Poésie fenêtre ouverte rassemble sept textes, la plupart précédemment parus dans diverses revues au fil du temps (le premier date de 1991, le dernier de 2023). Le livre s’ouvre sur un « Manifeste pour un Monde Nouveau », écrit en 1992 lors du cinquième centenaire de la « découverte » des Amériques et cosigné par plusieurs poètes issus des deux rives de l’Atlantique ; il se poursuit par une navigation en compagnie de cinq auteurs successifs (Kenneth White, Jean Dumortier, Blaise Cendrars, Jean-Pierre Lemaire et Jean Marc Sourdillon) et s’achève sur un chapitre intitulé « Hors les murs, par-delà les mots », où l’auteur tente de répondre à la question : pour quoi la poésie ?
Loin d’être disparates, les chapitres de cet essai, pourtant écrits à divers moments et dans des circonstances variées, sont reliés par un fil conducteur : un regard spirituel sur le monde, qui transcende les expressions poétiques singulières de chacun des auteurs étudiés. Un tel regard est aujourd’hui urgent et nécessaire, et la poésie est à même de le susciter. En effet, elle « offre un démenti calme, clair et ferme à ce qui verrouille le langage humain dans l’étroitesse du matérialisme, le mensonge du mercantilisme ou l’impasse du nihilisme » (Myriam Watthee-Delmotte).
Il est plus que jamais indispensable d’ouvrir les fenêtres et de respirer large.
Auteur de Poésie fenêtre ouverte
Poète avant tout, Thierry-Pierre Clément est aussi essayiste et romancier. Entre autres publications : Approche de l’aube (poèmes, préface de Jean-Pierre Lemaire, éd. Ad Solem, 2018, prix Aliénor), Poésie fenêtre ouverte (essai, préface de Myriam Watthee-Delmotte, éd. Samsa, 2024). Il a collaboré à de nombreuses revues (poèmes, articles, notes de lecture) et figure dans diverses anthologies. Certains de ses poèmes ont été traduits en italien, en grec, en turc et en persan. Nourri par un lien fort avec la nature, son travail littéraire, plusieurs fois primé, traduit une attention profonde à la dimension spirituelle de la vie.
Thierry-Pierre CLÉMENT, Poésie fenêtre ouverte : essai, Préface de Myriam Watthee-Delmotte, Samsa, 2024, 178 p., 22 €, ISBN : 9 782875 935755Le 9 octobre 1992, Thierry-Pierre Clément et moi-même recevions à Namur le poète Kenneth White pour un entretien sur la géopoétique, publié avec divers textes sur le sujet dans le numéro 12 de mai 1993 de la revue Sources. White y déclarait :[…] je pense qu’on ne peut plus parler en termes de nations. […] on ne peut plus parler davantage en termes d’identité. Je n’aime pas l’idéologie identitaire. Je peux la comprendre, parce que l’identité quelquefois, dans une situation d’opposition, peut être utile. Mais on ne crée pas à partir d’une identité, on crée à partir…
Dépassons l’anti-art. Écrits sur l’art, le cinéma et la littérature
Nous sommes en 1960. Une revue danoise sollicite Christian Dotremont pour retracer l’apport spécifique des artistes danois à l’art expérimental et au mouvement CoBrA. Mais CoBrA s’est dissout en 1951, peu après sa 2e et dernière exposition internationale qui s’est tenue à Liège. Les artistes du groupe, qu’ils soient hollandais, danois, belges, français, et autres, ont continué à tracer leur chemin, n’ignorent plus Paris dont ils s’étaient écartés en 1948, et la capitale française les accueille plutôt mieux. Alors Dotremont, un peu ennuyé, revient aux sources, vingt ans plus tôt : la création en 1941 d’un périodique danois, Helhesten , et d’un groupe réunissant des créateurs, architectes, peintres, dessinateurs, sculpteurs, poètes… dans une spontanéité expressionniste, un intérêt pour le primitivisme et une effervescence interdisciplinaire qui sera l’une des clés à venir de CoBrA. Du pays nordique, un peu plus « provincial », et moins influencé par les grands courants en « isme » de l’avant-garde artistique internationale, Dotremont retient encore sa capacité à résister à une civilisation de la mécanisation, de l’esprit technique (on dirait aujourd’hui : technologique), « tactique et scientifique qui gangrène l’esprit humain » . À la peinture constructiviste ou « abstraite-froide » , aux « constructions pures et parfaites (…) tracées à la règle et au compas » des bâtiments de l’Expo universelle de 1958 à Bruxelles, Dotremont oppose la capacité de l’art nordique à s’ancrer étroitement dans les éléments naturels (la terre, la mer) et à devenir de plus en plus « un refuge pour la sensibilité immédiate, pour la joie éternelle des ponts, et pour la poésie cosmique de la nature ». Cette prédominance de la nature et du vivant, si justement réaffirmée avec force de nos jours, demeure une présence constante chez l’artiste des « logoneiges » : un poème de peu de mots, tracé avec un bâton dans la neige de Laponie, donc par essence éphémère, et qu’on peut apparenter à une forme de Land Art. Art et expérimentations Et ce texte, aussi éclairant sur le corpus de pensée et d’écriture du poète-voyageur en 1960 que sur sa relecture, après-coup, de l’histoire de CoBrA et de ses composants, est l’une des découvertes que l’on peut faire dans Dépassons l’anti-art (titre emprunté à un logogramme), un imposant ensemble de textes en prose de Dotremont, réunis et édités par Stéphane Massonet . Les quatrièmes de couverture vendent parfois du vent. Mais ce n’est assurément pas le cas ici, face à cet ouvrage de près de mille pages, dévoilant effectivement « une encyclopédie des artistes expérimentaux de la seconde moitié du XXe siècle » et présentant « comment les échanges avec les peintres nourrissent profondément la réflexion de Dotremont autour de l’écriture et de sa graphie » . Ce travail colossal, mené durant plusieurs années par Stéphane Massonet, rassemble plus de deux cents articles, textes, notes de lectures, préfaces… disséminés dans différents livres, catalogues ou revues, et rédigés par Dotremont, depuis son entrée au sein du groupe surréaliste belge jusqu’aux derniers écrits du créateur des logogrammes, malade et reclus dans sa chambre-atelier de la pension « Pluie de roses » à Tervuren.Le volume s’ouvre tout d’abord sur un texte rédigé en 1958, où Dotremont documente longuement la naissance de CoBrA, après le passage par le surréalisme (Magritte, Nougé, Breton) et l’expérience déçue (et décevante) du Surréalisme-Révolutionnaire. Une première section présente ensuite les textes tournant plus explicitement autour du surréalisme. On peut y lire un Dotremont polémiste, attaquant à bon droit Jacques Van Melkebeke, peintre et journaliste ami de Jacobs et Hergé, qui dans les journaux autorisés par les nazis sous l’Occupation s’en était pris à Picasso – Melkebeke fut à la Libération condamné pour collaboration. Ou un éloge de Cocteau, qui froissa durablement ses amis surréalistes. Et encore un autre de Paul Eluard, laudateur de Staline dans ses Poèmes politiques qui venaient de paraître. S’il raille dans un tract «Les Grands Transparents » de Breton, Dotremont en garde des figures essentielles, Poe, Lautréamont, Baudelaire, Roussel, Picasso, et met en exergue, dans la « Nouvelle NRF », la singularité du langage et du surréalisme de Paul Nougé – dont Mariën en 1956 sortait de l’ombre les œuvres restées jusque-là clandestines. Vers la « cobraïde » La deuxième section, de loin la plus abondante, est placée sous l’égide de CoBrA. Elle est effectivement l’occasion pour Dotremont de rallier à lui, parfois stratégiquement, toute une série d’artistes qui sont passés par le Surréalisme-Révolutionnaire puis CoBrA, ou qui, par une exposition, une publication, ont rejoint à un moment donné ce qu’il nommait « La cobraïde ». Certains y sont évidemment au premier plan en tant que membres à part entière, Jorn, Alechinsky, Appel, Atlan, Jacobsen, Corneille, Constant, Heerup, Ubac, Reinhoud … D’autres sont là au titre de « compagnons de route » et d’affinités électives, tels Armand Permantier, Louis Van Lint, Oscar Dominguez, Maurice Wijckaert ou Marcel Havrenne. On retrouve également tout l’esprit (et l’humour distancié ou potache) de Dotremont, qui par transitions osées et parfois contradictions vivantes, élabore peu à peu sa propre définition d’un « art expérimental ». Sa principale caractéristique pourrait être de ne jamais succomber à un néo-académisme, en ce compris celui de « l’anti-art ». On l’aura saisi, cet ouvrage témoigne de l’impératif désir de vie et d’expériences nouvelles qui anima Dotremont, et constitue une lecture passionnante d’un bout à l’autre. Abordant par bien des angles des situations qui nous restent contemporaines, elle ne devrait pas combler que les seuls spécialistes…
Le 19 octobre 2019… Une date tout droit sortie du « monde d’avant », celui où il était encore loisible de se réunir devant une scène de concert ou un grand écran, à la tablée d’un restaurant ou, pourquoi pas, pour entendre parler de poésie. C’est ce qui se passait à Bruxelles, ce samedi-là, à l’occasion d’une des rencontres internationales organisées par le Journal des Poètes . Afin de « célébrer cette émotion appelée poésie », les participants y évoquaient tour à tour une figure, belge ou non, et par-delà des voix s’exprimant dans des registres très différents. L’émotion, c’est en effet ce qui relie des personnalités aussi diverses que Norge, Joseph Orban, Marcel Piqueray ou Salvatore Quasimodo. Le volume s’ouvre sur une évocation presque intime signée Jean-Marc Sourdillon , éditeur à la Pléiade des œuvres de Philippe Jaccottet. Les poèmes de Jaccottet y sont envisagés dans leur résonance interrogative la plus profonde, comme des questions dont la béance même garantit l’existence. « Une façon […] non pas d’expliquer ou d’analyser le réel, comme le font les sciences ou la philosophie, mais de l’aimer ou de le redouter ».De Joseph Orban, qu’elle connut très bien, Danielle Bajomée trace un portrait ajouré de failles touchantes, « entre ombre et indigo » : « Je l’ai presque toujours perçu comme un garçon triste, sombrement lumineux, peu aimable, toxique parfois, mais à l’esprit pur », écrit-elle. Sa réflexion se détache pourtant de son ancrage biographique pour accéder à une lecture très fine des proses brutes, jusqu’à la violence, d’Orban. Elle souligne aussi le paradoxe – qui chez le poète n’est souvent que dynamique de style – d’une écriture où l’ignoble s’exprime avec une jubilation métaphorique confinant à la préciosité. C’est que, jusqu’à ses derniers jours, Joseph Orban aura ouvert, sur le réel et les mots pour le dire, des yeux d’enfants éblouis qui conservaient intact leur sens du merveilleux. Judith Chavanne est poétesse et aussi essayiste, avec une étude sur Jaccottet justement. Dans le présent ensemble, elle a pourtant préféré savourer le silence qui émane des mots laissés par le poète Allemand Reiner Kunze (né en 1933). Alors qu’il est connu et reconnu en Allemagne, Kunze est moins familier pour le public francophone, qui peut cependant le découvrir à la faveur d’une traduction d’ Invitation à une tasse de thé au jasmin (Cheyne, 2013). Cette « anthologie », établie par Kunze personnellement, constitue l’entrée idéale dans son œuvre et sert de fil conducteur à l’exploration menée par Judith Chavanne, qui nous amène à découvrir une production où le problème éthique prend toute son importance : Kunze a commis l’erreur littéraire, partant morale, de se faire, pendant un temps, le chantre du régime communiste. Jusqu’à ce qu’il porte sur le monde qui l’entoure « un regard éclairé ». Un retour à l’élémentarité des choses le dessille et marque le début de sa dissidence intérieure. Le programme, périlleux à appliquer dans la RDA des années 60, vaut encore en 2021 : « S’en tenir / à la terre // Ne pas jeter d’ombre / sur d’autres // Être dans l’ombre des autres / une clarté. »Qu’il s’agisse encore des pages consacrées à André Schmitz, Salvatore Quasimodo, Franz Moreau, Norge ou Marcel Piqueray, les interventions rassemblées ici dépassent le niveau de la simple étude formelle pour accéder à celui de l’interpellation métaphysique. À chacun,…