Lettres à Fernand Severin


RÉSUMÉ

Textes établis, présentés et annotés par Raymond TroussonÀ propos du livre

Trois jours seulement après les funérailles de Charles Van Lerberghe, décédé le 26 octobre 1907 à la clinique de la rue des Cendres et inhumé le 29 au cimetière d’Evere, son vieil ami Fernand Severin s’interrogeait déjà sur l’opportunité de publier les…



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Gand, 25 janvier 1888

Mon cher Poète,
Merci du livre que vous m'envoyez et du mot affectueux qui l'accompagne. Ce m'est de vous, que j'aime depuis longtemps entre tous, la meilleure des joies.
Ce qui me ravit dans votre art, c'est sa parfaite unité, la mer-veilleuse adaptation de votre forme à vos pensées, le fondu de vos vers. Vos nuages, vos sites, vos rythmes et vos mots «de rêve et de soir» sont bien de la pure essence de vos pensées.
Ils en ont la douceur triste, la rayonnante pâleur, la même sourdine de «voix célestes». Les unes se fondent dans les autres. C'est une sorte de matinale clarté, de mélodieuse atmosphère dont elles se revêtent et se pénètrent, où elles baignent, où elles se dégradent insensiblement en nuances, en sons effacés, en de subtiles affinités… C'est une espèce de jardin qui ressemble à vos pensées, et que j'adore; je ne sais pas comment spécifier la très spéciale impression que vous me donnez… En tous cas vous êtes un très parfait et admirable poète. Il me faudrait citer toutes vos pièces – cependant je veux tirer hors de pair : La Muse – Renaissance florentine – Les Rêveurs – Les Mort-nées – Adieux – A celle qui viendra – Le Vallon… et surtout Une enfant, pour moi, la plus mystérieuse perle du livre, un chef-d'oeuvre de virginalité [sic] réalisée – plein de trouvailles: «tes soeurs inégales – une de tes chansons pleine de roses blanches! – et tes nuits sont frugales! – allant par les chemins de mon triste alentour, etc... Et le seul mot d'aimer dérangerait ses plis!»
De vrais traits de maître.
Je vous félicite de tout coeur, mon cher Poète, et vous remercie encore de m'avoir donné cette occasion de vous témoigner ma haute estime et mon amitié.
C. Van Lerberghe.


[février-mars? 1889]

Mon cher Van Lerberghe,
Je viens vous remercie de l'envoi de votre drame Les Flaireurs un mois en retard. Nous nous sommes cependant beaucoup vus depuis lors, et j'aurais pu de vive voix vous dire ma gratitude. Il est certain que je suis d'une négligence rare, pour ne pas dire plus.
En lisant pour la première fois ce saisissant essai de théâtre nouveau, je me suis demandé si vous saviez bien la beauté de votre oeuvre… Il y avait surtout ce sous-titre: «Théâtre de fantoches» qui me gênait. Pourquoi ne vouloir mettre qu'au théâtre des fantoches cette chose grandiose?
J'avoue que cela me répugne encore un peu. Quant à la conscience de la beauté de votre drame, je suis certain, à présent, que vous l'aviez. Dans nos promenades du soir vous m'avez toujours paru tellement obsédé par le merveilleux, tellement ouvert comme un paysan à tous les ravissements et à toutes les épouvantes de l'inconnu surnaturel que je ne doute plus.
Pardonnez-moi de vous parler de vous-même, quand je ne devrais parler que de votre oeuvre, mais c'est qu'ici la personne de l'auteur commente son oeuvre. J'ai surtout [été] impressionné par ce qu'il y a de poignant et de «populaire» dans Les Flaireurs. Cette beauté de l'oeuvre anonyme du peuple, si étonnante dans certains chansons et dans certains contes, vous êtes peut-être seul aujourd'hui à l'avoir.
Cette imagination de simple d'esprit se montrait déjà dans les admirables vers que vous avez donnés au Parnasse de la Jeune Belgique. Mais là il y avait encore bien des artifices de forme, et c'était des «pièces de vers» comme tout le monde en fait, quoique plus belles. Mais Les Flaireurs ont cela de spécial qu'ils suggèrent l'idée d'un renouvellement du théâtre, et d'un art où la forme et l'artifice seraient tout à fait subordonnés à la conception de l'ensemble. Il me semble, en effet, que votre drame, même mal écrit, ne perdrait rien de sa grandeur.
Ne l'a-t-on pas comparé à des oeuvres de certains hommes du Nord, à de la littérature russe ou norvégienne? Il me semble pour ma part, voir des rapports. Même imagination douce et humble, angoissée par le mystère, et qui, sans rien de théâtral, arrive aux plus saisissants effets de théâtre.
Les coups frappés à la porte, toujours plus forts, sont une chose bien simple, mais qu'il fallait trouver! Et je suis sûr que vous l'avez trouvée sans beaucoup chercher.
Certains de mes amis étaient choqués des jurons et du langage populaire que vous faites parler à la «Voix». Je trouve qu'ils n'ont pas saisi tout le drame, et qu'il y a là une hardiesse heureuse. Ce n'est d'ailleurs pas la seule hardiesse de ce court et poignant drame, qui semble avoir été fait d'un coup et sans retouches comme les oeuvres vraiment grandes et fécondes. Et je vois là, encore une fois, les germes d'un théâtre nouveau.
On peut se demander la «nationalité» d'une si étrange oeuvre. Elle est à coup sûr d'un barbare, d'un homme du Nord. Est-elle flamande? Ce serait alors d'un Flamand inusité, d'un Flamand spiritualiste. Mais à coup sûr c'est quelque chose comme l'oeuvre d'un paysan, d'un simple d'esprit, qui serait un très grand poète.
Pardonnez-moi d'exprimer si mal, avec tant de décousu et d'hésitations, et de maladresse, l'admiration que j'ai vouée à ce très grand poète et croyez-moi votre bien attaché
Femand Severin


À PROPOS DE L'AUTEUR
Charles Van Lerberghe
Auteur de Lettres à Fernand Severin
Bien que conteur ou dramaturge à l'occasion, Van Lerberghe fut essentiellement un poète. Nul davantage sans doute que lui ne mérite l'étiquette de «symboliste». Admirateur fervent de Mallarmé et de Maeterlinck, il donne très vite à son oeuvre un style et un climat très personnels. Les poèmes de Solyane annoncent La chanson d'Ève, qui est son chef-d'oeuvre; ses pièces comme ses contes éclairent l'univers poétique qu'il habita: «un brouillard de lumière» où se distinguent à peine les ombres passantes de jeunes filles, symboles de rêves et d'idées. Charles Van Lerberghe naît à Gand le 21 octobre 1861. Après le décès de son père (en 1868), il vit les sept années suivantes avec sa mère et sa sœur Marie, d'un an sa cadette. De 1867 à 1870, il suit les cours élémentaires à l'Institut Saint-Amant, puis en août 1870, s'inscrit au Collège Sainte-Barbe, tenu par les Jésuites. En 1871, il interrompt ses études sans doute pour des raisons de santé. Le 19 septembre 1872, sa mère meurt. L'orphelin est mis en pension au Collège de Melle, à Gand, par son tuteur, l'historien d'art et folkloriste Désiré Van den Hove, par ailleurs oncle de Maurice Maeterlinck. L'année suivante, Van Lerberghe retrouve le Collège Sainte-Barbe à Gand où il est le condisciple de Maurice Maeterlinck et de Grégoire Le Roy. C'est là qu'il écrit ses premiers poèmes et notamment un cantique à L'immaculée Conception. De 1879 à mars 1882, il suit les cours de philosophie et lettres à l'Université de Gand, mais, ajourné, il abandonne les études universitaires (qu'il reprendra sept ans plus tard) et mène une existence tranquille de bourgeois nanti. Le 5 juillet 1886, Georges Rodenbach le présente dans La Jeune Belgique en même temps que Maeterlinck et Leroy; l'année suivante, les trois amis de Sainte-Barbe sont réunis à nouveau dans Le Parnasse de la Jeune Belgique. Les flaireurs, écrits en 1888 et publiés en 1889, sont représentés au Théâtre d'Art (Paul Fort) à Paris le 5 février 1892. En 1889, il s'est remis aux études à l'Université libre de Bruxelles, où il obtient (le 24 juillet 1894) le titre de docteur en philosophie et lettres (avec distinction). En 1895, il commence à écrire Entrevisions, publié en 1898. De 1889 à 1898, de la publication des Flaireurs à celle d'Entrevisions, aucun livre ne sera donc édité. Van Lerberghe habite Bruxelles, puis s'installe provisoirement à Bouillon avant d'entamer un voyage qui durera deux ans : Londres, Berlin, Dresde, Munich, Rome, Florence, Venise. En 1901, une idylle naît entre lui et Béatrice Spurs, une jeune américaine rencontrée à Venise. Ça a bien été mon premier véritable amour, écrit-il à Fernand Severin le 18 mai 1902, avant de retourner à Bouillon. La chanson d'Ève est publiée en 1904. En septembre 1906, en visite chez G. Le Roy à Molenbeek Saint-Jean, il est terrassé par une congestion cérébrale; il reste paralysé et meurt un an plus tard, le 26 octobre 1907.

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