Un siècle de poésie féminine

De 1870 à 1970


© Charles Leirens, portrait de Lucienne Desnoues, 1959, Coll. Musée de la Photographie MPCN 2005/274. Droits réservés.

Est-il toujours pertinent, ou recevable, de s’intéresser aux femmes en tant que groupe distinct ? La question est délicate : les femmes étant généralement, à peu près dans tous les domaines, minorisées, à la fois sur le plan quantitatif et dans le statut qualitatif qu’on leur a longtemps prêté, on a tendance à vouloir les prendre en considération pour elles-mêmes, dans le but certes louable de les défendre, de les sauver de l’oubli, de leur reconnaître une place, un rôle, une valeur ou une importance qui valent ceux des hommes.
Mais à rebours, une telle démarche finit par être jugée paternaliste, voire ségrégationniste ; par les temps qui courent, on la jugera même politiquement incorrecte.

S’agissant de poésie (ou de littérature ou de création), l’argument le plus avancé qui s’y oppose n’est pas seulement politique ou éthique, il est aussi philosophique : il tend à rejeter une vue essentialiste qui postulerait que la création féminine est typiquement marquée comme telle, voire qu’il existe une âme féminine — l’« éternel féminin » — qui s’exprimerait dans l’art ou l’écriture. Nombre de créatrices revendiquent un statut neutre, et se disent écrivains, poètes, artistes, sans distinction de genre, sans que leur sexe doive, selon elles, être privilégié comme clé ou critère pour « lire » leur création. Cette position tendrait à voir (et à nous imposer de voir), dans la poète l’être humain, ou le poète avant la femme, et à nier qu’il existe une « poésie féminine ».

La question est aussi historique : dans le sillage du féminisme, il a paru utile, naguère, pour distinguer les femmes créatrices, non de les situer dans une histoire générale en les mêlant aux hommes, mais de les isoler et de les regrouper dans des anthologies. À ce titre, pour le domaine francophone, trente ans après Huit siècles de poésie féminine par Jeanine Moulin (1963), quelques ouvrages furent marquants au début des années 1990 : L’érotisme dans la poésie féminine des origines à nos jours par Pierre Béarn (1993), Poèmes de femmes des origines à nos jours par Régine Deforges (1993), Poésies en France depuis 1960 : 29 femmes par Henri Deluy et Liliane Giraudon (1994). On voit le passage déterminant du concept ambigu de poésie féminine (en 1963 puis chez un homme) à l’appellation plus neutre de « poèmes de femme ». Six ans plus tard, pour notre domaine belge, Liliane Wouters et Yves Namur publiaient Le siècle des femmes (2000), dont le titre montre lui aussi que les catégories ont changé.

Faut-il à tout prix s’interdire de « genrer » l’écriture, le poème ? de voir la femme (ou l’homme) dans le poète et dans son poème ?
Certes, il faut éviter de ghettoïser les femmes poètes dans une catégorie, qui sous couleur de les mettre en évidence, continuerait à les situer par rapport à une référence préexistante, la poésie, universelle, réputée neutre, mais forcément masculine de toute éternité. Selon cette conception implicite, voire collectivement inconsciente, de la poésie, qu’il s’agit de combattre, la poésie des hommes n’est pas une poésie d’homme, elle est la poésie, tandis que la poésie des femmes est une poésie de femme, et ne pourrait donc jamais être pleinement assimilée ou identifiée à la poésie si compte est tenu du genre de la poète. L’une serait marquée, l’autre non. La domination masculine s’exerce ici autant qu’ailleurs.
À quoi l’on peut répondre que la poésie des hommes est elle aussi genrée, et que ce n’est que par une sorte de convention sociale aveuglante qu’on feint de l’ignorer. On pourrait démontrer que maintes poésies d’hommes (ou toutes ?) gardent trace du genre du poète, dans les thèmes, mais aussi dans l’éthos (ou l’éthique), dans la langue, dans la disposition à l’égard du monde — et à l’égard de la femme ! Explicite ou non, la sexualité imprègne la poésie depuis ses origines, et, dans ce domaine aussi, l’une n’est pas l’autre…

Une lecture assumée du genre dans la création poétique aurait donc pour raison non de dégager une prétendue féminité de la poésie féminine dans ses tendances, ses composantes ou son essence, mais de tenir compte du poète en tant que responsable (« celui qui répond de ») d’une écriture et d’une œuvre (l’individu), de son rapport au sujet lyrique (celui qui dit je dans le poème), de l’inscription de l’un et l’autre dans le texte et dans une perception du monde, du moi, des relations sociales. Féminin est le sujet (le locuteur) dès lors qu’il parle au féminin — et on tend alors à l’identifier au poète si celui-ci est une femme. Et, à cet égard, on est interpelé par l’usage du genre grammatical (prétendument neutre) quand la poète fait parler au masculin le sujet lyrique, ou quand elle use elle-même d’un pseudonyme masculin.
Bref, la question des genres ne peut être évacuée de l’histoire de la poésie, de son analyse ou de sa simple lecture. Qui parviendrait, en lisant une femme, poète ou romancière, à occulter complètement son genre ? Tenir compte de la féminité de l’auteur doit rester une façon de reconnaître celle-ci, de défendre avec elle son droit à l’écriture et à l’existence sur un même plan que les hommes, dans l’intégrité de son individualité. Cela peut aussi nous permettre de « déneutraliser » la lecture des poètes hommes et de retrouver (pour le meilleur et pour le pire) leur genre dans leur écriture – ou leur part de féminité ! Après tout, le fondateur de la poésie lyrique occidentale n’est pas un homme, et une lecture neutralisée des poèmes de Sapho manquerait de beaucoup son objet…

 

LA PLACE FAITE AUX FEMMES

Nous nous intéresserons donc aux femmes poètes dans une histoire et une tradition, celles de la poésie de langue française en Belgique. La place qu’elles y occupent peut d’abord se mesurer statistiquement : sait-on combien de femmes ont compté parmi les poètes d’une histoire de près de deux siècles ? D’un répertoire (volumineux, mais forcément incomplet), de 1250 poètes, nés en 1780 et 1998, nous tirons un pourcentage global de 18,5 % de femmes. Cette proportion a évidemment varié avec le temps : les femmes sont plus nombreuses au 20e siècle ou de nos jours qu’au 19e. Globalement à nouveau, le pourcentage est de 8 % pour les poètes nées entre 1780 et 1899, contre 23 % pour les naissances de 1900 à 1998 ; si dans la population un homme sur deux est une femme, en poésie, c’est un quart ! Avec des pics remarquables : les poètes nées entre 1930 et 1939 sont particulièrement nombreuses (36 %), comme celles nées dans la décennie 1960-1970 (26,5 %). En soi, ces données ne font que pointer une histoire de la place de la femme dans la société dont les historiens dégagent aisément les facteurs d’origine et d’évolution.

Il nous intéressera davantage de voir comment l’institution a pu correctement refléter la proportion des femmes poètes dans notre population. Nous prendrons comme seul indicateur les anthologies, en retenant trois ouvrages déterminants : paru en 1976, le Panorama de la poésie française de Belgique de Liliane Wouters, suivi des quatre volumes de La poésie francophone de Belgique qu’elle a publiés avec Alain Bosquet (1985-1992) ; et nous y ajouterons le tome II des Lettres françaises de Belgique, Dictionnaire des œuvres, publié sous la direction de Robert Frickx et Raymond Trousson (1988 ; le tome La poésie est dirigée par Christian Berg et R. Frickx).
Ce dernier instrument révèle un remarquable degré d’objectivité : attentif aux poètes secondaires ou méconnus comme aux grands noms, il est parfaitement représentatif de la démographie observée : 8 % des poètes nés entre 1764 et 1899 sont des femmes, et 23 % de ceux qui sont nés entre 1900 et 1956.

En revanche, dans les deux grands anthologies de Liliane Wouters, sans puis avec Alain Bosquet, la proportion des femmes est sensiblement inférieure à la réalité : dans le Panorama, pour les poètes nés entre 1855 et 1899, on ne trouve qu’une femme sur 36 noms ; nées entre 1900 et 1955, elles ne sont que 15 % du total. Dans l’anthologie en quatre volumes, on trouve pour le premier tome (naissances de 1804 à 1884) 3 femmes sur 29, soit 10 % (pour la même période, les femmes atteignent 9 %), mais pour le deuxième (1885 à 1900) : 2 sur 52 (4 % contre 7 %) ; pour le tome III (1903-1926), 11 % (contre 21 %) et pour le 4e (1928-1962) 15 % (contre 27 %).

La poésie francophone de Belgique | Tome I (1804-1884)

À quelle cause attribuer ces écarts entre une réalité démographique (la proportion des femmes publiant de la poésie) et ce qui s’en traduit dans deux anthologies récapitulatives ? Peut-on incriminer un aveuglement partiel des anthologistes ? L’un d’eux est une femme… Plus délicat encore : l’imputerait-on à des différences de qualité globale (dans la perception des anthologistes ou dans une… réalité) entre la poésie des hommes et la fameuse poésie féminine ? Si les femmes du 20e siècle ont mis plus de temps que leurs homologues masculins à s’émanciper des thèmes et des formes héritées d’un 19e siècle plutôt romantique, ce n’est plus le cas après la seconde guerre mondiale. Plutôt que ces critères indémontrables, on pointera une plus grande difficulté — ou une moins grande disposition — chez les femmes à accéder à l’édition, au passage par les revues de poésie, ou à la participation à celles-ci ; un retrait plus marqué dans l’Institution qui se traduirait par une visibilité et donc une notoriété nettement déficitaires par rapport aux hommes. Ici aussi s’est manifestée une domination masculine diffuse et collective. Pour ces questions, on se reportera utilement aux travaux de Vanesse Gemis 1 .

Comme les hommes, toute femme poète, dans sa façon de pratiquer la poésie, se situe forcément dans celle de son temps, qu’elle en adopte et reproduise les canons hérités, ou qu’elle tende à les modifier, les faire évoluer ou les remettre en cause. C’est aussi en tant que femme poète qu’elle se positionne de la sorte : aucune ne peut ignorer la catégorie de « poésie féminine » à laquelle la doxa va la confronter dès lors qu’elle écrit, et à l’égard de laquelle elle devra se situer. Chez les plus engagées dans leur écriture à l’égard de cette question, il s’agit bien de définir par soi-même son individualité dans l’articulation des deux termes que leur création mobilise : non pas tant féminité et poésie, mais femme et poète. Dans l’œuvre, cette individuation se traduira de diverses façons : la femme poète s’inscrit dans les avancées qui marquent la poésie de son temps ; singulièrement (ici se manifeste aussi le facteur collectif) dans celles de ses aînées et de contemporaines ; mais surtout, à travers la construction d’un sujet lyrique relativement constant, elle assignera à l’écriture une fonction d’exploration de sa conscience de soi et de son rapport au monde.

C’est donc au croisement du collectif et du singulier que nous explorerons une histoire des femmes poètes de Belgique, une histoire que nous suivrons jusqu’aux deux générations des femmes qui ont commencé à publier dans les années 1950 et 1960, précisément à ce premier moment de saut démographique.
Pour ce faire, le concept de « génération littéraire », définie comme « sous-ensemble rassemblant des agents qui ont sensiblement le même âge et dont on suppose dès lors qu’ils ont été façonnés et déterminés par les mêmes circonstances et le même contexte » 2, paraît adéquate. Les poètes se signalent non seulement par leur contemporanéité, mais par des modes communs d’appréhension et de pratique de l’écriture. En quoi cette histoire en serait bien une 3 .

 

AU 19e SIÈCLE

En 1925 la poète française Lya Berger publiait Les femmes poètes de la Belgique, sous-titré « La vie littéraire et sociale des femmes belges » (elle avait déjà étudié de la sorte les Allemandes et les Hollandaises). Remontant au Moyen Âge et descendant jusqu’à son époque, elle recense pour le 19e siècle quelques auteures, dont aucun nom n’a survécu, alors que, du côté des hommes, on nomme encore aujourd’hui (sans toutefois les lire) les Wacken, Weustenraad, Van Hasselt ou Potvin pour illustrer ces débuts d’une poésie marquée par un romantisme sage et des influences tantôt françaises tantôt germaniques.

Signalons toutefois Madame Amélie Struman-Picard, auteure d’Épanchements d’une jeune âme et de Gouttes de rosée, qui en 1873 a publié avec Godefroid Kurth une Anthologie belge où figurent trois femmes, dont elle-même. Lya Berger souligne la faible qualité de toute la production féminine : « Entre 1830 et 1880, les œuvres poétiques féminines sont nombreuses… Je n’oserai ajouter que la qualité égale la quantité… Trop de ces productions, pleines d’excellentes intentions, n’offrent aucun intérêt psychologique ou artistique. » Une exception à ses yeux : « Aucun tempérament de vrai poète ne s’était donc jusque-là manifesté parmi les muses du pays belge, lorsqu’en 1877, une lyre féminine fit résonner un chant étrange dont l’accent surprit et charma parce qu’il semblait venir des régions lointaines où, sous le soleil méridional, naissent des âmes et des fleurs ardentes, inconnues des pâles ciels du Nord » — tout le contraire de l’âme belge, donc.
Marie Nizet, née en 1859, publie à 18 ans deux longs poèmes puis un recueil (România) où elle prend position en faveur de la Roumanie dans son conflit avec la Russie, et dont « la maîtrise et la qualité des vers “virils” » 4 étonne la critique : enfin une femme — et jeune — qui écrit comme un homme ! Même si l’on ne lit plus guère ces poèmes de nos jours (à la différence de son recueil posthume que nous évoquerons plus loin), on peut pointer Marie Nizet comme notre première poète marquante. Elle était la contemporaine des jeunes poètes qui fonderont La Jeune Belgique.

Aucune figure féminine n’accompagne vraiment ce moment capital de nos lettres : pas de femmes aux côté des Verhaeren, Maeterlinck, Giraud, Waller, Gilkin et Van Lerberghe. Dans Parnasse de la Jeune Belgique (1887), une seule femme, Hélène Swarth (1859-1941), une Hollandaise élevée en Belgique, qui écrivit d’abord en français et dont la première publication, Fleurs de rêve, parut en 1879.

« Parnasse de la Jeune Belgique »

DANS LE SILLAGE DU SYMBOLISME

Il faut attendre l’aube du siècle suivant pour voir émerger l’ébauche d’une génération notable. De 1900 jusqu’à la guerre, apparaissent quelques poètes qui suivent la marche de leur temps. Toutes sillonnent les thèmes classiques de la poésie féminine (l’amour et la nature), mais avec une attention portée aux valeurs morales telles que la foi en la vie.

Ainsi, chez Maria Biermé (1863-1932), le poème développe une saine philosophie de la vie  :

« Si nous ne voulons point que notre bonheur sombre
Vivons-en l’aujourd’hui ; laissons à Dieu… demain » (Rayons d’âme, 1907).

À la fin de la guerre paraît le premier et volumineux recueil de Marie Gevers (1883-1975), Missembourg, où la leçon du symbolisme, réduite à la sensation synesthésique, dit l’attention aux saisons, aux « météores », aux lieux et aux coutumes, en vers sobrement travaillés :

« Nous sommes, au jardin, les deux seuls points mouvants.
L’étang mire, sans plis, les longs sapins de l’île,
Et les arbres sont clairs de gouttes immobiles.
Nous allons réveiller, dans les chemins, le vent. »

« Missembourg » de Marie Gevers

La pédagogue Marie Closset (1873-1952) a dès 1899 publié ses poèmes sous le pseudonyme masculin de Jean Dominique, ceci afin de permettre à ses poèmes d’être jugés pour leurs seuls mérites, sans que le sexe de leur auteure dût interférer dans ces jugements. Et elle y écrivait au masculin. Mais le secret fut vite éventé, et elle assuma la « maternité » de ses livres, et d’ailleurs leur tonalité ne pouvait tromper. Elle y fait toutefois montre d’une sourde ironie à l’égard de la thématique amoureuse ou psychologique :

« Quand j’aurai jeté mon âme comme un caillou dans la mer
Je promènerai longtemps, tout le long des pays verts,
Ma musette diligente et pleine de nouveaux airs »

« J’ai donné ma douceur, je ne l’ai pas gardée.
Me voici seul à seul avec mon âme nue
Comme une chambre vide où l’ombre s’est accrue
D’un reflet d’occident, pâle sur la croisée… » (La gaule blanche, 1903)

ou, plus rarement, d’un humour cocasse :

« J’ai lu que les poètes, en Chine, sont très doux,
Et qu’il y en a un qui est mort de la lune ;
Et les Chinois ne disent pas qu’il était fou
Car c’est, chez eux, une aventure assez commune. »

Dans la poésie féminine de l’époque peut surgir la figure de la grande amoureuse, passionnelle et sensuelle. Les roseaux de Midas de la Liégeoise Emma Lambotte (1910) exaltent en vers et proses d’une certaine audace formelle une soumission à l’homme aimé (« Il n’y a pas toi et moi ; / il y a toi et encore toi »), mais aussi le corps féminin et sa sensualité :

« Je suis l’amante du Soleil !
Dans mes yeux luisent ses paillettes,
Dans mes cheveux, son reflet d’or.
Et ses divins rayons volètent  sur tout mon corps.
[…] — il me semble que mon corps luit —
je deviens légère, légère,
je suis un fulgurant éclair […] ».

Ce qui sera plus qu’un thème, une ligne de force, dans la poésie des femmes, trouve ici son origine, comme dans le recueil posthume de Marie Nizet, Pour Axel de Missie (1923), long thrène élégiaque de l’amant disparu, dont se détache notamment « La torche » :

« Je vous aime, mon corps, qui fûtes son désir,
son champ de jouissance et son jardin d’extase […].

Je vous aime, ma chair, qui faisiez à sa chair
Un tabernacle ardent de volupté parfaite
Et qui preniez de lui le meilleur, le plus cher,
toujours rassasiée et jamais satisfaite. »

Avec Marie Nizet, l’érotisme entre dans la poésie féminine belge.

Cette liberté d’esprit se traduisait déjà dans le ton des Petits poèmes traduits de l’iroquois (1918) d’Emma Lambotte (1876-1963) :

 « C’est le printemps,
tout pousse
c’est le printemps
— encore !
Les cœurs repoussent
et nous les croyions morts.
Sève qui monte
désirs — ô honte ! —
Jeunesse à la race soumise
jeunesse : fille soumise. […]

Nous ne sommes que des pantins
dans la main de la dure
nature. Et toi, le trivial, tu dis :
“Le printemps ! pourvu que ça dure.”

Or, dès lors
à quoi bon vouloir
ou ne pas vouloir
l’amour ? le cœur ?
Hélas, surtout reproducteur. »

« Petits poèmes traduits de l’iroquois » d’Emma Lambotte

Poète d’une audace certaine, qui entretint une correspondance avec James Ensor, et qui reste méconnue.

 

DES FEMMES MODERNES ? 

À l’issue de la guerre, une génération de jeunes poètes nés juste avant le tournant du siècle ont, dans le sillage de Franz Hellens, réorienté la poésie en la dégageant de l’influence du symbolisme — dont les grands noms sont toutefois considérés comme des maîtres — pour intégrer les nouvelles voies du modernisme français et européen de l’avant-guerre. Quelles femmes furent les contemporaines des Périer, Thiry, Bourgeois, Guiette, Goffin, Linze, Neuhuys ? Elles restent peu nombreuses. La poésie de Claude Bernières (1884-1960 ; Le visage des heures, 1922), d’Yvonne Herman-Gilson (1889-1964 ; L’été du cœur, 1928), de Jeanne Gosselin (1896-? ; L’anxieux visage, 1923) ou de Jeanne Mayeur (1878-1939 ; Le signe du berger, 1927) reste bien traditionnelle dans sa forme et ses thèmes : vie, amour, émotions, nature et vers classique.

Autres sont quatre personnalités singulières, c’est-à-dire différentes entre elles.
La plus « moderniste » d’entre elles est à coup sûr Mercedes Legrand (1893-1945), auteure de Géographies (1928), où les images et les thèmes contemporains servent à l’expression d’une affectivité semi-romantique :

« Tristesse de la rue méticuleuse
qui traverse ma fenêtre
et s’installe
dans la glace du lavabo et
celle de la place là-bas
où gît un dimanche assassiné
qu’un passant heurte du pied. »

Élise Champagne (1897-1983) est une autre pédagogue dont l’écriture mêle à une forme classique soignée une sourde et subtile ironie qui la rapproche des poètes fantaisistes français. L’élégie n’est jamais tout à fait sérieuse, ni la douce parodie tout à fait gratuite :

« Toute peine s’anesthésie.
L’air est léger comme un linceul.
Ce soir encore seras-tu seule
À pleurer tes mélancolies ? » (Poèmes de l’impasse, 1926)

À la fin de la décennie (1929), Hélène Du Bois (1893-1965) a publié deux plaquettes de haute tenue, mais de forme contrastée. Les tentations développent un classicisme valéryen que n’aurait pas désavoué Odilon-Jean Périer :

« Ombres du jour, beaux fruits, vives promesses,
pour vous goûter une cime caresse
d’un toucher doux l’apparence du sol »,

tandis que Plages est une méditation en vers libre sur la création :

« Liberté,
tu n’es dans un poème
que cette flèche ailée
que j’enfonce en moi-même. »

Pour Les tentations, elle obtiendra en 1929 le Prix Verhaeren, comme Élise Champagne l’année précédente.
À l’opposé de ces recherches poétiques, Madeleine Ley (191-1981) publie en 1930 Petites voix, poèmes que l’on dit « pour enfants », mais qui expriment bien davantage la voix de l’enfance :

« Nous avons un grenier
Plein de jouets cassés
Et de jolis coquillages
Qu’un oncle avait collectionnés.
On y voit un fauteuil bizarre
Pour les personnes paralysées. »

Il s’agit bien, à travers ces quatre cas, de voir émerger, chez les femmes poètes, la recherche d’une voix ou d’une voie personnelles : ce sont bien des individualités qui travaillent la poésie, en menant celle-ci dans des directions qui se dégagent davantage des modèles acquis, aussi bien masculins que féminins.

Les poètes qui firent leurs débuts dans les années 1930 ne sont guère nombreuses. Elles sont, dans l’ensemble, moins soucieuses de modernité, accusant par-là, elles aussi, l’inflexion propre à cette décennie, et un lien distant avec le modèle symboliste. On distinguera la très classique Berthe Bolsée (1905-1983) ou la mélancolique Adrienne Revelard (1907-1994).
Louis Dubrau est le pseudonyme masculin de Louise Janson-Scheidt (1904-1997) 5, qui avec Présences (1937) entame une œuvre poétique riche est variée :

« Les jours sont longs,
les nuits immenses.
La nuit, amour sert d’illusion
Le jour, amour sert d’espérance,
Et ainsi se fait la chanson. »

Dans Ailleurs (1956), elle chante l’Afrique avec un regard qui sait se détacher du colonialisme.

Mais une figure atypique se signale au début des années 1930 : les poèmes d’Hilda Bertrand (1898-?), qui avait commencé à écrire durant la première guerre mondiale, sont découverts et publiés par des amis poètes (Les pas dans les pas, 1933) ; ils ont un grand retentissement en France et en Belgique. Mystiques, hermétiques, écrites comme des notes de journal, ses proses étonnent par leur caractère à la fois immédiat, hors de tout modèle poétique, et leur intense exaltation :

« Mon visage façonné par les mains du vent, humides et molles, pénètre l’espace.
Mon âme est nue, l’Être qui m’entoure se déverse, tombe, vit.
La création est renvoyée par le ciel
— et, comblée d’atomes, s’étale l’immensité profonde, spacieuse. Et j’y respire l’être, l’être circulant, dégagé, affranchi.
Je suis nue autour de moi, subtile, lointaine, intime.
Oh ! Éternité… tu me volatilises !

La liberté nommée par Hilda Bertrand est ici pleine et audacieuse. Dans un langage certes daté, on trouve ici une nouvelle occurrence d’une démarche de définition de soi à travers l’écriture que nous retrouverons plus tard chez d’autres. À la suite de ces publications tardives, Hilda Bertrand publiera un recueil de vers en 1940, Un chemin de l’ascension, où la diversité et la liberté d’écriture détonne sur l’époque :

« Marin, ballotte dans la barque.
Aux Indes, le sel est sacré.
Levez, marins, une rame Ressuscitée.
Un songe est un doigt d’or.
Une laine, un son sur la lèvre oubliés.
Marins, la mille et unième nuit
Est l’empire de Saint-Pierre
Qui porte comme la mer et l’éclair. »

La poésie est parfois le moyen d’expression des situations extrêmes : en 1944, Marguerite Bervoets, à trente ans, est condamnée à mort pour faits de résistance. Elle avait durant la guerre écrit quelques rares poèmes, dont celui-ci qui date de 1941 :

« Après les lanières d’averse battant les hommes,
Criblant leurs os,
Éraflant le plomb de leurs faces,
La peur les vanne sur des routes grenues,
Les rompt sous ses grondantes meules ».

 

DEUX GÉNÉRATIONS

Les singularités que nous avons relevées ne forment guère de fortes tendances communes. Il faut attendre l’après-guerre pour que des lignes de force se dessinent vraiment et que surgisse une vraie génération. Les femmes poètes qui débutent durant la guerre et après, dans les années 1950 et 1960, et dont l’œuvre se prolonge dans les décennies suivantes, paraissent prendre une mesure exacte de leur condition : elles sont femmes, et seront lues comme telles ; quoi qu’elles en aient, leur poésie sera (dite) féminine ; il s’agit dès lors pour elle d’investir ce champ en le transformant. Elles sont les héritières des quelques devancières que nous avons nommées. Elles assureront la construction d’une voix personnelle, propre à chacune.

Sur le plan thématique — de quoi parle la poésie ? — les thèmes « typiquement » féminins sont conservés, nourrissant le désir d’écrire des unes ou des autres : la maternité, mais aussi la condition féminine, la contemplation ou la jouissance de la nature, le lien de la femme avec elle. À tous ces thèmes est lié le corps, vecteur de perception, de sensation, de désir et de jouissance. Chez certaines, en effet, l’amour, passionnel, conjugal, est aussi physique, et la poésie se fait érotique.

Dorénavant et plus que jamais (et comme les quelques prédécesseures nommées plus haut), les femmes se prennent toujours pour objet de leurs poèmes, mais pour chaque poète s’invente une langue propre, se forge une position poétique originale. Et c’est toute la personne de la femme qui est en jeu. En d’autres termes, ce sont d’abord des êtres à part entière qui se définissent à travers leurs poèmes, sujets et femmes. Condition féminine et condition humaine fusionnent dans une poétique qui prend une dimension métaphysique :

Renée Brock (1912-1980) :

« Je porte mon enfant et je porte ma mort.

Ainsi par lui, ainsi par elle,
noués dans ma vie
comme amandes
dans le même noyau,
je m’accomplis tranquille
et simple comme l’amandier » (Poème du sang, 1949).

L’écriture est exigeante, inscrite dans la tradition classique de leurs contemporains chez la plupart, plus exploratoire chez d’autres. Resserrement, netteté, élévation du ton : des stylistiques, des rhétoriques s’inventent et se diversifient.

Voici un poème entier de Françoise Dony (1908-?) docteur en sciences physiques et mathématiques, fonctionnaire de l’ONU —, intitulé « Maternité avec personnages ailés » :

« La mère a biberonné,
Le gamin s’est agité.
L’oiseau tombe du ciel,
Avec un ver au bout du nez.
Les yeux rivés
Sur l’édifiant guignol bouillie,
Mère et enfant sont apaisés.
Le rite s’accomplit.
L’oisillon dort,
La bouche pleine.
La mère est détendue.
Soudain le gamin hurle.
Tout le monde reprend
Au haut de la page » (Ixelles Sainte-Croix, 1957).

"Ixelles Sainte-Croix" de Françoise Dony

« Ixelles Sainte-Croix » de Françoise Dony

C’est dans le corps, toujours lui, que se croisent et fusionnent la jouissance du monde et la notion de la finitude. À cet égard, les femmes poètes ancrent davantage cette métaphysique de l’être et du corps dans l’expérience de celui-ci que ne le fait (en général) la plus grande cérébralité de leurs homologues masculins. Là, dans leur diversité, résident sans doute la richesse et l’importance poétique et historique de ces poètes.
Claire Mousset (1927-1985) :

« Je fais le poids d’un sommeil qui défie
L’irréparable grâce de la mort
Et les remous ténébreux de ce corps
Qu’un songe couche en sa lourde magie » (Le capricorne, 1966)

ou Jeanine Moulin (1912-1998) :

« Qui refuse les fruits verts ?
Pas moi, vie ! Où sont vos arbres ?
Que je cueille mon dessert
avant d’être sous le marbre » (La pierre à feux, 1968).

 

QUELQUES TENDANCES SE DESSINENT

Dans ces années d’immédiat après-guerre, rares sont les femmes poètes dans les parages du surréalisme. Mais se signale l’épouse de Louis Scutenaire, Irène Hamoir dite Irine (1906-1988), dont l’humour absurde affiche une liberté absolue : « J’ai rêvé je ne sais quoi d’un monsieur qui s’appelait Zizi Bredouille » ou :

« J’ai croisé en chemin une belle pirate
Elle a la peau couleur
de feuille rouge
De durs yeux d’albumine
Elle est grande et forte
[…] Dans sa pure chemise la liberté chantait » (Œuvre poétique, 1949)

 

Quant à Madeleine Biefnot (1930-2013), qui fut la compagne de Franz Moreau et qui publia ses premières plaquettes aux Éditions de Montbliard, son sens de l’image surréaliste est des plus libres :

« Le thym court du désir
aimante l’aiguille gantée
Tu m’éveilles des sables béants
des clips poreux de la soif

La mer incohérente éclate
ses chevelures de frise
à la consomption des glaciers » (L’arbre à têtes, 1955).

Enfin Marianne Van Hirtum (1925-1988), dont les premiers recueils datent également des années 1950, a rejoint le groupe surréaliste parisien :

« J’ai tué mon père et ma mère avec une petite fourchette — avec une petite fourchette — les ayant pris pour des oiseaux le long des arbres » (Les insolites, 1956).

Le tournant des années 1950 voit les débuts de quatre poètes de première importance, quatre personnalités certes différentes, mais nourries à la tradition du classicisme formel et thématique, qu’elles incarneront par un investissement variable mais affirmé dans la posture du sujet lyrique. Il y a identification pleine de celui-ci avec la poète chez Lucienne Desnoues (1921-2004) et Anne-Marie Kegels (1912-1994), tandis qu’Andrée Sodenkamp (1906-2004) développera un jeu subtil autour de la figure de l’amoureuse et de l’épouse, et que chez Liliane Wouters (1930-2016), le locuteur, qui s’exprime d’abord au masculin, tend à représenter l’être humain dans sa condition et son universalité 6 .

L’amour n’est plus seulement objet d’exaltation, mais de questionnement, de réflexion. Citons ici cette grande amoureuse que fut Andrée Sodenkamp :

« J’ai parfois aujourd’hui des mains de tâcheron
Fortes pour écrire et libres comme des bêtes.
Ce n’était autrefois que des bouquets de fête
À jeter aux hommes.
Aujourd’hui elles sont à moi,
Manche et cognée,
Et pas du tout ce crucifix
Qu’elles noueraient à ma poitrine » (Sainte terre, 1954, « Mon corps »).

La poésie de cette génération est d’abord une ample manifestation de liberté poétique, et celle-ci souffle où elle veut. Avec autant d’humour que de gravité, Lucienne Desnoues peut chanter la nature, le couple, mais aussi les « Grandes lessives » ou les primeurs, ou même le repassage :

« J’aime le mal de mon bras droit,
Les gros draps lourds comme la Croix,
Les cent faux plis que je déjoue,
L’écru viril, le fil exquis
Et ce fer terrible avec qui
Je simule des joue-à-joue » (La fraîche, 1959).

 

Comme Lucienne Desnoues, Anne-Marie Kegels était d’origine française. Avec celle-ci, elle est sans doute celle chez qui s’épanouissent la plupart des « thèmes » qui parcourent la poésie de femmes : en des Chants de la sourde joie, mue par le « goût impérieux de chanter et de vivre », elle dit la maternité (« Je consens à la fuite ardente de mon fruit »), le corps

« Vous êtes là, mon corps,
ainsi qu’un paysage.
Ô ma claire province où je suis de passage,
je vous vois, je vous sens,
vous m’êtes accordée,
vous êtes mon repaire immense et limité
et j’ai besoin de vous pour me donner les choses »

le couple (« Tu ne sauras de moi qu’une chaleur très sourde, / un silence guettant ta respiration »), l’amour et la mort (« Je caresse ta mort et parle de la mienne »), la mort dans la vie (« Je vous porte, ma mort, comme un petit enfant / assoupi dans mes bras »).

Enfin chez Liliane Wouters, l’inspiration métaphysique est plus marquante encore que chez Kegels. L’être humain est confronté à sa finitude, et le poème se veut lucide pour en prendre acte :

« Mort chaque nuit tu t’allonges
auprès de moi
Je te sens dans mon sommeil
dans mes songes
dans la crainte de mon sang ».

Dès Le bois sec (1960), sa poésie tend à opposer la lucidité métaphysique au doute et au désespoir, la conscience de l’ego :

« Suis-je pas le lieu le centre de mon être souverain » ou « Rien n’existe. Pain, mensonge nourricier du songe corps et le vers frileux qui ronge tes saisons — mensonge encore ».

Cette objectivité poétique s’exprime en vers nets et frappés :

« Ai-je demandé à naître ?
Ai-je accepté de mourir ?
Vivre, serait-ce promettre d’aller, sans plus revenir ?
Sans moi, je reçus la vie.
Sans moi, j’y dois renoncer.
Je refuse qu’on me nie
après m’avoir prononcé. »

 

Durant ce même après-guerre, à dix ans d’intervalle, le monde poétique fut traversé par deux météores, touchés par une grâce que dramatise un destin court, et qui paraissent faire la transition entre cette veine classique dans la forme et une plus grande libération de l’expression poétique.
Les poèmes de Catherine Fauln (1911-1951) se partagent entre une tenue classique qui rappelle celle d’Hélène Du Bois et une fraîche fantaisie proche de l’enfance :

« J’ai rêvé que des prairies avait fleuri sur la mer.
Les bateaux n’y venaient qu’à peine.
Le soleil demeurait toujours à l’horizon,
et la lumière était couchée, toute rouge, sur l’eau. »

Quant à Nicole Houssa (1930-1959), elle fut gagnée par le même gout des comptines et de l’imaginaire :

« À caresser la hanche des regrets
À respirer l’odeur des irréels
À effeuiller les roses d’impossible
Ai-je perdu, qu’ai-je perdu de toi
Ô Dame intemporelle Ô Existence ? »

De façon diverse, cette génération a placé au cœur de l’écriture poétique l’exploration ou l’expression du sujet humain, au moment de l’histoire où précisément la poésie accentue cette inflexion. Dès la fin des années 1950, des femmes poètes prennent acte et possession de ces conquêtes. Le surréalisme est aussi passé par là : l’influence qu’il exerce depuis plusieurs décennies, et singulièrement après la guerre, sur la poésie dans sa généralité, est assimilée par celles qui recourent à l’image libre, surmétaphorisée, hermétique parfois, fortement suggestive. Souvent ces images ont pour objet le sujet lui-même, sa recherche d’une connaissance de soi ou de l’autre :

Janine Couvreur (1934-1958) :

« Nous naissons feuille, ou marbre, Comme un oiseau lâché, retombé sous son aile Dont le vol se confond au vol blanc des éveils, À la craie des silences où naître au fond des mers, Roche animée ou fleuve Au lointain des distances » (Feuille ou marbre, 1957).

Claire Legat (°1938) :

« Paysage lunaire
Cicatrisé dans le sang
Serti dans le silence
Où s’égare un papillon vert de nuit
Paradis perdu de la Joie
Saison des ombres
Où des serres béantes M’arrachent ! » (Faim et soif, 1961).

Vera Feyder (°1939) :

« Je porte une nourriture
qui n’est pas le plaisir de la belle lumière
mais le consentement d’une vague d’épis
à l’obscurité dense qui la fauche
aux miroirs mutilés sur lesquels j’ai dormi » (Le temps démuni, 1961).

Claire Lejeune (1926-2008) :

« Suis-je navire ?
Ma coque épouse la courbe de l’eau, Nacelle ?
Et l’azur s’incurve à mon flanc.
À la fois je suis terre et taupe,
Ma fée de velours, ô ma captive,
Glissant toute battante aux voûtes de mon sang.
Chaque nuit me fait arbre et j’ai l’âme d’un saule,
Veilleuse sourde et toute prise
À drainer une obscure mémoire » (La gangue et le feu, 1962).

Anne-Marie Smal (1929-2007) :

« Tu es l’égal du soleil toi qui brûles de ta propre chaleur, à la hauteur des herbes, sous les oiseaux. Tu es comme l’éclair entre ciel et terre, colonne où ils trouveront leur secrète mesure » (Poème sans titre, 1966).

Liberté poétique et libération de soi, toujours en recherche, vont de pair : Hèlène Prigogine (1921-1988):

« Tes bras m’enlaçant,
j’enlace ma force d’être cette lueur incertaine
que n’importe quel artifice peut éteindre.
C’est là ma seul liberté dans la formule qui nous enserre » (Ici commence un autre temps, 1956).

Deux voix représentent au premier chef la génération émergeant dans les années 1960.
Dans Le pourpre (1966) de Claire Lejeune, puis Infinitif (1967) et Sables (1969) de Françoise Delcarte (1936-1996), les acquis de la précédente atteignent une fusion maximale d’un travail contrôlé sur l’image, d’une rhétorique lucide et d’une netteté de la forme linguistique, au service d’une poétique existentielle où le sujet nourrit la quête de soi d’une confiance mesurée dans le langage :

Claire Lejeune :

« Naître mais revenir sans cesse
pour les funérailles
je pleure mon cocon
je l’enfouis toujours
selon le même rituel
la brèche se guérit
entre mes soirs et mes matins
je me regrette moins
je me célèbre peu
je vais peut-être pouvoir vivre »

Françoise Delcarte :

« Je veux régner sur l’heure la plus exténuée.
Vivre sous la criée du jour qui s’amincit.
Lui faire violence.
Mourir date d’hier.
Aujourd’hui, je m’offense,
Je fais couple avec moi,
Je me donne en public.
Une vieille habitude a voulu que je parle,
Que je me déshérite.
Pourtant, devant le jour qui cède,
et qui s’effrite,
Je m’accouple à la nuit.
J’ai demain dans la peau » (Infinitif).

Et, certes, plus que jamais, on lira toutes femmes écrivant des poèmes, celles-ci ou celles que nous avons évoquées, d’abord et avant tout comme des poètes fondant leur écriture sur leur être entier.

La place nous manque pour évoquer celles qui, commençant à publier dans les années 1970, vont accréditer cet héritage et poursuivre ces voies exploratoires. Leur démarche commune sera de s’inscrire pleinement, au travers du verbe, dans le monde qu’elles habitent, qu’elles se nomment Luce Binot (1926-2013), Jacqueline Hondermarcq (°1935), Lucie Spède (1936-2010), Rose-Marie François (°1939), Lucienne Hoyaux (°1940) ou Geneviève D’Hoop (°1945).
Il conviendrait de repartir de leur cohorte pour poursuivre ce cheminement.

Toute poésie se construit sur un temps présent, mais aussi sur un passé. Tel est celui qui, sur dix décennies, constitue la référence, le riche « matrimoine » dirions-nous, des femmes poètes d’aujourd’hui. Le tournant de l’après-guerre (1945-1970), en particulier, aura tracé les voies qu’arpentent nos contemporaines.



© Gérald Purnelle, Le Carnet et les Instants n° 204 – 4e trimestre 2019, Bruxelles.

© image de couverture : Charles Leirens, portrait de Lucienne Desnoues, 1959, Coll. Musée de la Photographie MPCN 2005/274. Droits réservés.

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