« En territoire pictural nos yeux se délectent des mouvements d’hésitation ou de décision de la main. Quand on délègue aux mots ce qui ne sort pas forcément d’une boîte de couleurs, les relire imprimés (le livre montre le net et le net m’inquiète) donne des envies de retouches.
Vieilles habitudes du peintre qui travaille uniquement sur manuscrit : le tableau même. Mettons qu’une raison de nature me fait revenir sur mes pas typographiques ; encore que, dans la foulée, mon crayon fonce ici vers de nouvelles pages. » Pierre Alechinsky nous a livré, dans trois ouvrages publiés dans les années 1990 (Lettre suit, 1992 ; Baluchon et ricochets, 1994 ; Remarques marginales, 1997) des souvenirs, des impressions et plein d’anecdotes. Les artistes qu’il a connu tout au long de sa longue carrière artistique, les personnages les plus disparates, les situations les plus cocasses et inattendues prennent forme sous la plume de cet artiste franco-belge qui se révèle aussi créatif en littérature qu’en peinture.
Ambidextre est né de la réunion des ces trois volumes parus chez Gallimard et quelques ajouts.
Il est enrichi d’une iconographie originale sélectionnée par l’artiste pour cet ouvrage, sorte de cabinet de curiosités artistiques.
Auteur de Ambidextre
Pierre ALECHINSKY, Ambidextre, Gallimard, 2019, 464 p., 102 illustrations, 39 €, ISBN : 978-2-07-286842-9Mais quelles furent donc les fées magiciennes qui, avec amour des couleurs kaléidoscopiques, attention malicieuse, et espièglerie des mots, se penchèrent sur le berceau de ce nouveau-né, devenu au cours de la seconde moitié du 20e siècle l’un des plus grands artistes vivants, et qui, au 21e, l’est resté ? L’on découvre avec plaisir une multitude de réponses possibles, aussi justes et tonifiantes les unes que les autres, dans Ambidextre, le nouvel ouvrage – en toutes lettres et illustrations – de Pierre Alechinsky.Lire aussi : Pierre, papier, ciseaux : Alechinsky à l’atelier (C.I. 205)Il y est pas…
Être moi, toujours plus fort. Les paysages intérieurs de Léon Spilliaert
Après Monet ( L’adieu au paysage. Les nymphéas de Claude Monet , La Différence, Monet, impressions de l’étang , Arléa), Rothko ( Mark Rothko, rêver de ne pas être , Arléa), Nicolas de Staël ( Nicolas de Staël, le vertige et la foi , Arléa), Goya ( Visions de Goya, l’éclat dans le désastre , Arléa, prix Malraux 2019 ), le dialogue que Stéphane Lambert noue avec la peinture se porte sur Léon Spilliaert. Proximité, sismographe de poète, affinités électives, démarche questionnante qui décloisonne l’œuvre et la vie et plonge à mains nues dans l’imaginaire des peintres : ce quatuor compose moins une méthode qu’un embrasement passionné. Dans Être moi, toujours plus fort. Les paysages intérieurs de Léon Spilliaert , Stéphane Lambert livre un récit à deux voix, celle du peintre Spilliaert, celle du narrateur-auteur. Lire aussi : Histoires de vie, des rencontres risquées entre réel et imaginaire (C.I. 190) Comment, un siècle plus tard, mettre ses pas dans ceux de cet artiste né en 1881 à Ostende, qui déclina dans des œuvres marquées par l’inquiétude et l’angoisse la station balnéaire, la puissance de la mer, la nuit — fût-elle en plein jour ? Un subtil jeu d’échos, voire de miroir, s’établit entre ces deux voix qui, davantage qu’être séparées par le temps, se tiennent à distance du tumulte du monde des hommes. Peintre de l’intériorité, Spilliaert a trouvé en Stéphane Lambert un lecteur guidé par les Muses de la sensation et de la voyance.L’essai campe une scène fondatrice, aurorale, de nature géographique, plus exactement psychogéographique : la naissance de Spilliaert à Ostende, un lieu à la lisière de la terre ferme et de l’eau. De même que la ville d’Ostende est construite sur deux éléments antagonistes — la terre et l’eau —, le peintre des espaces nocturnes et vides, de l’errance nimbée de fantastique, navigue entre solidité terrienne et évanescence aqueuse. Comme si la singularité du lieu où il naquit, passa sa jeunesse et une grande partie de sa vie adulte s’était réverbérée dans son caractère, dans son être-au-monde… Richement ponctué par des œuvres de Spilliaert (datées des années 1901-1910, à l’exception de Troncs noueux de 1938), construit sur l’alternance des deux voix, l’essai restitue le voyage de Spilliaert sur les terres de l’inquiétante étrangeté. Étrangeté de la mer du Nord, de l’Océan disait-il, étrangeté de l’existence, opaque comme le flux et le reflux des marées, des sensations, rapport trouble au monde du dehors et au monde intérieur : l’intranquillité de la mer, son appétit d’ogre (« chaque tempête réclame son âme à dévorer ») résonne avec celle de Spilliaert qui, questionnant l’essence des choses, des êtres, des paysages, mettra en forme le réel perçu en le nimbant d’irréalité. Début du 20e siècle : un tremblement d’irréalité décolle les étants, les matières d’eux-mêmes et fait de Spilliaert le spectateur d’un monde par rapport auquel il demeure étranger. Début du 21e siècle : sur les traces de Spilliaert, à Bruxelles, à Ostende, Stéphane Lambert fait l’expérience d’une faille entre soi et le monde, d’un dénivelé irrelevable entre le visible et l’invisible, le dicible et l’indicible. C’est sur cette faille que l’art se construit. Sœur de celle de Pessoa, l’intranquillité comme tonalité des dessins, des lavis se traduit dans des paysages désorientés, mangés par l’obscurité, désertés par l’humain, dans des autoportraits rongés par le doute. L’Océan est toujours le même, et toujours changé. Le sable est un sol sans mémoire. Je cours derrière l’angoisse qui me pousse. Mes pas effacés s’amoncellent dans une manne inconnue. Ce que je cherche se trouve de l’autre côté. Toujours de l’autre côté. Mettre ses pas dans ceux de Spilliaert, ressusciter les rencontres qu’il eut avec Ensor, les symbolistes, Maeterlinck, Verhaeren (dont Spilliaert illustra les œuvres), avec Zweig, évoquer son mariage, sa venue à Bruxelles, c’est pour Stéphane Lambert descendre en rêveur éveillé dans le vertige immobile, teinté d’onirisme, qui imprègne ses toiles, son existence, c’est s’ouvrir à l’inapaisement de la démarche artistique. Le dialogue, le voyage impulsés par Stéphane Lambert métamorphosent le fantôme de Spilliaert en contemporain revenu à la vie. La grâce de l’écriture est d’abolir…