Poésie fenêtre ouverte rassemble sept textes, la plupart précédemment parus dans diverses revues au fil du temps (le premier date de 1991, le dernier de 2023). Le livre s’ouvre sur un « Manifeste pour un Monde Nouveau », écrit en 1992 lors du cinquième centenaire de la « découverte » des Amériques et cosigné par plusieurs poètes issus des deux rives de l’Atlantique ; il se poursuit par une navigation en compagnie de cinq auteurs successifs (Kenneth White, Jean Dumortier, Blaise Cendrars, Jean-Pierre Lemaire et Jean Marc Sourdillon) et s’achève sur un chapitre intitulé « Hors les murs, par-delà les mots », où l’auteur tente de répondre à la question : pour quoi la poésie ?
Loin d’être disparates, les chapitres de cet essai, pourtant écrits à divers moments et dans des circonstances variées, sont reliés par un fil conducteur : un regard spirituel sur le monde, qui transcende les expressions poétiques singulières de chacun des auteurs étudiés. Un tel regard est aujourd’hui urgent et nécessaire, et la poésie est à même de le susciter. En effet, elle « offre un démenti calme, clair et ferme à ce qui verrouille le langage humain dans l’étroitesse du matérialisme, le mensonge du mercantilisme ou l’impasse du nihilisme » (Myriam Watthee-Delmotte).
Il est plus que jamais indispensable d’ouvrir les fenêtres et de respirer large.
Auteur de Poésie fenêtre ouverte
Thierry-Pierre Clément, né en 1954, vit à Bruxelles, en lisière de ville et forêt. Il a publié une dizaine de livres, principalement de poésie. Derniers parus : "Ta seule fontaine est la mer", poèmes (préface de Pierre Dhainaut), éd. À Bouche perdue – Maison internationale de la Poésie, Bruxelles, 2013 (prix Emma Martin) ; "Approche de l’aube", poèmes (préface de Jean-Pierre Lemaire), éd. Ad Solem, Paris, 2018 (prix Aliénor) ; "Poésie fenêtre ouverte", essai (préface de Myriam Watthee-Delmotte), éd. Samsa, Bruxelles, 2024. À paraître en janvier 2025 : "En chemin avec Kenneth White" (collectif, sous la direction de Laurent Margantin et Goulven Le Brech), éd. Tarmac, Nancy. Poèmes, essais et notes de lecture ont été accueillis dans diverses revues. Son travail littéraire reflète un amour profond pour la nature ainsi qu’une attention à la dimension spirituelle de la vie.
Thierry-Pierre CLÉMENT, Poésie fenêtre ouverte : essai, Préface de Myriam Watthee-Delmotte, Samsa, 2024, 178 p., 22 €, ISBN : 9 782875 935755Le 9 octobre 1992, Thierry-Pierre Clément et moi-même recevions à Namur le poète Kenneth White pour un entretien sur la géopoétique, publié avec divers textes sur le sujet dans le numéro 12 de mai 1993 de la revue Sources. White y déclarait :[…] je pense qu’on ne peut plus parler en termes de nations. […] on ne peut plus parler davantage en termes d’identité. Je n’aime pas l’idéologie identitaire. Je peux la comprendre, parce que l’identité quelquefois, dans une situation d’opposition, peut être utile. Mais on ne crée pas à partir d’une identité, on crée à partir…
Les grandes choses. Anthologie poétique 1940-1979
Sur cet iceberg nommé Christian Dotremont , croisant dans les mers polaires, se laissant dériver vers les paysages d’une Laponie fantasmatique et pourtant toujours à portée du regard, voyageur incessant chargé de valises débordantes de manuscrits, de tracts, de livres, de courriers, d’idées et de polémiques, plutôt que de linge, on a déjà beaucoup dit, écrit, et vu. Et ce n’est qu’une juste reconnaissance pour l’un des grands inventeurs (belge de surcroit) de l’art et la littérature européenne du 20e siècle, poète, romancier, co-fondateur de CoBrA, et créateur des « logogrammes ». Sa mort prématurée en 1979, à l’âge de 56 ans, ne lui a cependant pas permis de mesurer lui-même l’envergure de ce massif détaché de la banquise qu’il avait gardé accrochée à ses basques, depuis ses débuts précoces. En 1940, il envoyait ses premiers poèmes à Magritte, Scutenaire et Ubac, qui l’adoubèrent aussitôt au sein du surréalisme bruxellois, avant qu’il n’emprunte, non sans épreuves, d’autres courants plus personnels. Ces premiers poèmes sont ceux d’ Ancienne éternité , écrits et autoédités à 17 ans, et dédiés à une jeune femme, Doris. Le sentiment amoureux, chez Dotremont, déploiera jusqu’à la fin de ses jours les vertus – et les désastres – d’un puissant philtre magique : la « beauté convulsive » et ses effets seront peut-être le seul point fondamental d’entente entre Dotremont et Breton. « L’été d’un cil / bal d’un feu que j’aime » Deux livres viennent de paraitre, et déterminent les formes, la taille et l’ampleur poétique de ce qui, sous la surface des eaux, a pu se dérober à des yeux peu ou mal orientés. Le premier ouvrage est, enfin peut-on écrire, une édition en poche – donc accessible à un public potentiellement élargi –, dans la collection « Poésie » chez Gallimard, d’une très large sélection, en ordre chronologique, des poèmes jetés comme des bouteilles à la mer par Dotremont dès 1940. Une anthologie poétique est souvent délicate à composer. Le travail est ici mené de main de maitre par Michel Sicard , érudit familier de l’œuvre et du poète, à qui l’on devait déjà, entre nombreuses publications autour d’Alechinsky et de CoBrA, l’édition en 1998 et 2004, d’un fort volume des Œuvres poétique complètes de Dotremont.Vingt années ont passé. De nombreux recueils épuisés ont été réédités, des œuvres restées inédites (notamment conservées par Alechinsky, quelques autres amis, son frère Guy) sont sorties de l’ombre, d’autres proses poétiques publiées en revues ou en catalogues d’expositions se trouvent ici également rassemblées, en témoigne une bibliographie rigoureuse de précisions. L’édition de cet ensemble est un réel événement, aussi brûlant d’émotions que d’émerveillements. Il donne à voir les parts cachées ou méconnues de l’iceberg, et la totale liberté d’écriture qui s’en échappe. Dotremont poète peut apparaitre naïf, idéaliste, changeant, obsessionnel, d’une endurance à tout va, épuisé, rageur, ou encore désespéré : à chaque page, c’est une même sincérité d’écriture qui se révèle, qu’il s’agisse de pasticher une chansonnette, de détourner un poème célèbre, de s’inspirer de quelques-uns de ses maitres (après l’éclat rimbaldien, le lyrisme charnel d’Eluard ne compta pas pour peu), d’incorporer des éléments lexicaux ou syntaxiques venus des langues et des paysages nordiques, de secouer la prose, voire de scinder et redistribuer des phonèmes en mots nouveaux, créant ainsi une lecture moins linéaire, parfois proche du haïku. « Le dessin de mon voyage / ne voyait plus que du langage » À chacun de suivre à son gré les déambulations et errances de ce solitaire contraint, toujours en quête de relations amoureuses ou amicales, autant que de découvertes plastiques : sa connivence avec les peintres et les « œuvres partagées » est depuis CoBrA un acquis essentiel. Dans cette anthologie, les thématiques récurrentes de Dotremont apparaissent sans frein : l’amour, la maladie, le tragique, le voyage, les paysages des Fagnes belges comme ceux de Laponie, le jeu avec les mots et la ponctuation, l’humour farceur, la colère, jusqu’aux émois d’une petite enfance déjà nourrie de la blancheur nordique par le biais de gouvernantes scandinaves – et là, parfois on songe à Scutenaire disant préférer sa légende écrite (par ses soins) à son histoire (réellement vécue).Autre apport de qualité dans ce volume paru chez Gallimard : la reprise en postface, du texte lumineux rédigé par Yves Bonnefoy pour l’édition 1998 des Œuvres poétiques complètes au Mercure de France. Ce dernier avait partagé avec Dotremont, de 1946 à 1952, un très modeste hôtel parisien, et bouillonnait tout autant de projets, d’idées, de revues, de rencontres, et de post-surréalisme : les prémices de CoBrA. Bonnefoy livre sur l’homme, son univers personnel, son attrait pour les signes, écrits et dessinés, ses élans créateurs de « peintures-mots », son attitude ambivalente entre appréhension et plénitude du vide, des pages à la fois éclairantes, sans complaisances, et amicales. « Je brise donc je crée » Le second ouvrage publié correspondra davantage, lui, aux attentes des lecteurs qui, déjà familiers de l’œuvre et de Dotremont, universitaires, chercheurs, ou observateurs de l’histoire des avant-gardes, souhaitent entrer dans l’exploration approfondie des ressources du créateur des logogrammes. Dans le cadre de l’exposition « Christian Dotremont, peintre de l’écriture », présentée à Bruxelles en 2022 pour le centenaire de sa naissance , les Archives et Musée de la Littérature et les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique avaient organisé une journée d’études. Le volume édité – dans une nouvelle présentation graphique de la collection Archives du Futur, qu’il faut saluer – comporte une dizaine d’études de chercheurs qui, déjà, prennent des voies moins familières. Ainsi, la question du son et de la musique chez un poète qui se présentait comme affublé de « surdité » ou « quasi amusique »… quand son père, l’écrivain Stanislas Dotremont ne manquait pas de talent musical. Art d’attitude (rebelle) ? Dotremont eut pourtant des rapports avec une série de musiciens, des jazzmen de Liège notamment, mais aussi des artistes de CoBrA, comme le compositeur Jacques Calonne ou l’écrivain Michel Butor. Autre chemin, celui du cinéma expérimental d’après-guerre, essentiellement présenté au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, soit un lieu stratégique d’implantation artistique pour un nouveau venu, et un terrain sur lequel Dotremont tenta d’intervenir, en vain, comme créateur après la Seconde Guerre (et malgré ses chroniques de cinéma). Et si la spontanéité revendiquée dans leurs pratiques par Dotremont et ses compagnons de CoBrA n’avait pas été si proche de cette liberté totale, presque automatique, qu’ils revendiquaient ? Une variante plastique de l’écriture chère aux premiers surréalistes, mais battue en brèche par la réalité des faits… De même Dotremont n’hésite pas non plus à se créer une «posture » d’artiste-créateur, dans les représentations photographiques qu’il donne de sa personne, telles qu’on peut le voir sur les images soigneusement composées de Serge Vandercam, Georges Thiry ou Christian Carez. Ces études permettent de prendre quelques distances avec les possibles mystifications personnelles. Elles sont accompagnées d’un inventaire très instructif du fonds des Archives Dotremont, déposées aux AML par la Fondation Roi Baudouin. Enfin, un choix de lettres (à Alechinsky, au moment de la mort d’Asger Jorn, ou avec le poète Paul Colinet), accompagné de textes restés inédits (encore), donne des angles d’approche qui affinent le portrait du poète et de ses œuvres protéiformes. Alain Delaunois Plus d’information…
Le 19 octobre 2019… Une date tout droit sortie du « monde d’avant », celui où il était encore loisible de se réunir devant une scène de concert ou un grand écran, à la tablée d’un restaurant ou, pourquoi pas, pour entendre parler de poésie. C’est ce qui se passait à Bruxelles, ce samedi-là, à l’occasion d’une des rencontres internationales organisées par le Journal des Poètes . Afin de « célébrer cette émotion appelée poésie », les participants y évoquaient tour à tour une figure, belge ou non, et par-delà des voix s’exprimant dans des registres très différents. L’émotion, c’est en effet ce qui relie des personnalités aussi diverses que Norge, Joseph Orban, Marcel Piqueray ou Salvatore Quasimodo. Le volume s’ouvre sur une évocation presque intime signée Jean-Marc Sourdillon , éditeur à la Pléiade des œuvres de Philippe Jaccottet. Les poèmes de Jaccottet y sont envisagés dans leur résonance interrogative la plus profonde, comme des questions dont la béance même garantit l’existence. « Une façon […] non pas d’expliquer ou d’analyser le réel, comme le font les sciences ou la philosophie, mais de l’aimer ou de le redouter ».De Joseph Orban, qu’elle connut très bien, Danielle Bajomée trace un portrait ajouré de failles touchantes, « entre ombre et indigo » : « Je l’ai presque toujours perçu comme un garçon triste, sombrement lumineux, peu aimable, toxique parfois, mais à l’esprit pur », écrit-elle. Sa réflexion se détache pourtant de son ancrage biographique pour accéder à une lecture très fine des proses brutes, jusqu’à la violence, d’Orban. Elle souligne aussi le paradoxe – qui chez le poète n’est souvent que dynamique de style – d’une écriture où l’ignoble s’exprime avec une jubilation métaphorique confinant à la préciosité. C’est que, jusqu’à ses derniers jours, Joseph Orban aura ouvert, sur le réel et les mots pour le dire, des yeux d’enfants éblouis qui conservaient intact leur sens du merveilleux. Judith Chavanne est poétesse et aussi essayiste, avec une étude sur Jaccottet justement. Dans le présent ensemble, elle a pourtant préféré savourer le silence qui émane des mots laissés par le poète Allemand Reiner Kunze (né en 1933). Alors qu’il est connu et reconnu en Allemagne, Kunze est moins familier pour le public francophone, qui peut cependant le découvrir à la faveur d’une traduction d’ Invitation à une tasse de thé au jasmin (Cheyne, 2013). Cette « anthologie », établie par Kunze personnellement, constitue l’entrée idéale dans son œuvre et sert de fil conducteur à l’exploration menée par Judith Chavanne, qui nous amène à découvrir une production où le problème éthique prend toute son importance : Kunze a commis l’erreur littéraire, partant morale, de se faire, pendant un temps, le chantre du régime communiste. Jusqu’à ce qu’il porte sur le monde qui l’entoure « un regard éclairé ». Un retour à l’élémentarité des choses le dessille et marque le début de sa dissidence intérieure. Le programme, périlleux à appliquer dans la RDA des années 60, vaut encore en 2021 : « S’en tenir / à la terre // Ne pas jeter d’ombre / sur d’autres // Être dans l’ombre des autres / une clarté. »Qu’il s’agisse encore des pages consacrées à André Schmitz, Salvatore Quasimodo, Franz Moreau, Norge ou Marcel Piqueray, les interventions rassemblées ici dépassent le niveau de la simple étude formelle pour accéder à celui de l’interpellation métaphysique. À chacun,…