En Belgique, la littérature en langues régionales romanes a plus de 400 ans d’existence. Elle n’est pas une sous-littérature de la langue française et atteste une belle vitalité. Malheureusement, elle souffre d’un déficit d’image. Le combat mené par l’enseignement obligatoire contre les parlers régionaux au cours du 20e siècle a coupé les Wallons de leurs racines et a plongé ce patrimoine dans l’ombre. Aujourd’hui encore, il est malaisé de se procurer les œuvres majeures, voire les ouvrages de référence.Par « langues régionales romanes de Wallonie », il faut entendre les langues romanes qui se sont développées dans notre pays en parallèle du français et qui étaient encore les langues maternelles d’une majorité de Wallons au début du 20e siècle. Ces langues sont le champenois, le lorrain gaumais, le picard et le wallon ; il s’agit de langues filles du latin vulgaire, comme le français dont elles sont des langues sœurs. Pour distinguer les différentes variétés du wallon, on lui adjoint un qualificatif : wallon occidental (ou carolorégien), wallon central (ou namurois), wallon oriental (ou liégeois) ou wallon méridional (ou sud-wallon).
Il faut noter que les zones d’usage des langues régionales de Wallonie s’étendent en France (y compris celle du wallon, dans la région de Givet parfois appelée la Wallonie de France). Les productions littéraires écrites dans ces langues mais non originaires de Belgique ne seront pas abordées dans cet article. Nous n’évoquerons pas non plus ici les écrits en bruxellois, ou en francique, qui relèvent d’une autre famille linguistique, celle des langues germaniques.Cet article, plutôt que de fournir une présentation géolinguistique de la littérature wallonne, adopte une vision historique globale. En effet, avant la fin du 19e siècle, c’est essentiellement à Liège que la littérature dialectale s’est faite. Cette littérature a pourtant inspiré largement les autres régions et, à l’heure actuelle, les interactions entre le picard, le gaumais et les différentes variétés de wallon sont régulières.
Débuts de la littérature de langue régionale en Belgique romane
Les premiers écrits wallons apparaissent vers 1600 à Liège. Cette naissance peut paraitre tardive quand on la compare à d’autres langues. Ce retard s’explique sous un angle européen ou, à tout le moins, gallo-roman. On constate en effet que, de la Picardie au Poitou, en passant par la Lorraine et la Suisse romande, les premiers textes patoisants sont écrits, eux aussi, entre le milieu du 16e et le début du 17e siècle.
Cette première période de la littérature wallonne est surtout d’action et de circonstance. On y trouve des cramignons[1] grivois, des poèmes misogynes, des hommages et des revendications. Ces écrits, toujours versifiés, reposent sur des anecdotes et sont pleinement ancrés dans leur réalité, à l’exception peut-être de quelques parodies. Le pamphlet et la satire, le plus souvent sous forme de pasquèyes[2], sont encouragés par une politique locale troublée.1.C’èst l’ fièsse, cramignon, Pepinster, C. Fraigneux, 1910. © Province de Liège – Musée de la vie wallonne – n° 2102200001602
2. Bormans Théophile, Lès pones di cour, Liège, [s.n.], 1860. © Province de Liège – Musée de la vie wallonne – n° 2102200004866
3. Aux crompirr frites, Jalhay, Charles Vinche, 1881. © Province de Liège – Musée de la vie wallonne – n° 2102200000695.
4. Les marchands d’ paskeies d’ a carnaval, Liège, J.G. Carmanne-Claeys, vers 1880. © Province de Liège – Musée de la vie wallonne – n° 2102200000735.Au 16e siècle, alors que la langue française est promue au rang de langue de culture, elle devient l’héritière du latin et s’élève encore un peu plus littérairement parlant. Cette reconnaissance s’accompagne d’un perfectionnement de la langue et des sujets qu’elle traite, creusant ainsi le fossé avec les idiomes populaires.En abandonnant peu à peu sa verdeur et son franc-parler, le français laisse la place aux dialectes pour exprimer la naïveté, la candeur, la grossièreté parfois. On obtient, en employant le wallon, une originalité qui provoque le comique et le familier. D’un coup, les provinciaux découvrent un moyen de s’exprimer en accord avec son génie intime pour plaisanter, aborder familièrement, raconter, ironiser ou invectiver.Les auteurs, même si la plupart sont anonymes, semblent tous être issus des classes plus aisées : on trouve parmi ceux-ci des ecclésiastiques, des notaires ou des conseillers du prince-évêque. Ils emploient le wallon par choix et non par défaut, puisqu’ils maitrisent aussi bien le wallon que le latin et le français. Leurs écrits sont un passe-temps sans aucune prétention artistique ou littéraire.Jusqu’au 19e siècle, les textes en wallon liégeois représentent 90 % de la production littéraire totale. Il faut attendre 1730 pour le premier texte en wallon namurois et le dernier quart du 18e siècle pour les premiers écrits montois en picard. C’est également à cette époque que des écrits sont composés à Tournai, à Nivelles ou à Stavelot.On dénombre quelques 400 textes, la plupart inédits et difficiles d’accès[3]. On ne peut d’ailleurs pas cacher que, en dehors de quelques textes plus intéressants, la majorité de cette littérature ne présente d’autre intérêt que philologique et linguistique.
Littérature de circonstance
La littérature de circonstance constitue la majeure partie de cette période, mais on n’évoquera que quelques exemples.
Le Sonèt lîdjwès est le premier texte de la littérature wallonne dont l’auteur et la date sont connus. Rédigée en 1622 par un frère mineur de Liège, Hubert Ora, cette composition est dirigée contre un pasteur calviniste. Elle est à replacer dans le contexte des polémiques qui opposent le clergé catholique et les ministres réformés du 17e siècle. Il s’agit d’un sonnet, forme fixe relevée, qui témoigne, outre le thème choisi, que ce texte n’a rien de populaire, si ce n’est l’usage du wallon.Lès-êwes di Tongue, publié vers 1700, est attribué à Lambert de Ryckman, licencié ès lois. La forme de ce texte est inspirée d’un traité de 1699, où l’on vantait les vertus curatives des eaux de Spa. Avec l’objectif de discréditer la fontaine de Tongres, dont un collège de médecins proclamait les vertus thérapeutiques, il met à l’actif de cette fontaine de nombreuses cures merveilleuses assez désopilantes. L’auteur ruine ainsi la réputation de Tongres, sans en avoir l’air.Noëls wallons
Le genre des chants de Noëls, importé de France, est représenté par une cinquantaine de textes originaires de Wallonie, essentiellement dans le Nord-Est.
Le thème en est simple : c’est le récit de la Naissance du Christ, de l’Annonciation à la visite des bergers à la crèche, voire à l’adoration des rois mages. Les dialogues sont faits de tableaux réalistes très vivants, tendres et naïfs. Ces textes chantés sont d’autant plus touchants qu’ils transposent le récit biblique dans nos contrées et à l’époque de leur composition, transformant les bergers en aimables Wallons des 16e et 17e siècles.
Cette forme littéraire est peut-être une sorte de continuation des mystères médiévaux, comme le seraient également les différents Bétième, théâtres de marionnettes qui, de Mons à Verviers, représentent la Nativité sous une forme populaire.
Le théâtre liégeois
Quelques œuvres de théâtre sont écrites au début du 18e siècle, mais ce sont vraiment les quatre opéras réunis sous l’appellation « Théâtre liégeois » qui constituent le point majeur de l’époque : Li Voyèdje di Tchôfontinne[4], Li Lidjwès ègadjî, Li Fièsse di Hoûte-s’i-plout et Lès-Îpocondes.Écrits et créés entre 1757 et 1758, ces quatre œuvres sont le fruit de Jean-Noël Hamal, compositeur, et de quatre notables liégeois : Simon de Harlez, conseiller privé du prince-évêque Charles d’Oultremont, Pierre-Robert de Cartier de Marcienne, bourgmestre de Liège en 1768, Pierre-Grégoire de Vivario, bourgmestre en 1769 et 1779 et Jacques-Joseph Fabry, bourgmestre de Liège à plusieurs reprises entre 1770 et 1790.La création de ces textes répond sans doute à la volonté de Hamal de créer un véritable opéra liégeois, à l’imitation des opéras dialectaux italiens. La crudité de certaines expressions et le réalisme des personnages et des scènes vécues ont contribué à la valeur du document. Écrits en patois savoureux, ils sont le récit de faits de vie : un voyage aux bains de Chaudfontaine avec quelques personnages pittoresques, un jeune Liégeois du peuple qui s’est laissé enrôler par un racoleur français, une fête paysanne, ou encore des malades imaginaires en cure à Spa.Indéniablement, les pièces rencontrent un succès, principalement dû à la qualité musicale et à la délicatesse des œuvres. Mais, ce succès majeur reste sans lendemain, comme une étoile filante dans un ciel sombre.Le renouveau du 19e siècle
Aux débuts du 19e siècle, le courant dialectal, jadis plutôt fécond à Liège, s’essouffle. La déchéance semble inéluctable lorsque le Romantisme, avec son goût du populaire et du régionalisme, vient donner une impulsion décisive. L’activité érudite va maintenant de pair avec l’activité littéraire. François Bailleux et Charles-Nicolas Simonon, par exemple, combinent philologie et écriture créative.
La naissance de la Belgique en 1830 et l’émergence progressive d’un sentiment wallon, face aux mouvements flamands de plus en plus revendicatifs, sont favorables à un nouvel essor. Bientôt, la langue régionale devient un symbole identitaire fort, malgré sa variation géographique. Liège demeure le centre de rayonnement majeur mais on observe des créations littéraires de qualité à Mons, à Namur, à Nivelles ou à Charleroi.
L’activité littéraire qui, jadis, était l’apanage des élites sociales, gagne toutes les sphères de la société. Les écrivains plus populaires diversifient les genres, mais leur production n’est pas toujours de grande qualité, tantôt trop doucereuse, tantôt trop conformiste.
La littérature s’épanouit véritablement, elle se renouvelle et s’affiche comme régionale. Si elle demeure passe-temps, c’est un passe-temps durable et assumé, reconnu même, puisque l’habitude de l’anonymat se perd. Des recueils – hétéroclites – sont publiés.
La poésie
Progressivement, la poésie s’ouvre à d’autres horizons que celui de la circonstance. Avec Li Côparèye de Charles-Nicolas Simonon (1822), poème à la gloire de l’ancienne cloche de la cathédrale Notre-Dame et Saint-Lambert de Liège, les premiers accents de nostalgie du passé apparaissent. Bien plus que la perte d’une cloche, c’est la disparition d’un régime glorieux, celui de la principauté épiscopale que pleure Simonon. Avec ce texte, Simonon apparait comme un auteur de transition[5].
On s’essaie également à la fable, avec quelques adaptations de qualité de Jean de la Fontaine, par le liégeois François Bailleux, le hennuyer Joseph Dufrane, dit Bosquètia, le carolorégien Léon Bernus ou le namurois Charles Wérotte entre autres.
La poésie sert encore à affirmer la valeur du wallon face au français, notamment en jouant de la complémentarité des deux idiomes. Le texte assez connu de Nicolas Defrecheux, Mès deûs lingadjes (1861), illustre bien ce propos, mais d’autres auteurs, comme Wérotte, usent de cette complémentarité, notamment en affectant des sujets plus universels au français et des sujets plus sensibles ou familiers au wallon.
Le wallon est porté à l’expression lyrique la plus délicate avec Defrecheux et son Lèyîz-m’ plorer (1854), complainte d’un jeune homme qui pleure d’avoir vu mourir la femme qu’il aimait. Le succès populaire, porté par un air connu, est fulgurant et contribue à un engouement total pour la littérature wallonne – et tout spécifiquement pour la poésie.
La découverte du lyrisme ouvre directement les perspectives et permet de dépasser la poésie d’autojustification pour celle d’expression pure et simple. C’est peut-être aussi parce que cette poésie n’est plus l’apanage des classes aisées, qui projetaient cette complémentarité linguistique dans leurs écrits, que les lettres dialectales s’ouvrent enfin à toutes sortes de thèmes et de conceptions de l’écriture.
Les chansonniers, auteurs provenant de professions manuelles, parfois semi-lettrés, n’expriment pourtant pas encore leurs conditions sociales, l’exploitation du prolétariat et ses éventuelles revendications. L’œuvre en langue régionale, et plus particulièrement celle des chansonniers, n’exprime pas le vécu de ceux qui la lisent ou l’écoutent, mais cherche à leur offrir un dérivatif, une évasion face à leurs peines. Les quelques chansons sociales sont nées de circonstances, de mouvements revendicatifs. La plupart des auteurs préfèrent largement évoquer leurs réalités quotidiennes, parfois les plus grivoises ou les plus cocasses, avec un objectif constant : susciter le rire et l’amusement. Le genre fait florès dans toute la Wallonie : Tournai, Charleroi, Namur, le Borinage. Certaines personnalités marquent leur région : Jacques Bertrand, par exemple, à Charleroi, auteur franc et jovial, parfait interprète des émotions du peuple, a marqué les esprits avec sa chanson Sintèz come èm’ coeûr bat (1865), plus connue sous le nom Lolote ; Nicolas Bosret, à Namur, est l’auteur du célèbre Li bia bouquet (1851), chanson évoquant la coutume du bouquet de la mariée, devenue hymne officielle de la de Namur.
À l’imitation de Defrecheux, de nombreux auteurs se glissent dans le sentimentalisme, parfois avec succès, comme chez Joseph Vrindts ou Émile Wiket. Malheureusement, c’est souvent la face un peu larmoyante et plaintive de ce poème de Defrecheux qui inspire et beaucoup d’auteurs versent dans l’excès, créant un style que Maurice Piron nomme le lèyîz-m’ plorisme[6]. Les essais se multiplient dans les formes fixes : le sonnet, le rondeau, avec plus ou moins de réussite.
La poésie s’oriente tantôt vers la satire de mœurs, tantôt vers la satire de caractère, tantôt vers le poème pastoral ou l’épopée régionale. On retiendra tout particulièrement Djan d’ Nivèles (1857), écrit par l’abbé Michel Renard, œuvre unique par son ampleur et son originalité, épopée héroï-comique et burlesque, parfait mélange de merveilleux et de réalisme wallon.
Ainsi, en quelques décennies, la poésie en langue régionale a suivi une double croissance. La première est une élévation : la littérature montre toutes ses capacités pour le lyrisme. La seconde est un élargissement : on ouvre la littérature à de nouveaux genres, de nouveaux thèmes. Après 1880, une nouvelle évolution s’opère. La littérature passe d’une vocation orale – et la plupart du temps chantée – à une vocation écrite. Les poèmes s’écrivent de plus en plus pour être lus. La forme s’affine, l’inspiration s’enrichit. Les auteurs commencent à se préoccuper de leur pensée, d’un contenu plus humain, plus idéalisé, plus tourné sur lui-même.
Le théâtre
Le théâtre met plus de temps à se révéler. La comédie wallonne, instiguée par la Société liégeoise de littérature wallonne, fait ses premières armes chez André Delchef. Le plein essor arrive avec Tåtî l’ pèriquî (1885), d’Édouard Remouchamps. La justesse du portrait et le naturel de l’expression en font un succès magistral, même si l’œuvre est écrite en alexandrins. De nombreuses vocations sont nées de ce succès populaire, notamment parmi les acteurs et metteurs en scène puisqu’une troupe dialectale permanente se constitue autour de Victor Raskin dès 1888.
Les pièces se multiplient, faisant du théâtre le genre le plus prolixe, avec son lot de bonnes et de mauvaises compositions. Qu’importe, le public est séduit et encourage le développement de l’écriture dramatique.
Après Remouchamps, Henri Simon, Georges Ista et Clément Déom vont restreindre le comique de situation au profit du comique de caractère : des études psychologiques comme Li bleû-bîhe (1886) ou Li neûre poye (1893), reproduisent de multiples détails de la vie quotidienne en Wallonie. Simon substitue la prose aux vers. Il cherche à atteindre plus de distinction, tout en s’approchant au plus près de la vie réelle, qu’il observe finement.
Activité littéraire et éditoriale bien vigoureuse
Au cours de la seconde moitié du 19e siècle, un cadre s’établit autour de la littérature en langue régionale. Le premier jalon est la constitution de la Société liégeoise de littérature wallonne[7]. La société a eu un impact sur la création littéraire, notamment en favorisant l’éclosion de la satire dialoguée et du récit historique en vers, du tableau populaire et de la fable. Ces genres seront des bases solides pour le renouveau futur de la poésie lyrique. Mais les nombreux concours ont également favorisé le développement de lexiques spécialisés, d’études étymologiques, de relevés toponymiques. C’est au sein de cette même société que l’orthographe Feller a été validée et diffusée aux quatre coins de la Wallonie dès 1902, donnant aux auteurs une norme orthographique bien utile – quoique encore discutée aujourd’hui par certains – pour favoriser une communication à l’échelle wallonne.
D’autres cercles littéraires apparaissent à la fin du 19e et surtout au début du 20e siècle : le Caveau liégeois (1872), qui groupe les auteurs indépendants, l’Association des auteurs dramatiques et chansonniers wallons (1882), La wallonne (1892), Les auteurs wallons (1897), le Club wallon de Malmedy (1898), l’Association littéraire wallonne de Charleroi (1898), lès Rèlîs Namurwès (1909)
1. C’èst l’ fièsse, cramignon, Pepinster, C. Fraigneux, 1910. © Province de Liège – Musée de la vie wallonne – n° 2102200001602
2. BORMANS Théophile, Lès pones di cour, Liège, [s.n.], 1860. © Province de Liège – Musée de la vie wallonne – n° 2102200004866
3. Aux crompirr frites, Jalhay, Charles Vinche, 1881. © Province de Liège – Musée de la vie wallonne – n° 2102200000695.
4. Les marchands d’ paskeies d’ a carnaval, Liège, J.G. Carmanne-Claeys, vers 1880. © Province de Liège – Musée de la vie wallonne – n° 2102200000735.
Aux côtés des almanachs littéraires déjà en vogue avant 1890, les premiers journaux patoisants voient le jour : à Namur d’abord avec Li marmite (1883), à Jodoigne, avec L’ Sauverdia (1892), à Charleroi, avec L’ Tonnia d’ Chalerwet (1895), à Mons, avec L’ Ropïeur (1895), à Liège, bien sûr, avec Li Spirou (1887), la Gazette wallonne (1889), Li clabot (1892), L’airdiè (1892), Li Mèstré (1894). Ces journaux offrent une tribune providentielle aux auteurs de Wallonie, ainsi qu’un public fidèle et récurrent. Ils démocratisent les lettres en langue régionale, en plus de favoriser l’apparition de la nouvelle et du roman en feuilletons. Bientôt, ces langues s’invitent partout : des cabarets wallons se créent, notamment à Tournai (1907), les troupes permanentes se multiplient et deux théâtres dialectaux fixes s’imposent à Liège, le Trianon et le Trocadéro, les imprimeurs produisent des tirages colossaux qui se vendent comme des petits pains, multipliant souvent la médiocrité aux dépens de la qualité littéraire.
Le développement au 20e siècle
Ce siècle est la période la plus fertile, avec des auteurs issus de toute la Wallonie, qui atteignent un haut niveau d’exigence esthétique. Les auteurs du 20e siècle, souvent au fait de l’évolution de la littérature, s’émancipent du pôle littéraire parisien et produisent des œuvres résolument wallonnes. Par moments, on a même le sentiment que la littérature dialectale devance certains courants.
À nouveau, création littéraire et philologie sont étroitement liées et on ne s’étonnera pas de voir parmi les auteurs les plus marquants de nombreux professeurs de littérature et de linguistique française. Leur présence témoigne de la haute valeur accordée à la littérature wallonne.
La poésie
Sans conteste, c’est à cette époque et en poésie que la littérature connait sa plus belle réussite. Alors que le siècle s’ouvre avec de nombreux textes mièvres et médiocres, conformistes et maniérés, quelques cas isolés se distinguent : Arthur Xhignesse ou Lucien Maubeuge travaillent sur des thèmes neufs, d’une manière certes moins soignée que leurs successeurs, mais déjà en décalage avec l’ambiance générale. Le Nivellois Georges Willame, spécialiste du sonnet, offre une technique impeccable et une sensibilité toute travaillée. Le Malmédien Henri Bragard est un des plus purs lyriques. Ses poèmes tendent vers la synthèse, surtout dans ses dernières productions.
Une fois de plus, Henri Simon hausse le genre, à tel point que Maurice Piron n’hésite pas à le qualifier de plus parfait des poètes wallons[8]. Deux œuvres majeures s’inscrivent pleinement au cœur de la culture wallonne qu’ils décrivent et subliment : Li mwért di l’åbe (1909), long poème en alexandrins, décrit l’abattage d’un arbre séculaire. Li Pan dè bon Diu (1924), évoque tous les travaux de la terre qui font du grain de blé le pain quotidien. La poésie de Simon, reposant sur une maitrise de la langue inégalée même après lui, est contemplatrice dans le sens le plus positif du terme. Après lui, la langue wallonne n’aura plus à démontrer ses qualités, elle pourra alors s’ouvrir à d’autres expressions plus intimes.
Dans l’Entre-deux-guerres, Marcel Launay s’affiche comme un parnassien, avec son gout du mot rare, notamment dans Florihâye. Joseph Mignolet, lui, propose une poésie qui, à l’inverse de la poésie très réaliste d’Henri Simon, est extrêmement suggestive. Il s’apparente plutôt aux romantiques et compose surtout à propos de religion, de famille et de sa patrie wallonne. Certaines de ses compositions sont des épopées amples, comme dans Li tchant dèl creû (1932) ou Li tchant di m’ tére (1935) et ne manquent pas de souffle.
Dès 1930, c’est en dehors de Liège surtout que le renouveau se développe. La jeune génération, Émile Lempereur en tête, réclame un renouvellement massif des sources d’inspiration. Le Liégeois Jules Claskin apparait, en cela, comme une sorte de précurseur. Impressionniste, allusif, habile à trouver des images neuves et à jouer du vers libre, il sert de modèle aux générations suivantes. Mais, dès la publication du manifeste de Lempereur[9], les auteurs se penchent davantage sur l’humain et se tournent vers l’époque contemporaine, moins vers un passé sublimé. La langue régionale devient un moyen d’expression fort, notamment pour dénoncer l’injustice sociale.
Il s’agit là d’une première émancipation de la poésie de papa, ce qui fait dire à certains qu’il s’agit de « poésie intellectuelle ». La Namuroise Gabrielle Bernard, le Nivellois Franz Dewandelaer, le Malmédien Henri Collette ont en commun l’anticonformisme, la sincérité, le rejet de l’hypocrisie bourgeoise et le gout des images frappantes. Résolument, ils se font la voix des ouvriers, des mineurs, de ceux qui souffrent par le travail pour subsister.
Après la Seconde Guerre mondiale, une seconde émancipation a lieu. Elle est marquée par la publication de l’ouvrage Poèmes wallons 1948, qui offre une vision transversale de la Wallonie dialectale, et qui unit les différents parlers dans un destin universel de l’homme, à travers une approche plus subjective et une démarche plus intérieure. Dans ce recueil, cinq auteurs incontournables. Louis Remacle, par sa poésie dépouillée, atteint une sobriété implacable. Willy Bal, sous des atours optimistes, ne craint pas d’aborder tous les thèmes et s’appuie sur ses origines pour mener sa réflexion. Franz Dewandelaer, pratique une poésie forte et fougueuse, juvénile et passionnée, qui dénonce les injustices sociales. Le père Jean Guillaume écrit avec beaucoup de pudeur, à propos d’aspects autobiographiques parfois intimes, à partir des réalités les plus concrètes pour, parfois, parvenir à les transfigurer.
Albert Maquet s’ouvre à toutes les formes possibles, aux genres les plus subtils et aux émotions les plus complexes, ce qui peut le conduire jusqu’à l’hermétisme, parfois. Ce recueil offre pour la première fois à la littérature wallonne le luxe de s’inscrire dans des mouvances contemporaines de celles qui animent la littérature française. La publication de l’anthologie Poètes wallons d’aujourd’hui (1961), par Maurice Piron aux éditions Gallimard, offrira une reconnaissance internationale, notamment grâce à des traductions en langues étrangères (allemand, anglais, roumain, russe)[10].
De nombreux auteurs s’inscrivent dans ce sillage. Georges Smal, de Houyet, écrit une œuvre transparente et en apparence facile d’accès, de laquelle toute trace de recherche littéraire est effacée, et qui évoque un monde banal et mystérieux. Marcel Hicter, de Momee, s’inspire de l’Antiquité. Il transpose Virgile ou Horace dans son parler hesbignon et aborde, par ailleurs, avec une langue assez orale, des sujets plus actuels et parfois difficiles tels que la mort ou la guerre. Victor George, de Bois-Borsu, offre une poésie très brève, avec un sens aigu de l’ellipse et de l’image. Émile Gilliard, de Moustier-sur-Sambre, propose des textes très directs, ouvertement opposés aux injustices, révoltés contre le mode capitaliste et d’où jaillit la contestation d’une société inhumaine.
D’autres régions se renouvellent, comme la Gaume qui, avec Albert Yande et son Djan d’ Mâdi (1957), réalise un classique de littérature. En pays picard, Géo Libbrecht, auteur reconnu, replonge dans ses racines dès M’n accordéïeon (1964) et offre un nouveau souffle à la poésie, à rebours de la forme traditionaliste portée, par exemple, par les auteurs du Royal Cabaret wallon de Tournai.
Aujourd’hui, la poésie en langues régionales de Wallonie perdure et continue de s’épanouir, même si le nombre de locuteurs actifs diminue inlassablement. La poésie de Jean-Marie Kajdanski, par exemple, présente un monde fragile mais duquel il est encore possible de s’émerveiller aisément. Son écriture parle de choses simples, avec des mots simples, avec une apparente facilité bien qu’on sente tout le travail de précision sous-jacent. Avec David André de La Louvière, notamment dans son recueil V 51 (2012), la poésie dénonce l’isolement, le repli sur soi, l’exclusion que peuvent créer la technologie et les mondes virtuels. Il s’engage pleinement contre l’individualisme, les inégalités de la société d’aujourd’hui. Dominique Heymans, avec Pleuves (2017), s’interroge sur les vertus de la pluie, sur les rapports complexes que l’on entretient avec elle, et sur la richesse qu’elle offre à ceux qu’elle arrose, dans une langue imagée et aux belles sonorités. Depuis 2018, le Picard André Leleux est devenu une autre référence, parvenant à faire partager des émotions fortes et vives, heureuses ou tristes, avec une grande sobriété et des mots savamment choisis.
La prose
Les écrits en prose arrivent tardivement. Ils précèdent la poésie à Mons, avec Charles Letellier et Henri Delmotte, fins observateurs des Montois. Mais le premier vrai roman en prose, Li Houlot (1888) est du Liégeois Dieudonné Salme. Il conte de manière dynamique la vie d’un quartier de Liège : Outremeuse. Plusieurs tentatives malheureuses se succèdent en Wallonie : faits de mœurs, anecdotes folkloriques, événements liés à la vie personnelle ou paroissiale, la prose est d’abord strictement descriptive, très ancrée dans l’anecdotique. Les conteurs de terroir peinent à se défaire du pittoresque et du savoureux.
Henry Raveline, pseudonyme de Valentin Van Hassel, conteur borain de Pâturages, s’abreuve à la tradition orale pour la faire vivre sur papier. À Liège, il faut attendre François Renkin pour trouver un artiste qui, comme Henri Simon en poésie, élève le genre à un haut niveau d’exigence, avec simplicité et densité dans l’écriture, avec un style naturel, juste et infaillible. Arthur Xhignesse, habitué des concours, a produit Boule-di-Gome (1912), triste histoire d’un enfant de pauvres. Jean Lejeune, avec quelques nouvelles comme Cadèt (1921) et Avå trîhes èt bwès (1948), est un fin observateur du monde animal, qui se spécialise dans la description minutieuse de chaque chose.
Mais c’est dans la région namuroise que le genre prend toutes ses lettres de noblesse : Joseph Calozet s’appuie sur une véritable culture wallonne pour faire évoluer ses personnages dans Li brak’nî (1924), Pitit d’mon lès Ma-tantes (1929), O payis dès sabotîs (1933), Li crawieûse agasse (1939), tétralogie ardennaise. Il avoue chercher avant tout à documenter la vie en Wallonie, en relatant la vie de personnages qui ont réellement existé. L’auteur s’efface pleinement derrière la matière qu’il présente, avec une langue simple, juste et harmonieuse, mais ses écrits, grâce à une parfaite maitrise de la langue et des valeurs propres de celle-ci, suscitent l’émotion.
À la suite de Calozet, les conteurs de grande valeur se multiplient. Marcel Fabry, à Liège, avec Li hatche di bronze (1937), cherche des perspectives nouvelles, en variant le temps et l’espace de ses récits. Il emploie des moyens narratifs variés pour inviter le lecteur à prendre part à la construction du récit. Il présente surtout des considérations sociales et des interrogations qui, bien qu’elles soient transposées dans un autre espace-temps, parlent aux Wallons et aux Wallonnes.
À Châtelet, Émile Lempereur, dans Discôpé dins in coeûr (1938) et du tchèrbon dins lès flates (1941) et Louis Lecomte, surtout dans Ramâdjes (1942), proposent une technique neuve : le découpage de l’action en tableaux successifs. Il s’agit presque d’une écriture cinématographique, multipliant les points de vue et permettant de mieux cerner les réactions des personnages.
Le Dinantais Auguste Laloux s’applique au récit bref dans Lès Soçons (1966) et surtout Li p’tit Bêrt (1969). Son mode d’expression, qui emploie le monologue intérieur, qui use de phrases nominales, qui mélange style direct et indirect, transpose particulièrement bien la pensée à l’écrit.
Willy Bal, de Jamioulx, produit de nombreux écrits en prose qui touchent par leur vérité et la force de ce qu’ils évoquent, tantôt profondément ancrés dans leur terroir et dans la culture wallonne, tantôt ouvertement marqués par des événements historiques, comme la guerre : Fauves dèl Tâye aus fréjes (1956), Warum Krieg ? (1996), Djon.nèsse a malvô (2001) complètent une production poétique déjà imposante. L’écriture y est soit rêveuse, soit forte et revendicatrice, mais toujours remplie d’émotions qui naissent d’une belle utilisation du wallon.
En picard, les auteurs se multiplient également, usant de thèmes sociaux, avec le souhait de dénoncer une société qui ne fonctionne pas toujours très bien. Florian Duc, de Blaton, emploie le roman rimé pour décrire la vie d’une famille de mineurs dans De ç’ temps-là, Julie… Juliette (1976). La forme courte, comme le conte ou la fable, y sont courants. Pierre Ruelle, dans ses Contes borains (1990), ancre ses histoires dans une localité et dans une réalité culturelle typiquement boraine, dans un style direct, parfois enfantin, parfois proche des harangues des chansons de geste.
Plus récemment, les écrits de Rose-Marie François, originaire de Douvrain-Baudour, font la part belle à l’expression du moi, dans Et in picardia ego (2008) et Les Chènes (2013). L’autrice y revient sur des souvenirs vécus, qu’elle parvient à rendre aussi vivants que s’ils étaient vécus par le lecteur lui-même. Le traitement du souvenir est particulier, car c’est la temporalité de l’individu qui prime et non celle des faits.
Dans les productions les plus récentes, on citera Chantal Denis, Émile Gilliard, Jean-Luc Fauconnier, Guy Fontaine, Laurent Hendschel, Jeannine Lemaître, Lucien Mahin, Lucien Somme, Joëlle Spierkel, Joël Thiry, Jacques Warnier, qui parviennent à renouveler les genres et les thèmes évoqués, qui parviennent à s’ouvrir aux autres littératures régionales et à plonger leurs récits dans l’époque la plus contemporaine, en envisageant des problématiques actuelles.
Quelques auteurs, comme Robert Arcq, Pierre Faulx et Paul Mahieu, se sont essayés au genre des aphorismes, et notamment du côté du picard. Toute une génération perpétue la tradition du conte populaire et de la nouvelle, à travers toutes les régions : Daniel Barbez, André Capron, Lisa Dujardin, Jean-Luc Geoffroy, André Henin, Bernard Louis, Henry Matterne, Annie Rak, Roland Thibeau. Nombreux sont ceux qui s’adressent aujourd’hui à la plus jeune génération, notamment sous l’impulsion du Service des Langues régionales endogènes et de sa collection Lès Bab’lutes. Des projets d’écriture collective englobant les différentes langues d’oïl ont également vu le jour, grâce à l’action menée par la revue MicRomania, comme avec Voyage en Oïlie (2015).
Enfin, la littérature en langues régionales de Wallonie n’est pas hermétique aux autres littératures et les adaptations fleurissent. C’est surtout vrai à propos du théâtre, pour lequel les vaudevilles à succès sont repris presque tels quels, mais c’est aussi le cas pour la littérature en prose. La transposition vers les langues régionales présente une particularité : celles-ci étant fortement imagées et pleinement marquées par leur culture, il est nécessaire de se réapproprier le texte dans son langage, sous peine de faire œuvre inutile. Beaucoup l’ont bien compris et on citera l’adaptation de Colline de Jean Giono par Émile Gilliard sous le titre Su lès tiènes (1990), Aline de Charles-Ferdinand Ramuz par Willy Bal (1998) ou encore Mêsse Houbièt de Maurice Delbouille (écrite en 1939 mais publiée en 2005), adaptée à partir de la Farce de Maistre Pathelin. On retiendra l’adaptation de textes sacrés ou apocryphes par Joseph Mignolet, Jean-Marie Lecomte ou Jean Bosly.
La chanson
La chanson, genre plébiscité, s’est détachée progressivement de la poésie au fil du 20e siècle. Elle est longtemps restée cantonnée dans un registre conventionnel, encouragée par la production des nombreux cabarets wallons et d’auteurs à succès : Adolphe Wattiez, Lucien Jardez, Éloi Baudimont du côté de Tournai, Auguste Boon, Louis Lagauche, Émile Lambert, Henriette Brenu, les frères Sullon, du côté de Liège, le célèbre Bob Deschamps dans la zone carolorégienne. Cette chanson ne suit pas vraiment l’air du temps mais perpétue une tradition bien établie. Il faut attendre les années 1970 et l’essor planétaire de la World music et de l’ethnomusicologie pour qu’un nouveau souffle apparaisse chez nous. Julos Beaucarne fait office de figure emblématique à ce sujet, suivi bientôt par toute une génération d’auteurs à texte. Les styles musicaux se diversifient progressivement : de la musique jazz et du blues au country blues, en passant par le rock et le hard rock, la folk song voire le slam. Retenons bien entendu Elmore D, qui s’illustre dans le blues, ou Guy Cabay et sa bossa-nova wallonne.Certaines formes surprennent parfois, telles celles de Viktor Hublot, reprenant en 1985 Li p’tite gayole ou Piron n’ vout nin danser dans un style électronico-dance assez déconcertant. Dans les années 1980, plusieurs interprètes ne craignent plus de s’afficher comme strictement régionalistes. C’est le cas de Daniel Barbez en picard, de Jean-Claude Watrin, pour la Gaume, de Jacques Lefebvre, brillant parolier liégeois aux thématiques sociales, et de William Dunker qui connait un succès retentissant au cœur des années 1990 à la suite de son album Trop tchôd (1986)… Longtemps, c’est le Prix de la Chanson wallonne, organisé conjointement par l’Union Culturelle wallonne et la RTBF qui a révélé la plupart des chanteurs connus. Aujourd’hui, conscients du patrimoine musical wallon, plusieurs musiciens choisissent de revisiter le répertoire traditionnel et s’en inspirent pour leurs propres compositions : Marc Malempré, Rémi Decker, La Crapaude, Xavier Bernier, Solia…L’évolution du théâtre
Genre plus oral, le théâtre, tout comme la chanson, va conserver un niveau de popularité intense, particulièrement auprès du public qui ne sait ni lire, ni écrire. La production se signale plus par sa quantité que par sa qualité : n’ayons pas peur d’évoquer le chiffre impressionnant de 8.000 pièces, mais de tous les styles.
La voie tracée par Édouard Remouchamps au siècle précédent est celle de l’observation réaliste et populaire. Répondant aux souhaits du public plus qu’à un souci d’élévation, la plupart des auteurs ne quittent pas la veine de la comédie, privilégiant souvent le comique de situation au comique de caractère. Henri Hurard est habile à marier l’intrigue et la thèse, à joindre comique et sérieux. Nicolas Trokart peint avec réussite les mœurs et les âmes, surtout autour du thème de l’amour et du mariage.
Avant 1940, le théâtre parvient surtout à donner un reflet de la vie en Wallonie. Et bien que la période d’entre-deux-guerres voit la prédominance du théâtre psychologique et la création de plus en plus récurrente d’opérettes wallonnes, voire franco-wallonnes, ces nouvelles voies, proposées par Joseph Mignolet, Marcel Launay, Théo Beauduin et Michel Duchatto, n’offrent pas un renouvellement total. On ouvre le théâtre vers de thématiques sociales, vers des formes plus avant-gardistes, comme avec Franz Dewandelaer, Émile André-Robert ou George Fay.Au lendemain de la guerre, la comédie en langue régionale sort quelque peu des sentiers battus avec l’humour noir de Charles-Henri Derache, la rigueur psychologique de François Masset, le réalisme de Louis Noël, puis quelques tentatives de renouvellement psychologiques chez Jean Rathmès ou chez Léon Warnant (sous le pseudonyme de Léon Noël). Certaines pièces antiques ou étrangères sont adaptées. On retiendra par exemple L’acopleûse de Hicter, écrite à partir de La Célestine de Rojas, ou Li Harloucrale de Maquet, inspirée de Nicolas Machiavel. D’autres se tournent vers l’exploitation de la langue, comme Maquet, vers l’Histoire, comme Jean Targé, Marcelle Martin, Albert Lovegnée, vers la contestation politique et sociale, comme Rathmès ou Eugène Petithan. L’utilisation de la radio et de la télévision permettent toutes les audaces et offrent la possibilité de sortir du cadre convenu des pièces en un ou trois actes, du lieu unique, du nombre limité d’acteurs.
Mais malgré ces tentatives, il faut constater que le théâtre wallon s’essouffle. En cherchant sa voie, il a aussi perdu une partie de son public, qu’il tente encore et toujours de séduire avec des productions convenues. Les pièces les plus novatrices déplaisent, on leur préfère des succès simples – vaudevilles, énigmes policières, intrigues attendues. Heureusement, quelques auteurs continuent à œuvrer au renouvellement du genre : Jacqueline Boitte, Christian Derycke, Thierry de Winter, Léon Fréson, Guy Fontaine, Richard Joelants, Michel Robert, Georges Simonis, Roland Thibeau, Jacques Warnier, Jean-Marie Warnier.
De nouveaux genres : la BD
Plus récemment, la littérature en langue régionale s’est diversifiée. Spontanément, le rapprochement avec la BD, genre très développé chez nous, s’est effectué. Dans un premier temps, c’est par le biais de l’illustration que les dessinateurs sont sollicités. L’essai le plus ancien est celui de Jean-Guillaume Levaux, à la fin du 19e siècle, à partir de Max und Moritz de Wilhelm Busch.
Joseph Gillain, dit Jijé, bien connu pour avoir dessiné Spirou à ses débuts, illustre les premiers Cahiers wallons des Rèlîs Namurwès dès 1937.
Mais il faut attendre les années 1970 pour que les premières créations en langues régionales apparaissent. La première d’entre elles est Lès deûx maurticots (1971) de Sabine de Coune et Auguste Laloux, puis vient Jules Flabat, de Jodoigne, avec Fîrin conte lès Arsouyes (1971) et Fîrin èt lë Mannëken-Pis (1973). L’essai le plus célèbre est l’adaptation des Bijoux de la Castafiore en picard par Lucien Jardez sous le titre Les pinderleots de l’ Castafiore (1980), paru chez Casterman. Simultanément, François Walthéry et Raoul Cauvin, avec l’aide de Jeanne Houbart-Houge, publient Li vî bleû aux éditions Dupuis. Le succès de ces ouvrages encouragent plusieurs productions : Lètes di m’ molin (1984) par Mittéï et Paul-Henri Thomsin, Zanzan sabots-d’ôr å payîs dès sotês (1988), illustré par Mittéï, s’inspire d’un conte de Jean Bosly, Li p’tit bout d’ chique (1989) par Walthéry et Houbart-Houge. De nombreux albums en français (Gaston, Martine, Natacha, les albums de Jean-Claude Servais, Le Chat de Geluck, Les Simpson, Astérix, Pierre Tombal, les Schtroumpfs) ont connu, comme Tintin, des adaptations en wallon ou en picard.
Enfin, plus récemment, certaines productions ont été directement réalisées en langue wallonne : la série Coquia et Mésse coq (2002, 2007, 2013 et 2020) par Jean-Luc Fauconnier et Jacques Raes ou Djustin Titorval (2011) par José Schoovaerts et Joël Thiry.
Conclusions
Avec les lettres occitanes, la littérature en langues régionale de Belgique romane est sans conteste le type le plus achevé des littératures dialectales gallo-romanes. La quantité de pièces, surtout écrites au 19e et 20e siècles, et la qualité de certains écrits, capables de donner au terroir une expression artistique irremplaçable, en font la valeur. La simple consultation de l’Anthologie de la littérature wallonne de Maurice Piron suffit à s’en rendre compte. En Belgique romane, la littérature de langue régionale, qu’il s’agisse de théâtre, de poésie ou de prose, a connu des courants, des mouvements, des évolutions qui lui sont propres.
Au terme de plus de quatre-cents ans d’existence, elle doit craindre une crise majeure : celle d’un désamour du grand public et, pire, d’une certaine indifférence de la part des Wallons eux-mêmes. Alors qu’elle a été révélée internationalement et qu’elle continue d’intéresser des universités étrangères de renom, on craint de voir disparaitre sous peu la dernière chaire qui lui est consacrée en Belgique, à l’Université de Liège. Les auteurs actuels, eux-mêmes, par méconnaissance de ce que leurs prédécesseurs ont produit, s’inspirent parfois de sources plus accessibles mais moins fidèles à la langue, au risque de réinventer la roue. Il faut saluer le travail mené par certaines sociétés et institutions. La Société de langue et de littérature wallonnes continue d’éditer chaque année des auteurs contemporains dans sa collection Littérature dialectale d’aujourd’hui. Le Comité roman du Comité belge du Bureau Européen pour les langues moins répandues (CROMBEL) édite également des auteurs contemporains issus de toutes les zones linguistiques de la Wallonie.
Heureusement, les langues régionales de Wallonie ne souffrent plus du complexe d’infériorité face au français. Les plus jeunes générations ne portent plus envers nos langues régionales un regard dépréciatif et pourront, s’ils y ont accès aisément, faire fructifier tous ces textes devenus, par leurs qualités esthétiques et leur contenu, intemporels[11].
© Baptiste Frankinet, juillet 2022
Nous remercions le Musée de la Vie wallonne pour le travail de recherche iconographique.
Notes :
Le référencement des auteurs et des œuvres en langues régionales sur Objectif plumes est toujours en cours. Dès lors, tous les auteurs et les œuvres citées dans cet article ne disposent pas encore de fiches.
[1] Le cramignon est d’abord une danse populaire liégeoise. C’est une longue farandole conduite par un meneur. Ensuite, le mot a désigné le texte chanté qui accompagne cette danse. La structure de ce texte est simple : chaque strophe y est répétée selon un schéma AB BC CD, etc.
[2] La pasquèye est une courte pièce d’humeur, destinée à critiquer ou caricaturer un personnage célèbre ou une situation, sur un air connu de tous.
[3] On consultera Maurice Piron, Inventaire de la littérature wallonne des origines (vers 1600) à la fin du XVIIIe siècle, Liège, Gothier, 1962, et son complément paru en annexe dans Jean Lechanteur et Camille Meessen, La conférence de Limbourg, un poème wallon de 1633, Liège, Musée de la Vie wallonne, coll. « Nos dialectes », 13, 2017, p. 51-53.
[4] Au sujet de cet opéra en particulier, on pourra lire l’étude que la Société de langue et de littérature wallonnes lui a consacré dans Le deux cent cinquantième anniversaire de l’opéra wallon « Li voyèdje di Tchaufontainne » (1757), Liège-Chaudfontaine, Société de langue et de littérature wallonnes, coll. « Mémoire wallonne », 12, 2008.
[5] À ce sujet, on lira avec intérêt l’étude d’A. Maquet : Albert Maquet, « Nostalgie de la patrie perdue dans l’évocation de son emblème campanaire, Li Côparèy(e), poème en wallon liégeois (1822) de Charles-Nicolas Simonon », dans Cloches et carillons, Bruxelles, Ministère de la Communauté française de Belgique, 1998, coll. « Traditions wallonnes », p. 435-481.
[6] Maurice Piron, Clartés sur les lettres wallonnes contemporaines, Paris-Tournai, Casterman, 1944, p. 18.
[7] La Société, après une première modification en Société de Littérature Wallonne, se nomme aujourd’hui Société de Langue et de Littérature Wallonnes. Cf. sllwallonnes.wordpress.com
[8] Maurice Piron, Anthologie de la littérature wallonne, Liège, Mardaga, 1979, p. 259.
[9] Émile Lempereur, Du renouvellement des sources d’inspiration dans la poésie wallonne : rapport présenté au Congrès de littérature et d’art dramatique wallons de Charleroi, Charleroi, F. Collins, 1933.
[10] La plus connue des traductions est l’anthologie éditée par Yann Lovelock, The Colour of the weather, London, the Menard Press, 1980.
[11] Le lecteur pourra trouver facilement toutes les productions littéraires wallonnes, picardes, gaumaises et champenoises au sein de la Bibliothèque des Dialectes de Wallonie, située au cœur du Musée de la Vie wallonne. Toute consultation peut se faire par l’intermédiaire de l’adresse bdw@viewallonne.be.