Le nouveau livre d’Adeline Dieudonné, Kerozene, paraît ce 1e avril aux Éditions de l’Iconoclaste. À cette occasion, nous avons rencontré l’autrice belge pour faire le point sur ce nouveau titre, son parcours et ses différents projets.
Adeline, qu’est-ce qui brule ou pourrait bien bruler dans Kerozene ? Pourquoi ce titre ?
L’idée du titre m’est arrivée à la fin du processus d’écriture et je cherchais quelque chose qui était dans le champ lexical de la station-service, des énergies fossiles. J’avais pensé un moment à Fossiles, parce qu’il avait ce double sens par rapport au personnage de Monica et aux vieux : qu’est-ce qu’on fait des personnes âgées en fin de vie ? Kerozene, je trouve que c’est un beau mot, graphiquement il rend bien aussi. Et puis il y avait cette idée de la station-service qui est à l’image de notre civilisation. On sait qu’on arrive à la fin, en tout cas on mesure l’absurdité de notre mode de fonctionnement. Et pourtant, nous dépendons toujours des énergies fossiles. Les personnages convergent dans cette station-service et c’est grâce à elle qu’ils vont poursuivre leur route. On sait que c’est la fin, on sait que ça va péter d’une façon ou d’une autre et qu’on devrait vraiment passer à autre chose, mais on n’y arrive pas, c’est une espèce d’impuissance… Toutes ces thématiques traversent le livre ! Et puis j’adore les stations-service, il y a quelque chose de magique dans cette atmosphère. Là, avec la forêt autour, on sent que c’est une espèce de bastion de l’humanité qui veut tout contrôler, tout bétonner. Il suffirait de pas grand-chose pour que la nature reprenne le dessus ou que la station-service mette le feu à la forêt, il y a cette espèce d’affrontement, de dualité qui est intéressante.
Le cadre de Kerozene est important : une station-service… C’est la nuit aussi.
Il y a moins de monde et il y a aussi l’aspect toujours un peu menaçant de la nuit. J’aime bien la nuit parce qu’on sent aussi que tout est possible surtout dans les stations-service. Les gens qui vivent la nuit ont quelque chose de plus mystérieux, d’un peu dangereux. Et puis c’est un soir d’été, les corps sont dénudés. On n’a pas cette contrainte de s’habiller chaudement, mais on est plus exposé aussi. J’adore ces atmosphères ! J’ai passé du temps dans une station-service la nuit pendant l’écriture, juste pour aller observer tout ce qui arrive, et c’est fascinant. Tout le monde passe par une station-service, il n’y a aucune barrière sociale, sauf les ultra précaires qui n’ont pas accès à un véhicule, mais on peut vraiment rencontrer toutes les couches de la population. Et puis il y a quelque chose de l’ordre de la procession, d’un peu religieux aussi dans ce rituel d’aller donner à boire au moteur, à la voiture. Surtout, c’est fascinant d’observer ces gens en mouvement, d’où ils viennent, où ils vont. C’est intéressant de les observer dans ce contexte-là.
Dans une station-service, il y a aussi le rituel de la boisson qui peut être prétexte à des rencontres aussi. On retrouve ce motif dans pas mal de tes textes, c’était déjà le cas dans ta nouvelle Amarula[1]
Oui, et d’ailleurs, je ne sais pas si tu l’as remarqué, mais Juliette de la station-service, c’est la Juliette d’Amarula…
Et Monica, que l’on croise ici, est bien la Monica de La Vraie vie ?
Oui !
Dans Brûler, brûler, brûler de Lisette Lombé, un autre livre paru aux Éditions de l’Iconoclaste, on retrouve la même énergie que dans Kerozene, une certaine forme de colère aussi. Cette parenté est-elle évidente pour toi ?
En tout cas, je trouve fabuleux ce qui se passe pour l’instant à l’Iconoclaste, ce groupe d’auteurs qui est en train d’émerger. On s’entend super bien et il y a une belle énergie : on n’est pas du tout dans des rapports de concurrence. Je m’entends super bien avec Cécile Coulon, de temps en temps j’échange un mail avec Jean-Baptiste Andréa… Avec Lisette, c’est rigolo, on vient justement d’échanger des messages sur Facebook : on ne s’est jamais rencontrées, mais on aimerait bien. En tout cas, je crois que c’est générationnel : on est une génération en colère, forcément.
J’aimerais parler aussi de ce qui peut ressembler à un antagonisme, cette terrible incompréhension entre les personnages masculins et féminins…
Ah, tu n’es pas la première personne qui me dit ça pour Kerozene, mais je ne suis pas d’accord… Le personnage de Joseph est doux, il est gentil : c’est un super beau personnage et il pleure. Mais justement, c’est peut-être une manière de façonner le réel : j’instaure des personnages tels que j’aimerais en voir dans la vie, à savoir des mecs qui pleurent et qui ne répondent pas forcément aux impératifs et aux injonctions de la virilité, cette masculinité hégémonique qu’on a tous en tête. J’ai envie qu’ils existent et que ce soient de beaux personnages, des personnages positifs. Après, il y a des cons aussi bien sûr : Loïc est un personnage plutôt négatif, mais les filles ne sont pas en reste non plus. Chelly, qui est une grande prédatrice, épouse justement ce profil viriliste. Quand j’écris, je n’essaie pas du tout de dénoncer quoi que ce soit ou de faire passer un message, mais je pense que le problème fondamental dans les rapports de domination – que ce soit du patriarcat et de la domination masculine, du racisme, de la grossophobie, de l’homophobie – c’est toujours un problème d’image de l’homme supérieur, un homme idéal qui serait grand, musclé, fort, riche et qui cacherait ses émotions. Cela fait des victimes à tous les niveaux et aussi chez les hommes. Vous en êtes victimes parce que vous devez répondre à des injonctions qui sont de toute façon paradoxales et qui sont nuisibles. Pour plein de mecs, c’est ultra pénible.
Le personnage de Pupute, je le trouve hyper touchant : c’est un pauvre mec qui n’a pas eu de chance et qui était à la rue. Avec cette nana qui l’a ramassé, il est dans un rapport de domination suprême, il est l’esclave de cette femme. Donc non, je ne suis pas du tout en train d’opposer les hommes et les femmes, je n’ai pas un regard négatif sur les hommes. Par contre, j’ai un regard négatif sur la masculinité toxique. Et quand je mets en scène un personnage comme Loïc qui harcèle les femmes sur les réseaux sociaux et qui leur fait fermer leur compte Twitter, c’est au système de domination patriarcale que je m’en prends, pas aux hommes.
C’est manifeste bien sûr avec les personnages de Sébastien et de Mauricio, un beau couple d’hommes. Lorsqu’ils passent la soirée chez Juliette, il y a aussi la scène troublante avec Damien et la truie… La ressemblance avec la nouvelle Plumes, de Carver (NB : il s’agit d’un texte publié dans Raymond Carver, Les vitamines du bonheur, Stock, 1995) est-elle fortuite ?
C’est fou que tu me parles de ça, parce que j’ai lu cette nouvelle au moment où j’ai écrit le texte avec Sébastien et Mauricio, elle m’a vraiment inspiré l’idée d’un diner chez des gens et puis que quelque chose d’étrange survienne. Deux choses se sont télescopées : à ce moment-là, j’ai vu aussi un documentaire de France 5 sur les abattoirs. Ils n’ont montré aucune image des abattoirs. Des gens qui y ont travaillé témoignent, ils parlent de leur boulot, et ils sont fracassés : tuer des animaux toute la journée, c’est traumatisant, personne ne sort indemne de ça. Donc, il y a eu au même moment cette nouvelle des Vitamines du bonheur et le documentaire : j’avais envie d’imaginer comment un homme qui tuait des animaux toute la journée pouvait se comporter le soir chez lui.
Mais tu n’en restes pas au constat de l’abject et de la personne fracassée. Tu révèles aussi le besoin de tendresse de tes personnages et leur générosité. Le mot nouvelles fait peut-être peur à certains éditeurs et libraires. Quel terme devons-nous utiliser pour désigner Kerozene : parles-tu d’un roman, d’un recueil ?
J’adore les nouvelles et j’en lis depuis que je suis toute petite. Guy de Maupassant, Arthur Conan Doyle, Raymond Carver, Patricia Highsmith… J’adore ce format et je l’assume pleinement. À la base l’idée c’était de publier un recueil de nouvelles, et puis l’objet s’est transformé : j’avais envie qu’il y ait des connexions et cette station-service est arrivée, qui a permis que les textes soient reliés entre eux. Ce n’est plus vraiment un recueil de nouvelles. Maintenant il y a des gens qui le considèrent comme un roman : les gens se l’approprient et ils en parlent comme ils veulent. En tout cas, dans la façon dont je l’ai écrit, ce n’est pas un roman. J’ai vécu cela comme une mosaïque de personnages, un feu d’artifice dans lequel j’ai créé de la cohérence. Il fallait que tout cela s’harmonise. J’ai retraversé aussi les textes en fonction de l’ordre dans lequel ils étaient placés pour que cela crée un tout.
Kerozene est une belle mosaïque et sa cohérence est évidente. Certains portraits toutefois peuvent être lus indépendamment du reste – « Alika » compte d’ailleurs parmi les plaquettes de la Fureur de lire 2020[2]. « Victoire » par contre, laisse le lecteur sur de nombreuses interrogations. Ce n’est que plus loin, dans la partie intitulée « Victoire II », que l’on découvre le drame à l’origine de l’aversion du personnage pour l’eau et les dauphins. A l’été 2020, tu avais déjà écrit la première partie de « Victoire» , qui laisse le lecteur sur pas mal d’interrogations. Mais avais-tu déjà écrit la suite ?
Non, pas encore, mais je l’avais en tête. Quand j’ai écrit « Victoire I », je savais ce qui était arrivé à Victoire et pourquoi elle déteste les dauphins. Mais je n’avais pas encore écrit la deuxième partie. Carver fait ça de temps en temps : juste dresser un portrait de personnage. Il n’y a même pas d’histoire, on a juste une espèce d’instantané, comme une photo… Mais dans Kerozene, elle dénotait un peu parce qu’effectivement on se disait : « ok, on nous a présenté le personnage, mais on n’a pas d’histoire »… Cette histoire, je rechignais à l’écrire parce que je savais que ce serait dur. Quand ce qui arrive à mes personnages est difficile, c’est difficile pour moi de l’écrire. C’est donc le dernier texte que j’ai écrit. Je crois que je l’ai écrite en décembre, cette partie-là. C’est une nouvelle qui met mal à l’aise, c’est extrêmement délicat. Comment amener les éléments, comment les expliquer sans aller dans le détail sordide, sans aller trop loin tout en montrant l’atrocité de la situation ? Au moment où je vous ai envoyé la première partie pour la Fureur de lire, je venais de l’écrire et c’était une nouvelle qui pouvait exister pour moi en tant que telle. Je voulais que ce soit juste un portrait, je trouve ça chouette aussi cette espèce d’écriture photographique.
De fait, l’histoire de Victoire percute le lecteur. La scène du bassin est terrible, mais tu ne dis rien de ce que les personnages ont dans la tête. On prend toute la noirceur si on veut, mais tu ne nous assommes pas, tu nous permets de respirer… Et le personnage de Victoire va la porter cette noirceur. Son prénom, tu l’as voulu emblématique d’une forme de revanche ?
Cette question du prénom, on me l’a beaucoup posée avec La Vraie vie, parce que la petite n’avait pas de prénom et beaucoup de personnages dans le livre n’étaient pas nommés ou avaient juste un surnom : Champion, la Plume, le père, la mère… Mais non, en général, je prends le premier prénom qui me vient à l’esprit. J’évite aussi de donner des prénoms de personnes qui me sont proches, parce que je ne veux pas que ça prête à confusion avec mes intentions. Ce sont souvent des prénoms assez banals : Julie, Juliette, Joseph, Sébastien, Damien… J’essaie juste que cela soit cohérent avec l’âge qu’ils ont. Pour Victoire, j’avais envie d’un prénom qui soit moins marqué géographiquement. Victoire me parait répandu dans toute la francophonie et sur tous les continents, alors que Julie me parait très localisé.
Y a-t-il des auteurs et autrices avec lesquels tu te sens une parenté ou qui incarnent ton idéal d’écriture ?
Sur l’écriture de Kerozene, j’ai lu pas mal Raymond Carver et Patricia Highsmith. J’ai lu aussi Otessa Moshfegh, Nostalgie d’un autre monde : c’est incroyable à quel point je me suis retrouvée dans ses nouvelles. Récemment j’ai lu aussi Là où chantent les écrevisses, de Delia Owens – c’est hallucinant les liens que j’ai découverts avec La Vraie vie. Et puis il y a toute la collection Gallmeister, le côté Nature Writing…
C’est pour cela que Chelly rêve du Montana ? Cela dit quelque chose de tes goûts en littérature ?
Bien sûr ! Je me retrouve tout à fait dans l’obsession de François Busnel avec sa revue America. Je ne suis jamais vraiment allée à la découverte des États-Unis, mais je ressens une véritable influence culturelle. Il y a une espèce d’image d’ Épinal que je n’ai pas envie de briser en allant trainer mes baskets là-bas, je veux rester dans le fantasme. Et puis j’aime bien ramener ça ici. Cette atmosphère, on la retrouve chez nous aussi. D’ailleurs, Chelly le dit : elle va dans les Ardennes et elle espère y trouver un petit bout de Montana. C’est sans doute pour ça que les récits américains me fascinent : cela ressemble fort à ce qu’on a chez nous, en plus grand et en plus spectaculaire.
Pour les influences, Thérèse Raquin n’est jamais loin de ma table d’écriture, et de temps en temps je lis quelques pages. J’aime beaucoup Zola, sa façon d’écrire les choses, d’utiliser les adjectifs.
Sinon, on a déjà une chouette bande ici en Belgique, avec Myriam Leroy, Jerôme Colin, Eric Russon, Sébastien Ministru, Victoire de Changy, Lisette Lombé, Geneviève Damas, Barbara Abel, Isabelle Wéry et Thomas Gunzig évidemment… C’est quand même un beau vivier et ce sont des gens que j’aime bien humainement. Ce qu’ils font dans des registres très différents m’inspire. Les humoristes aussi m’inspirent beaucoup. Je vais voir ce qui se passe sur la scène belge, du côté du Kings of Comedy Club, des gens comme Guillermo Guiz et Alex Vizorek. Leur écriture m’inspire, le côté punchline, le côté efficace, l’humour qu’on peut mettre dans une simple description… Je n’ai pas leur talent, mais j’envie ce qu’ils font : trouver la bonne image, faire cet exercice de concision. Quand je décris les parasols qui sont dans leurs housses bleues comme des bougies sur un gâteau rassis, je n’ai pas besoin de faire une longue description, les gens ont compris : c’est déprimant, il y a du plastique. Je n’ai pas besoin d’en rajouter dans les adjectifs pour que les gens comprennent. Les humoristes font ça super bien !
Cette concision dans l’écriture et cette attention à la force des mots, elles étaient là très tôt pourtant, comme en témoigne Amarula, l’un de tes premiers textes qui fut Grand prix du concours de nouvelles de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Peut-être parce que dès le départ j’ai été inspirée par cette forme d’écriture. C’est Thomas Gunzig qui m’a encouragée à écrire, et donc forcément, j’ai imité ce qui me plaisait dans son style à lui. Je n’ai aucun mal à l’admettre. J’adorais ses romans et ses chroniques pour la radio. Au début, on se dit : je vais essayer de faire comme… Ça aide. Au fur et à mesure, les influences se mélangent, et c’est alors qu’on trouve son style et qu’on devient unique. J’ai essayé de faire comme Thomas Gunzig, comme Guilermo Guiz, comme Stephen King… Ce qui est chouette aussi, c’est que cela s’alimente. Dans les humoristes, j’aime aussi Marina Rollman, Fanny Ruwet, Florence Mendez… En fait, c’était là dès le départ. Le premier texte que j’ai écrit était Bonobo Moussaka, et comme c’était un spectacle seule en scène, je l’ai presque écrit comme du stand up ou un spectacle d’humour. En tout cas, j’ai vite compris ce truc de me dire : ok, il faut des images, des comparaisons, des métaphores, des formules qui tout de suite vont percuter… Faire appel à l’intelligence des gens parce qu’en faisant ça, c’est eux qui habillent autour et qui convoquent leur propre imaginaire. L’important, c’est vraiment de se dire : je ne fais pas le travail à la place du lecteur. Je lui envoie juste des mots, des infos qui vont lancer sa machine à imaginer… Donc c’était là dès le départ, mais ce n’est pas de l’inné : c’est clairement en essayant de faire comme ceux que j’aimais bien.
Dans Kerozene, tu cites Romain Gary : « Je me suis enfin exprimé entièrement ». Rassure-nous, tu n’en es pas là ?
Non ! Je crois que j’ai encore des choses à dire…
Dans l’entretien que tu avais accordé à Anne-Lise Remacle pour le Carnet et les Instants en 2019[3], tu parlais d’un projet d’adaptation du Ventre idéal, avec Thomas Gunzig. Avez-vous abandonné cette idée ?
Non, non !!! On vient de terminer l’écriture du scénario, et maintenant on travaille avec Delphine Lehericey, une réalisatrice belgo suisse, et nous en sommes à la passation du bébé. Par contre, on s’est complètement éloignés du Ventre idéal… Ça n’a plus rien à voir avec l’œuvre originale, mais c’est chouette parce que du coup ça en fait une œuvre à part entière. J’avais envie d’aller aussi vers l’écriture de scénario et je n’osais pas me lancer toute seule. En le faisant avec Thomas, j’ai pu bénéficier de son expérience et de son assurance. Là, on a envie de commencer un deuxième truc parce qu’on travaille super bien ensemble, on va dans la même direction et c’est vraiment chouette.
Tu as un parcours atypique : pour la parution de La Vraie vie, tu passais chez François Busnel et tu as été adoubée de suite aux côtés d’Amélie Nothomb, la marraine de La grande librairie. Tu as reçu plusieurs prix, dont le prix Victor-Rossel. Ça n’a pas été trop difficile après ? Tu t’es retrouvée avec une grosse pression…
J’avais déjà trente-six ans quand mon roman La Vraie vie est sorti. Cela aide à avoir les pieds sur terre : j’avais déjà deux enfants et il y a quand même des choses qui font que je sais où est l’essentiel dans ma vie. Mais après, j’ai quand même vécu un rêve parce que j’ai eu en littérature tout ce que je n’ai pas eu et que j’aurais rêvé d’avoir en tant que comédienne. Je vis toujours un rêve d’ailleurs et je ne m’habitue toujours pas : c’est fabuleux, parce que je crois que si j’avais eu ce succès-là à vingt-deux ans, je n’aurais pas savouré la chance que c’est. Maintenant, il y a des moments où ça a été compliqué. Je me rappelle d’une soirée à Paris où j’ai fondu en larmes. Il y avait plein d’auteurs, c’était vraiment « the place to be » et j’ai craqué. C’était trop : j’avais passé ma journée dans des interviews à gauche et à droite, on m’avait jetée dans un Thalys, j’arrivais là… C’est vraiment un truc d’animal qui n’a pas l’habitude d’être autant sollicité. Et j’ai senti qu’à un moment les pleurs venaient : j’ai juste eu le temps de sortir. C’était un moment où le corps ou l’esprit te dit « stop, c’est trop ! ». On a à la fois une chance énorme et en même temps on a une limite. Mon éditrice est venue me réconforter et j’ai pu me calmer, redescendre… C’est sûr qu’au moment où tu écris le deuxième, tu es là avec trois cent mille paires d’yeux au-dessus de ton épaule. J’écrivais chaque mot en me demandant : « merde, est-ce que ça va plaire ? ». C’est pour ça que j’ai abandonné le projet de roman dans lequel j’étais et que je suis repartie sur des nouvelles, parce que là je retrouvais ma liberté. Je suis hyper contente en fait : avec Kerozene, je me suis sentie à cent pour cent libre et il y a zéro contrainte dans ce livre. C’est ça le plus important pour moi.
Notes :
[1] Cf. Adeline Dieudonné, « Amarula », dans Pousse-café, Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2017, pp. 12-19. Le recueil peut être consulté en PDF via ce lien
[2] Cf. Adeline Dieudonné, Alika, Fédération Wallonie-Bruxelles, 2020. Le texte est disponible en PDF via ce lien
[3] Cf. Anne-Lise Remacle, « Adeline Dieudonné : attention, autrice féroce ? », dans Le Carnet & Les Instants (n°202), 2019 : l’entretien est disponible en ligne sur cette page
© Marc Wilmotte pour Objectif plumes, mars 2021
© image de couverture de l’article : Céline Nieszwaer/Leextra/L’inconclaste