Correspondance 1890-1937

RÉSUMÉ

Textes établis et annotés par Victor Martin-Schmets
Introduction de Henry de PaysacÀ propos du livre (extrait de l’Introduction)

C’est en 1887 que Vielé et Mockel firent connaissance. Vielé-Griffin, né en 1863 à Norfolk, en Virigine, avait alors vingt-quatre ans et Mockel, né en 1867 à Ougrée-lez-Liège, en avait vingt et un. L’un et l’autre s’étaient…

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Albert Mockel à Francis Vielé-Griffin
Rueil, samedi 10 juillet 1915

Mon cher ami,

J'ai promis de vous en écrire, mais sans doute le savez-vous déjà : il est question d'offrir au musée du Luxembourg un beau portrait de Verhaeren par Théo Van Rysselberghe. La chose est en train, et même très en train. On a l'adhésion du conservateur du Luxembourg et la promesse officielle d'un appui officiel. Mais c'est sur les amis et les admirateurs du poète et du peintre que l'on veut compter surtout, et l'on souhaite tout particulièrement des noms représentatifs comme le nôtre. L'hommage d'un noble poète à un noble poète, y a-t-il rien au monde qui ait plus d'éloquence et de beauté que cela?

Je sais bien qu'il y a des objections à faire quant à l'instant choisi. Mais il y a, d'autre part, de très sérieuses raisons pour choisir précisément cette heure-ci; et vous les devinez assurément.

Que devenez-vous? Je n'ai pas eu de vos nouvelles depuis le jour déjà lointain où vous m'en avez très amicalement demandé des miennes. Moi aussi, en vous répondant, je vous en demandais des vôtres, mais rien n'est venu.

Que vous dire de moi et de nos amis? Nous vivons dans une sorte de repliement qui enveloppe en nous une intense ardeur. Ce ne sont plus, ni la surprise exaltée du début, ni celle des premières indignations, ni la terrible tension de volonté que j'ai connue au moment où le Boche arrivait droit sur nous. C'est une attente qui s'énerve parfois mais qui ne désespère jamais. À Rueil, où nous sommes, nous n'avons rien ou presque rien à faire, directement pour la sainte cause. Parfois ma femme a chanté pour les blessés, j'ai fait quelques conférences pour les réfugiés, j'ai écrit un chant de marche, paroles et musique, pour les soldats wallons… C'est à peu près tout, bref, ce n'est rien. Et j'envie ceux de mes amis, Maurice Wilmotte, Jules Destrée, qui ont pu travailler activement à l'étranger, par la parole ou par l'écrit, sans doute parce que je suis classé comme un «rêveur» ou un agenceur de mots, et que je ne suis ni professeur ni homme politique. Au surplus, je n'ai pas la sotte prétention de me comparer à l'élégant, érudit et clair causer qu'est Wilmotte, ni à l'émouvant et généreux orateur qu'est Destrée. Mais ils ont pu agir, et c'est ce dont je les envie.

Quant à mon fils, je n'ai pas d'inquiétude immédiate et lancinante à son sujet, mais cela ne vaut guère mieux peut-être. Robert en était encore à l'arrière convalescence de sa terrible bronchite, quand la guerre a éclaté. Il a été versé au service de l'aviation, à Chalais-Meudon d'abord puis à Lyon où il est encore. Mais c'est au service des fabrications qu'il est employé et son travail consiste surtout à recevoir des caisses, à les inventorier, à la classer, à en établir le classement, et à les réexpédier. Cela semble, de loin, être fort peu de chose, mais vous allez voir ! Il a, paraît-il, eu l'idée d'une méthode de classement plus simple. Cela lui a valu des félicitations et l'octroi d'un secrétaire particulier (à lui, simple caporal f.f. de sergent!); mais aussi un terrible surcroît de travail. Tout un inventaire à refaire, une réorganisation de son magasin, et l'accroissement démesuré de celui-ci, en sorte que mon fils est en ce moment responsable de ce qui se passe dans un quart du total des hangars. Il n'en dort plus et son travail est tel qu'il doit – ou plutôt qu'il veut, par amour propre – le continuer chaque soir jusqu'à onze heures. Pas un jour de répit. À ce jeu, il reçoit des témoignages de satisfaction, mais il reste caporal parce qu'on ne donne d'avancement qu'au front, – au front où on refuse de l'envoyer et où il aurait du moins l'action tonifiante du grand air et certains jours de repos. Point ; il est classé comme indispensable, et le pauvre garçon «embusqué» malgré lui, est devenu d'une maigreur effrayante. Embusqué, non; ce qui le soutient, précisément, c'est qu'il se sait utile, et qu'il a conscience de faire plus qu'il ne lui est ordonné. Mais quelle sévère leçon de choses, et de quel lourd poids sur les joyeuses exaltations de la jeunesse!

Notre paisible et riante maison nous devient presque odieuse quand nous pensons à lui, – et aux autres, à tant d'autres! Les deuils se sont accumulés. Trois de mes parents étaient officiers en Belgique, un autre officier dans l'armée française. Tous les quatre sont morts et parmi eux deux cousins fraternels : Pierre Crépy, que vous avez rencontré chez moi, et qui était venu se fixer à Rueil pour être auprès de nous; et Werner de Bavay, à Bruxelles, qui avait été mon témoin dans une affaire, d'ailleurs arrangée par les excuses de l'autre. Je le vois encore arrangeant avec moi les conditions du combat, lorsqu'on le jugeait inévitable, et si fraternel, j'aillais dire si prudent… Il est mort d'une balle au front, à la tête de sa compagnie. L'an dernier, à pareille époque, il était ici, chez nous, avec sa jeune femme, rentrant du voyage de noces.

Mais il est malsain, en ce moment, de penser à ses deuils. Il ne faut voir ni le sang qui nous éclabousse, ni le ruine presque certaine de notre modeste fortune. Il ne faut penser qu'aux admirables exemples de courage qu'on nous donne, et nous employer à donner, à notre tour, du courage à ceux qui pourraient ne plus espérer. Nous avons chez nous une jeune réfugiée flamande, hier béguine à Dixmude ; elle est presque indifférente à tout ce qui se passe. Mais nous voyons venir ès souvent chez nous d'autres Belges, exilés de tout ce qui faisait leur vie, et il semble qu'ils se réconfortent les uns les autres en se retrouvant ici. J'entends aussi parler, et bien souvent, de l'Amérique, non point tant par notre vieux Merrill, toujours ardent mais assez mal portant, que par votre compatriote Mme Dana qui se voue, elle et les siens, au secours des blessés. Chez nos amis communs les Neef, aussi, je encontre parfois des hommes de votre pays; et puis ceux qui arrivent de Belgique me disent l'aide généreuse donnée par votre nation. Savez-vous qu'à Liège toute la population a voulu porter les couleurs américaines, certains jours, en signe de sympathie et de reconnaissance? Comme la poésie ne perd jamais ses droits, cela m'a fait tout de suite penser à votre beau sonnet : «Un peu de ton sourire, ô douce Wallonie […]»

Mais je ne sais pourquoi je me laisse aller à un pareil bavardage. Sans doute parce que je voudrais bien vous voir aussi bavarder un peu. (Je dis voir, il s'agit d'une lettre; du bavardage face à face, il na pas été question depuis plus d'un an.)

Je ne vous ai guère parlé de nos amis, mais sans doute en avez-vous des nouvelles. Vous savez que Verhaeren est à Paris, que Maurice Wilmotte a fait à la Sorbonne une série de pénétrantes conférences, dont une sur ce poète, que Gide se dévoue inlassablement à l'œuvre des réfugiés, ainsi que Théo et Mme Van Rysselberghe, celle-ci inépuisable en son activité. Fontainas s'est remarié; il a épousé la veuve du pauvre Charles Dulait. Hérold s'est dévoué un peu partout, Merill a aidé bien des détresses; Kahn organise avec quelques-uns d'entre nous l'aide aux familles des prisonniers de guerre. Que sais-je encore?

Mon cher ami, je vous serre la main.
Albert Mockel


Francis Vielé-Griffin à Albert Mockel
Vallières-les-Grandes, vendredi 13 août 1915

Mon cher ami,

(Je vous écris à la machine à défaut d'encre.)

Votre bonne lettre que vous aviez adressée à Puygirault m'est parvenue après de longues pérégrinations ; vous pensez si je suis heureux de participer au double hommage, et si je donne mon appui à l'œuvre dont vous me parlez.

D'après la première liste parue dans le Mercure, avant que [je] ne fusse averti de votre projet, beaucoup de nom manquent qui, je l'espère, viendront s'ajouter à ceux de la famille Druet! Plaisanterie à part, la liste est un peu pauvre de noms et il faudrait la corser.

Je ne puis vous dire, mon cher ami, à quel point le sort momentané de la Wallonie m'affecte et combien j'admire vos concitoyens : le rôle d'otages imposé aux Belges par la brutalité germanique et par l'imprévoyance anglo-française est de tout noblesse pour ceux qui l'ont assumé, mais j'ai honte comme Français et comme Anglo-Saxon de notre lenteur à châtier vos tyrans.

C'est peut-être un sentiment américain, mais il domine pour moi, tous ceux que cette guerre m'inspire. On ne garantit la neutralité d'un petit pays voisin que par l'habileté où on est en devoir d'être de le protéger contre une agression; la dette contractée envers la Belgique l'est, non seulement par les «Boches» à cause de leurs déprédations, abus de force, et violation des traités et lois de la guerre, mais par les Français qui devaient être prêts après quarante ans d'avertissement, mais aussi par les Anglais pour les mêmes raisons et, aussi, par le Monde civilisé qui doit son appui au champion du Droit : c'est ce que les Américains ont compris, ils font à peu près leur devoir; que les autres se pressent!

Il est à remarquer que les «Junius» et autres vaticinateurs qui engagent les États-Unis à sortir de la neutralité ne considèrent pas un instant la situation du ravitaillement de la Belgique qui du coup serait sacrifiée une seconde fois!

Nous avons beaucoup travaillé l'Amérique mais le Lusitania a plus fait que tout ce qu'on a pu écrire : la cause est jugée.

Ceux qui nous touchent d'entre les Poilus ont bon espoir et en sont quittes, jusqu'à présent, avec de légères blessures; mais que de morts parmi les amis!

Courage et confiance, mon cher ami, on sent plus qu'on ne parle en ces temps brutaux, mais la pensée aura sa revanche, elle aussi.

Affectueusement vôtre.
Francis Vielé-Griffin
Table des matières

Introduction

Notice

Lettres

Annexes
A. Discours d'Albert Mockel et de Francis Vielé-Griffin
B. Notes d'Albert Mockel à l'intention de Francis Vielé-Griffin sur La Wallonie et les écrivains wallons
C. Généalogie de Francis Vielé-Griffin

Index
A. Lettres
B. Noms de personnes
C. Noms de lieux
D. Titres d'œuvres
E. Titres de revues et de périodiques
À PROPOS DE L'AUTEUR
Albert Mockel

Auteur de Correspondance 1890-1937

BIOGRAPHIE Né à Ougrée, dans la banlieue de Liège, le 27 décembre 1866, Albert Mockel est issu d'un milieu bourgeois — son père est directeur d'usine. La famille s'établit à Liège et Mockel s'inscrit en 1884 à la Faculté de philosophie et lettres de l'université, où il poursuit des études de lettres et de droit jusqu'en 1892. Il y fait ses débuts d'écrivain, collaborant à une revue estudiantine, L'Élan littéraire, dont il deviendra propriétaire en 1886. Sous le titre de La Wallonie, la revue, devenue symboliste, s'assure, pendant ses sept années d'existence, la collaboration d'écrivains renommés tant belges — Verhaeren, Van Lerberghe — que français, notamment Vielé, Griffin et Gide. En 1887, paraissent Les Fumistes wallons, où Mockel affiche ses préférences littéraires et musicales pour Mallarmé, avec qui il va entamer une correspondance, et Wagner. Après un voyage en Allemagne, il séjourne à Paris en 1890 et est assidu aux mardis du maître. L'année suivante voit son installation définitive dans la capitale française en compagnie de Marie Ledent, pianiste liégeoise, qu'il épousera en 1893, et dont il a un fils, Robert-Tristan. Son premier recueil poétique, Chantefable un peu naïve (1891) décrivant, dans un langage maniéré, la quête amoureuse d'un jeune seigneur, paraît à Paris sans nom d'auteur. Toute la poésie de Mockel est animée par la tension vers une forme neuve, pour une œuvre qu'il aurait voulu dominée par un thème directeur mais qui n'échappe pas, cependant, au didactisme. C'est dans ses essais qu'il faut sans doute voir sa contribution la plus riche à la littérature : avec Propos de littérature (1894), Mockel synthétise un certain nombre de conceptions qui étaient dans l'air : il expose une esthétique poétique soumise aux références musicales et échafaude une théorie du symbole, enrichie ultérieurement par divers articles. Pour le poète capable de le déchiffrer, le symbole est une synthèse qui, grâce à une démarche empreinte de subjectivisme située au-delà du rationnel, permet de mettre en évidence les rapports idéaux des formes entre elles. Par sa puissance suggestive, il assure le sens pluriel de l'œuvre, évitant d'en figer le sens, ouvert dès lors à l'interprétation du lecteur. La mort de Mallarmé en 1898 lui fournit l'occasion d'une exégèse et d'un hommage dans Stéphane Mallarmé, un héros où il déploie des qualités de critique qui ne se démentiront pas par la suite, que ce soit dans ses essais sur Charles Van Lerberghe (1904), sur Émile Verhaeren ou sur Max Elskamp. Il contribue ainsi à faire mieux connaître le caractère moderne d'une poésie dont il expose la logique interne et les enjeux, et qui a alimenté ses propres conceptions artistiques. De mars à septembre 1901, Mockel voyage en Italie en compagnie de Charles Van Lerberghe. Clartés, son second recueil, suivi d'une conclusion musicale, est publié au Mercure de France l'année suivante. D'une prosodie libérée, l'ouvrage met en scène, à travers la symbolique de l'eau, le drame de l'incommunicabilité et la tentation du narcissisme. Poursuivant ses collaborations à de nombreuses revues et journaux — le Mercure de France, Durendal, La Plume, L'Express (Liège) — Mockel se fait conférencier. Il commence à jouer un rôle important dans la diffusion de la littérature belge en France, se dépensant sans compter pour faire connaître les œuvres de ses amis, Charles Van Lerberghe en particulier. Témoignage de son intérêt pour les arts plastiques, une étude consacrée au statuaire wallon Victor Rousseau, paraît en 1905. Auguste Donnay et Armand Rassenfosse retiendront aussi son attention. De nombreux contes pour enfants avaient paru dans différentes revues : il en retient dix, Contes pour les enfants d'hier (1908), publiés à compte d'auteur au Mercure de France, illustrés par Auguste Donnay qui reflètent, comme dans son premier recueil, son goût pour les atmosphères moyenâgeuses. Après son établissement à Rueil-Malmaison en 1910, Mockel, auteur du Chant de la Wallonie, participe activement aux manifestations du mouvement wallon et préside la section parisienne des Amis de l'art wallon. Dans ce domaine aussi, articles et conférences se succèdent. En 1919, l'Esquisse d'une organisation fédéraliste met en œuvre ses idées sur la séparation administrative de la Belgique. Son fils meurt la même année; les Mockel multiplient les tentatives de communication spirite avec le disparu. Mis à part la publication de La Flamme stérile (1923) suivi de La Flamme immortelle (1924), l'activité littéraire de Mockel se ralentit : ce dernier recueil, long dialogue sur le mode de la tragédie classique entre deux amants, est fidèle à toute son œuvre, qui véhicule d'une manière constante une aspiration à l'Idéal incarné ici par le symbole de la flamme. Désormais, sa vie est une suite d'honneurs — il est de l'Académie dès sa fondation —, de célébrations et d'activités mondaines. Décoré, membre de divers jurys, Mockel, fidèle à lui-même et aux écrivains en qui il avait cru, poursuit ses activités de conférencier et de critique. Il reçoit, en 1935, le Prix quinquennal de littérature pour l'ensemble de son œuvre. Le couple se réinstalle définitivement en Belgique en 1936. La fin de sa vie est marquée par la guerre et les difficultés matérielles. Il est nommé, en 1940, conservateur du musée Wiertz, peintre auquel il accepte de consacrer une étude. Il meurt le 30 janvier 1945. Sans doute plus influent par ses positions d'animateur, de critique et de théoricien que par son œuvre de poète, Albert Mockel a joué dans l'histoire des lettres belges un rôle institutionnel important, perpétuant, au-delà du combat d'arrière-garde, l'esprit d'un Symbolisme exigeant.

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