxelles ensuite. Ainsi les deux plus grands auteurs belges de romans policiers sont tous deux natifs d’un même lieu à une même époque, voilà qui est tout de même étrange, ou bizarre, non ?

Première tentative littéraire de Simenon

Première tentative littéraire de Simenon

 

GEORGES SIMENON ET ANDRÉ STANISLAS-ANDRÉ STEEMAN

Le début des années 30 est enfin favorable aux deux anciens Liégeois qui, depuis quelques années, faisaient leurs gammes dans l’édition populaire parisienne. Pourtant, le père de Maigret et le géniteur de Wens ne se sont pas concertés pour donner à leur enquêteur fétiche le même millésime : 1931. Une année exceptionnelle donc, pour le Commissaire qui résout, entre mars et décembre, huit enquêtes, tout comme pour Monsieur Wens qui vit quatre affaires avec en apothéose le Grand Prix du roman d’aventure attribué à son géniteur pour Six hommes morts.

Steeman et Simenon : deux auteurs emblématiques du roman policier belge

Steeman et Simenon : deux auteurs emblématiques

À eux deux, douze romans en moins de douze mois (et même treize ! en comptant un non-Maigret, Le Relais d’Alsace, dont l’intrigue est également policière). Le succès est là, les titres s’additionnent, les tirages s’envolent, les lecteurs se passionnent, toujours plus nombreux, et les jalousies s’aiguisent. Et tous deux rêvent déjà secrètement de légitimation littéraire, de reconnaissance par l’intelligentsia parisienne. Mais chez ces gens-là, pardonne-t-on jamais les succès populaires ?

 

UNE ÉCOLE BELGE ?

Simenon et Steeman, Maigret et Wens… Le roman policier en Belgique francophone se résumerait-il à ces seuls noms ? Pour Luc Dellisse, dont l’excellent essai Le Policier fantôme datant de 1984 a reparu en collection Espace Nord (n°356) dans une édition revue et augmentée (e.a. d’un précieux Répertoire alphabétique des auteurs dû à Patrick Moens), il convient d’en ajouter une douzaine d’autres, depuis Jean Ray dans l’Entre-deux guerres (avec Harry Dickson, le « Sherlock Holmes américain », aux aventures plus fantastiques que policières) jusqu’à Barbara Abel aujourd’hui.

Et Dellisse de citer, au fil des décennies d’un petit siècle : Max Servais, Louis-Thomas Jurdant, Thomas Owen, André-Paul Duchâteau, Jean-Baptiste Baronian (alias Alexandre Lous), Paul Couturiau (alias Dulle Griet), Alain Berenboom, Nadine Monfils, Pascale Fonteneau, Patrick Delperdange… Auxquels il convient sans doute d’ajouter Xavier Hanotte, Paul Colize, Michel Claise et quelques autres, mais nous y reviendrons. Y aurait-il donc une école belge du polar ? Dans Les maîtres du roman policier, un guide encyclopédique paru chez Bordas en 1991, le Français Robert Deleuse affirmait : « Le jour où l’on décidera de s’atteler de façon sérieuse à une étude sur le roman policier européen (qui existe), nous constaterons de manière évidente, qu’à côté des chapitres français et anglais, le roman belge saura tenir son rang. » Oui, mais voilà… Tous les essayistes belges contredisent peu ou prou ce joli compliment, préférant réduire cette « école » à un seul momentum, à un unique âge d’or, les années d’Occupation !

 

LECTURES D’OCCUPATION

De 1940 à 1944, la Belgique est coupée de Paris. L’isolationnisme forcé dans lequel l’occupation militaire nazie plonge tous les secteurs d’activités va paradoxalement se révéler porteur de beaux fruits dans les marges de la création littéraire que sont alors le roman policier ou la bande dessinée. La population vit confinée, les gens sont contraints au couvre-feu, à l’ennui, à l’angoisse. La lecture n’est-elle pas le plus accessible des véhicules d’évasion ? De nouvelles plumes policières vont bientôt se révéler, de nouvelles collections éditoriales vont naître. On en comptera jusqu’à une trentaine, souvent éphémères, parfois plus pérennes, parmi lesquelles « Les meilleurs romans policiers » ou « Les romans policiers illustrés », sous l’égide des Auteurs Associés à Bruxelles, ou encore « Le Sphinx » des éditions Maréchal à Liège. Deux collections font figure d’exception : l’une pour sa longévité, la Bibliothèque Jaune des éditions Dupuis à Marcinelle, qui réunira une bonne centaine de titres entre 1936 et 1957 ; l’autre, Le Jury, pour sa richesse foisonnante et l’influence émulatrice de son directeur littéraire, Stanislas-André Steeman.

Le roman policier en Belgique francophone : deux exemple de collections

LE JURY

Outre son rôle d’auteur à succès (et de coscénariste de films adaptés de ses romans, dont L’assassin habite au 21, par H.-G. Clouzot en 1942), Steeman assure alors celui d’animateur d’une collection policière (publiée par l’imprimeur bruxellois Beirnaerdt) qui ne tarde pas à trouver son, ou plutôt ses publics, d’abord sous forme de fascicules à la périodicité rapprochée (66 titres dès 1940) puis de livres brochés (25 titres de 1942 à 1944).

La collection Le Jury, collection belge de littérature policière, dirigée par Stanislas-André Steemans

Titres de la collection Le Jury

Au Jury, Steeman fait cohabiter des romanciers confirmés avec des débutants, des professionnels avec des occasionnels, mais toujours belges (à une seule exception près, le Français Endrèbe). Voisinent ainsi Mario Van Monfort et Mister Van-alias Raymond Van der Voorde ; Paul Max et Max Servais-le-surréaliste ; Jean-Joël Marine et Louis Dubrau-l’académicienne ; Jean Léger et Lucien Marchal-le-Latino ; Géo Dambermont et Thomas Owen-le-fantastiqueur ; Louis-Thomas Jurdant et André-Paul Duchâteau-le-bédéiste ; Roger-Henri Jacquart, le père de Démonios (surnommé « le Fantômas belge ») et Jean Marsus, la mère de l’enquêtrice privée Diana ; Eugène Maréchal, l’éditeur de la collection Le Sphinx, et Jules Stéphane, le directeur de la coopérative éditoriale Les Auteurs Associés… Et encore Georges Simenon en personne, pour trois titres (dont un inédit, Les dossiers de l’agence O). Et, bien sûr, Steeman himself, qui inaugure sa collection avec La vieille dame qui se défend (illustrant ainsi lui-même les caractéristiques, sinon les normes, qu’il comptait étendre à toute la série) avant d’assurer, dans chacun des fascicules, un inlassable travail de chroniqueur multi-rubriques, dont « Où les jurés jugent le Jury, le courrier des lecteurs, avec à la clé des indications essentielles, tant sur le plan du milieu littéraire belge que sur la technique du roman policier et sa place dans le milieu littéraire. » (Arnaud Huftier, cfr infra)

 

DES NOUVEAUX MONDES

La Libération engendre bientôt celle du marché éditorial, et le retour des romans étrangers, français et, surtout ! anglo-saxons. C’est le temps des noms d’auteurs policiers franco-français qui sonnent comme à Londres ou à New York et, en notre petit royaume, beaucoup de romanciers du genre empruntent des pseudonymes qui leur font écho. Parmi ces polardeux (comme on ne dit pas encore) qui adoptent des « noms de guerre », d’aucuns avaient vécu l’Occupation en choisissant le mauvais camp. Nombre de ces réprouvés, pour la plupart d’anciens collaborateurs intellectuels, c’est-à-dire principalement des journalistes de la presse acquise à l’occupant nazi et condamnés comme tels à la Libération, vont s’éclipser en France pour y mener une nouvelle carrière, journalistique et/ou littéraire. A côté d’un Robert Poulet ou d’un Louis Carette, alias Félicien Marceau, la notoriété des auteurs policiers est bien plus modeste, mais certains noms rencontrés dans Le Jury devront suivre la « filière parisienne » : Gaston Derycke (devenu Claude Elsen), André Voisin, Paul Kinnet, Eugène Maréchal (qui va créer à Paris l’agence Marchall, accueillante aux plumes belges bannies et pourvoyeuse de plusieurs collections populaires françaises).

 

LIAISON DANGEREUSES

Si les affaires du pays reprennent, l’école belge, elle, est finie. Après une ultime tentative vite avortée de relance du Jury en 1946, Steeman quitte Bruxelles pour se refaire une santé à Menton, où son talent va peu à peu s’assécher au soleil. Quant à Simenon, il s’installe aux Etats-Unis, d’où il envoie aux Presses de la Cité parisiennes ses Maigret comme ses autres romans (qualifiés « de la destinée » ou de « durs » ou tout simplement de « non-Maigret » par les simenoniens, voulant ainsi les distinguer très pertinemment de la littérature policière car – on ne le répétera jamais assez – Simenon n’est pas qu’un grand romancier de genre !). La Guerre froide qui va geler durablement les relations entre Etats des deux blocs va parfumer le roman noir d’une fragrance d’espionnage, et bon nombre d’auteurs y sacrifieront peu ou prou. Chez nous, Henri Vernes et André Fernez, respectivement père de Bob Morane et de Nick Jordan, se plairont à mélanger ces genres populaires (et d’autres comme le fantastique et la science-fiction pour Vernes) dans la collection Marabout-Junior, publiée à Verviers par André Gérard et Jean-Jacques Schellens. Mais les éditions Marabout, bientôt célèbres internationalement, resteront une exception en Belgique.

Bob Morane dans la collection Marabout junior

Bob Morane dans la collection Marabout junior

 

CRIMES EN COLLECTIONS

Ce sont des collections parisiennes qui accueillent la majorité de nos auteurs populaires, celles d’avant-guerre, dont la plus emblématique est Le Masque (fondée en 1925 par Albert Pigasse), comme les nouvelles, dont la plus prestigieuse sera bien sûr la Série Noire (fondée en 1945 par Marcel Duhamel, elle prend sa forme et son envol véritable en 1948). C’est Yvan Dailly, par ailleurs directeur musical du Théâtre National à Bruxelles, qui le premier recevra les honneurs du sous-sol de la célèbre maison au 5 de la rue Sébastien-Bottin (aujourd’hui rue Gaston-Gallimard) avec J’ai bien l’honneur en 1951 ; le même publiera d’autres romans sous le pseudonyme de Jean David au Fleuve noir. Cette multiplication de pseudonymes pour  intégrer des collections parfois concurrentes est commune à beaucoup, surtout quand ces artisans de la plume n’ont pas d’autre profession. Parmi les plus notoires : le Carolo André Duquesne, alias Peter Randa, qui a publié plus de deux cents romans criminels chez maints éditeurs, du Fleuve noir à la Série Noire, en passant par la collection Un Mystère, des Presses de la Cité ; le Liégeois Frank Peter Belinda, de son vrai nom Jacques Pierroux, qui publie en 1952 à Paris (Le Faucon noir) son premier roman, C’est à la fin qu’on tue, ma belle, avant de créer son héros, John Kallum, pour plus de trente titres ; le Hennuyer de Paris José-André Lacour, alias Marc Avril au Fleuve noir, signe de son patronyme La mort en ce jardin en 1954 (publié chez Julliard et adapté au grand écran par Luis Buñuel) ; la Bruxelloise Georges Tiffany (encore un pseudo !) pour une quinzaine de romans dans la collection Spécial-Police durant les sixties ; ou encore les duettistes Jean Libert et Gaston Vandenpanhuyse qui, sous le nom de Paul Kenny, sont les créateurs de la série Coplan, toujours au Fleuve noir.

Frank Peter Belinda, auteur belge francophone de romans d'espionage, publiés dans la collection La loupe

Frank Peter Belinda, publié dans la collection La loupe

 

BLACK SEVENTIES

Revenu partiellement au roman criminel après avoir excellé en BD comme scénariste (avec le journaliste-détective Ric Hochet, dessiné par Tibet) et rédacteur en chef du journal Tintin, André-Paul Duchâteau remporte le Grand prix de littérature policière en 1974 pour De 5 à 7 avec la mort. L’année suivante, le journaliste bruxellois Yvon Toussaint recevra ce même Grand prix pour Un incident indépendant de notre volonté ; une belle moisson pour les Belges, d’autant que le revenant Paul Kinnet reçoit le Grand prix du roman d’aventure en 78 pour son polar Voir Beaubourg et mourir. Mais si le début de la décennie avait vu paraître le dernier Maigret (Maigret et Monsieur Charles, en 1972), il faudra attendre l’entame de la suivante pour saluer la venue de Jean-Baptiste Baronian, alias Alexandre Lous, « un des auteurs les plus importants de toute la littérature policière belge, et dont Matricide et La nuit du pigeon ne s’oublient pas […]. », comme l’écrivait Luc Dellisse dès 1984 dans la première édition de son Policier fantôme. Ici comme ailleurs, en ces années post-soixante-huitardes, on lit Manchette, Jonquet, Daeninckx, Pouy, Raynal, tous tenants d’un polar libertaire et engagé, socialement comme politiquement.

 

POLAR OU ROMAN POLICIER ?

Il est intéressant de comprendre pourquoi le même Dellisse préfère l’appellation classique lorsqu’il écrit en 2016, soit avec un recul d’un tiers de siècle :

« Polar est fortement connoté par l’époque où il est apparu, et qu’on pourrait dire pompidolienne ou giscardienne. Il est inséparable du souvenir encore fumant de Mai 68, d’une vision complotiste et dépressive de la société, d’une lecture rapide de Guy Debord et d’un gauchisme élitaire, joint à un style brillant, étroit et glacé comme d’un auteur du Nouveau Roman sous amphétamines. Il fait de la critique sociale son moteur principal.[…] Et il ne concerne que de très loin les auteurs de thrillers contemporains. » Le Policier fantôme, 2e édition (Espace Nord n°356)

Ce jeu des étiquettes serait d’ailleurs éclairant si on y conviait quelques noms de multirécidivistes parmi les plus représentatifs du genre aujourd’hui, tels Baronian, Berenboom, Monfils, Fonteneau, Delperdange, Barbara Abel ou Paul Colize… Il n’y pas plus qu’à enquêter et à les soumettre à un interrogatoire serré !

Deux auteurs emblématiques du roman noir en Belgique francophone

SOUS-GENRES EN FICHES…

C’est la loi du genre des synthèses chronologiques : plus on se rapproche de ses contemporains et plus l’anecdotique brouille le regard… Quels critères privilégier ? Quels auteurs, quelles collections choisir ?

Citer les œuvres primées internationalement relèverait d’un choix objectif, certes, mais réducteur ; ainsi, signaler que Paul Couturiau s’est vu attribuer le Grand prix de littérature policière en 1993 pour Boulevard des ombres, ou que Paul Colize a raflé le Prix Arsène Lupin en 2016 avec Concerto pour quatre mains, ou encore que Patrick Weber a reçu le Prix du roman d’aventures – Le Masque en 2011 pour L’Aiglon ne manque pas d’aire est moins significatif que de relever que Weber est le signataire d’une dizaine de romans criminels dans l’Histoire et donc, à la suite d’André-Paul Duchâteau, un des principaux auteurs du « polar historique » francophone contemporain.

A propos de ce sous-genre devenu très prisé, notons qu’on peut encore affiner les catégories et multiplier les étiquettes ; ainsi Willy Deweert classait-il lui-même ses romans parmi les « thrillers mystiques », tels son Mystalogia (Espace Nord n°217) ou ses Allumettes de la sacristie, qui eut les honneurs de la collection Points en 2000 ; dans la même veine et à la même époque, Jacques Neirynck rencontra un succès semblable avec Le manuscrit du Saint-Sépulcre puis avec L’ange dans le placard. Signalons ici qu’en d’autres temples, on peut découvrir le « polar maçonnique », comme dans cette enquête du Commissaire Sam Chappelle, L’équerre et la croix, de Christophe Collins (alias Corthouts).

Le thriller mystique : un sous-genre bien spécifique

De même, on pourrait évoquer le « polar fantastique » qui, de Jean Ray à Alain Dartevelle, retiendrait les noms de Varende, le Bussy, Andriat, Smit-le-Bénédicte. Quant à la « littérature policière pour la jeunesse », autre sous-genre à la mode, elle mériterait à elle seule une étude complète, dans laquelle justice serait rendue à des auteurs comme Gudule, Pierre Coran, Frank Andriat, Patrick Delperdange ou Thierry Robberecht.

On le voit, les fils d’Ariane ne manquent pas, ni les labyrinthes d’ailleurs ! Qui réunira un jour pour les étudier et les comparer les one shot d’écrivains « généralistes » qui se sont risqués dans le genre policier le temps d’un unique roman, à l’instar d’un Bernanos qui commit Un crime et un seul. Parmi ces « polardeux solitaires », souvent gagnés au jeu de la parodie, il faudrait évidemment retenir en premier le grand dramaturge auteur du Cocu magnifique, Fernand Crommelynck (Monsieur Larose est-il l’assassin, Espace Nord n°269)  tout en n’oubliant pas que Marie Gevers elle-même a sacrifié au genre (L’oreille volée, en 1941), avant de citer les « transgenres » d’hier et d’aujourd’hui, comme Franz Hellens (Œil-de-Dieu, Espace Nord n°167),  Irène Hamoir (Boulevard Jacqmain), Charles Bertin (Journal d’un crime, Espace Nord n°173), Françoise Lalande (Le gardien d’abalones, Espace Nord n°97), François Emmanuel (Le tueur mélancolique, Espace Nord n°145), Benoît Peeters (La bibliothèque de Villers, Espace Nord n°192), Alain Bertrand (Massacre en Ardennes [en collab. avec Franz Bartelt], Espace Nord n°242), André-Joseph Dubois (Le sexe opposé), Eva Kavian (Le trésor d’Hugo Doigny), Line Alexandre (L’enclos des fusillés), Agnès Dumont (Le gardien d’Ansembourg), Luc Baba (Le mystère Curtius), parmi bien d’autres.

 

…ET SURHOMMES EN PASTICHES

De même, le pastiche, un sous-genre déjà évoqué d’entrée car présent dès les débuts du roman policier belge, a continué à être illustré au fil des décennies, qu’il soit holmésien (Yves Varende, André-Paul Duchâteau, Alain le Bussy, Jean-Claude Bologne) ou simenonien (René Henoumont et son Commissaire Fluet, Alain le Bussy et son Commissaire Grosset, André-Pierre Diriken et son Commissaire Boudrikêt, Stanislas Georges). Il serait tout aussi intéressant de mener l’enquête sur l’influence profonde qu’un Maigret a exercée sur beaucoup de ses jeunes confrères, sans que leurs auteurs puissent être soupçonnés de vouloir délibérément pasticher. Parmi nombre de compatriotes de Simenon, citons Philippe Bradfer et son Commissaire Lartigue, ou Armel Job, dont l’importante œuvre romanesque se déroule souvent dans une atmosphère simenonienne et selon une construction narrative proche du genre (la meilleure illustration en est sans doute Tu ne jugeras point [Laffont, 2009 ; rééd. Mijade, 2011 ; Prix Simenon des Sables d’Olonne] où l’enquête concernant une disparition d’enfant est instruite par un juge liégeois, Conrad, dont le regard compassionnel sur son prochain n’a rien à envier à celui de Maigret).

Armel Job, tu ne jugeras point

Différentes des pastiches mais néanmoins cousines par leurs mécaniques d’autoréférences et de répétitions sont les séries mettant en scène un héros récurrent ; nous pensons particulièrement à celle du Commissaire Léon, « le flic qui tricote » de Nadine Monfils, composée d’une douzaine de titres (parus chez Vauvenargues et réédités par Belfond), plus drolatiques et burlesques les uns que les autres, à l’image des personnages qui composent cette galerie irrésistible. (Pour Thomas Owen, Nadine Monfils « est pareille à ses héroïnes »… et le grand Owen n’a pourtant pas connu sa Mémé Cornemuse, actuelle actrice de ses délires noirs !) Ou encore à la série mettant en scène les enquêtes très privées du Poulpe, alias Gabriel Lecouvreur, un « anti-SAS » gaucho-anarchiste créé en 1995 par le trio Pouy, Raynal et Quadruppani chez Baleine, dont chacune des quelque trois cents aventures est orchestrée par un romancier différent (dont, En notre royaume, Fonteneau et Les damnés de l’artère, Mayence avec La Belge et la bête, le trio Deleixhe-Delhasse-Libens pour Dupont liégeois, et le duo Baude-Manesia dans La légion d’horreur).

 

COLLECTIONS DE COLLECTIONS

Aujourd’hui comme hier, on pourrait évoquer nos polardeux contemporains selon les collections spécialisées dans lesquelles ils (et elles, bien sûr… De grâce, Mesdames, ne tirez pas sur le pigiste !) abritent leurs méfaits littéraires. Deux belges d’abord, qui tiennent la durée : les Romans de gare (Luc Pire éditions), dans lesquels chaque auteur choisit de belges paysages pour cadre de ses sombres desseins (c’est avec un Meurtre à Waterloo, que Baronian ouvre le feu en 2011; suivront Les dépeceurs de Spa, de Hermant ; Les hommes préfèrent les grottes, de Fonck ; La francisque de Tournai, de Mercier ; La Dyle noire, de Deutsch ; etc.) ; et Noir pastel (fondée par Luce Wilquin à la fin du siècle dernier et un temps dirigée par Bruce Mayence), collection pérenne qui a publié nombre de romans (signés Bradfer, Dellisse, Flament, Mérague, Guyaut-Genon, Eskenazi, Stanislas Cotton, Sarah Berti, Michel Claise, etc., à côté de quelques plumes étrangères) et de recueils de nouvelles (mais la nouvelle policière connaît à elle seule une vie tellement foisonnante que nous n’en dirons rien ici).

La collection Roman de Gare, chez Luc Pire

La collection Roman de Gare, chez Luc Pire

Ensuite, avant d’évoquer les principales consœurs françaises qui font rêver tous les artisans du métier, un petit détour par Montréal où les éditions Coups de tête ont accueilli de 2008 à 2011 la mini-série Marzi et Outchj, aux trois titres « noir burlesque » du Liégeois Pascal Leclercq. Enfin les collections policières de l’Hexagone… Les parisiennes et l’arlésienne, qui n’est pas la plus invisible, loin s’en faut ! Donc Actes Sud et son Babel Noir où l’on retrouve Delperdange, Fonteneau ou François Weerts et, plus récemment, Caroline De Mulder (Calcaire, en 2017).

Quant aux catalogues des grandes enseignes plus ou moins historiques, quoi de plus normal qu’ils hébergent nos valeurs sûres comme des plus jeunes trouvailles. A titre exemplatif, citons Métailié (Baronian et Mayence, puis Evelyne Heuffel) et la Série Noire (Fonteneau, avec pas moins de sept titres, Monfils et Delperdange [Si tous les dieux nous abandonnent, 2016]). Mais ce fastidieux exercice d’inventaire(s) a-t-il quelque intérêt ?

Repérer les noms d’une Pascale Fonteneau ou d’un Paul Colize dans la liste des anciennes parutions de Folio Policier a-t-il aujourd’hui un sens, alors même que nombre de références sont aujourd’hui indisponibles ? Bien sûr, il n’est pas indifférent, ni à l’auteur ni à ses lecteurs, de retracer un parcours éditorial. Ainsi par exemple, celui de Barbara Abel n’est pas dénué d’enseignements éclairants, tant pour comprendre l’évolution « personnelle » d’une œuvre de genre déjà riche d’une douzaine de titres, que pour en saisir les aléas éditoriaux (rappelons que son premier roman, L’instinct maternel, primé à Cognac en 2002, parut au Masque comme les quatre suivants, puis la romancière bruxelloise passa au Fleuve noir pour quatre autres titres avant de s’amarrer à Belfond en 2015 avec L’innocence des bourreaux).

 

QUELS NOIRS LENDEMAINS ? 

S’il est malaisé de poser un regard dénué de strabisme sur les créations de ses contemporains, il est encore plus difficile de se risquer à prédire l’avenir, même d’un genre littéraire aimé et fréquenté depuis longtemps. Les lendemains de notre roman policier chanteront-ils ? une Ecole belge peut-elle renaître dans notre monde globalisé ? à quand un nouveau printemps pour un nouveau Jury ?  comment assurer notre spécificité éditoriale et littéraire ? Mille réponses sont possibles mais chut ! ni alléluia ni lamento, je me garderai bien d’allonger ou de noircir mon tableau. In fine, je préfère souffler à mon lecteur, à ma lectrice le titre d’un premier roman (Ring Est) d’une Bruxelloise (Isabelle Corlier) paru chez un jeune éditeur du Brabant wallon (Ker) et auréolé du prix littéraire belge Fintro-Ecritures noires. Je répète : Ring Est, d’Isabelle Corlier, chez Ker éditions… Bonne lecture !

 

© Christian Libens, avril 2018

 

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