Autrice de Habiter en oiseau
Comment déterritorialiser les pratiques scientifiques, sortir de l’attention exclusive à l’universel pour s’ouvrir aux récits des individualités animales ? Comment tenter de penser en oiseau et non sur eux ? Dans Habiter en oiseau, Vinciane Despret, auteur d’une œuvre décisive qui décloture les savoirs et secoue leur anthropocentrisme (Quand le loup habitera avec l’agneau, Être bête, Penser comme un rat, Au bonheur des morts….) nous livre un voyage éthologique au pays des oiseaux. Au nombre des réquisits de sa démarche : une exploration de modes d’attention négligés par les scientifiques, un éloge de la lenteur, du « ralentir », un déplacement des questions que l’on pose aux animaux observés. Écouter les chants du merle, comprendre…
Jan BAETENS , Un monde à collectionner , Herbe qui tremble, coll. « D’autre part »,…
Bestiaire de lumière : Plongée dans les aventures lumineuses du vivant
Jeremie BRUGIDOU , Bestiaire de lumière. Plongée dans les aventures lumineuses du vivant , L’ogre, coll. « Lucioles », 2025, 264 p ., 22 € , ISBN : 9782377562329Repenser notre relation au monde, nos façons de sentir, de communiquer, de concevoir notre coexistence avec les autres règnes du vivant à partir de la lumière, telle est l’ambition que se donne Jeremie Brugidou dans son essai aussi magistral que révolutionnaire intitulé Bestiaire de lumière. Plongée dans les aventures lumineuses du vivant . Sous la guise de chapitres conçus comme des paliers, l’artiste-chercheur Jeremie Brugidou, auteur de Ici, la Béringie (Ed. de l’Ogre), Vers une écologie de l’apparition : la biomedialuminescence du cinéma (Ed. Mimésis, un essai consacré à James Cameron) mobilise un questionnement tout à la fois écologique, philosophique, scientifique, éthologique et artistique sur le phénomène de la bioluminescence. Nous conviant à l’imaginaire des abysses, à une rencontre avec les « créatures-lumière », les lucioles, les bactéries lumineuses, les poulpe abyssaux luminescents et autres organismes générant des mondes photoniques, l’essai s’ouvre une révolution écophilosophique : déconstruire nos schèmes de pensée, nos perceptions de la lumière en troquant les cieux pour les abysses, la vision icarienne pour une multisensorialité des profondeurs. L’image primordiale de notre pensée semble être : éclairer l’obscurité par la lumière humaine pour pouvoir habiter le monde. Et pourtant. Et si au contraire, nos lumières nous empêchaient d’accéder au monde ? (…) Les créatures lumineuses peuvent-elles nous enseigner quelque chose à propos de nos relations à la lumière, aux autres créatures, au monde ? D’emblée, Jeremie Brugidou déboulonne deux présupposés qui nous font rater la rencontre avec la lumière : d’une part sa perception comme image de l’intellect humain, d’autre part sa réduction à une fonction instrumentale (éclairer). À partir des leçons que nous procurent les organismes marins et le cinéma qui « fait voir la lumière en action », nous sommes plongés dans un ouvrage qui nous donne à vivre, à comprendre, à sentir cette immersion dans les grands fonds obscurs, au plus loin de notre « idolâtrie » de la lumière. La descente dans les mystères des fonds pélagiques de la grande bleue, l’observation des interactions symbiotiques entre la sèche et la bactérie, la danse des concepts avec Gilles Deleuze, Pier Paolo Pasolini, Lynn Margulis, David Abram, Walter Benjamin, Jean Painlevé et tant d’autres soulèvent des mondes inconnus bâillonnés par le paradigme humain, nous montrent comment notre folie de l’éclairage, notre production industrielle d’une pollution lumineuse désastreuse pour les écosystèmes, pour l’environnement nous a rendus aveugles. S’appuyant sur Pasolini, sur la lecture des lucioles pasoliniennes par Didi-Huberman, Jeremie Brugidou opère la généalogie des différents types de lumières, analyse l’imaginaire politique lié aux variétés de lumière, « celles qui dominent et celles qui résistent », celles qui se situent du côté du pouvoir, du totalitaire, celles qui expriment la puissance, l’émancipation. Le mouvement éthologique, conceptuel, sensoriel que cet essai inouï met en œuvre est littéralement acté dans le corps du texte qui nous invite à emprunter une pensée amphibie, à descendre en apnée au fil des trois chapitres-paliers de plongée et à déconstruire les transcendantaux épistémologiques et ontologiques derrière notre vision de la lumière. Traversant les terres du neutrino, des photons, du Big Bang, du septième art, du capitaine Nemo, de la bio-sémiotique, de la photosophie, des alliances avec les princes des abysses, il engage les lecteurs dans des devenirs et alerte sur les énormes pressions, les dangers écocidaires, les folies extractivistes qui pèsent sur les grands fonds océaniques, sur leur biodiversité. Il pose à nouveaux frais la question de la responsabilité des humains dans leur volonté d’exploiter désormais leurs ressources en cobalt, manganèse, une exploitation qui signerait la destruction des écosystèmes sous-marins. Il rappelle l’insuffisance du droit international des océans et, explorant les interactions avec les vies non-humaines, déploie une pensée éthologique « accordant au vivant non-humain de produire aussi du sens. » Véronique Bergen Aux antipodes d'une conception de la lumière comme une métaphore de l'esprit humain qui éclaire le monde, la plus grande partie de la biomasse de notre planète multiplie des partenariats lumineux. De la simple observation à la relation symbiotique, elle développe de nombreuses formes d'attention à l'autre, que notre surluminosité menace et rend invisible. Jeremie Brugidou, avec son Bestiaire de lumière, plonge progressivement dans les profondeurs obscures de l'océan à la rencontre de ces lumières vivantes avec l'intuition quelles peuvent profondément bouleverser notre rapport au vivant. À partir de cet essai anthropologique sur la bioluminescence, il nous invite à déconstruire le rapport que nous avons à la lumière et à repenser la place que nous prenons dans le monde. « Dans les profondeurs, pour percevoir le monde, il ne faut pas éclairer davantage, mais apprendre à regarder autrement. » La zone des océans située 200 mètres en-dessous de la surface abrite la plus grande communauté de vivants de la planète. Dans la « twilight zone », là où les rayons de soleil ne passent plus, dans ce qui nous apparaît comme une obscurité totale, des bactéries, crevettes, méduses, poissons, forment un bestiaire aux lueurs hypnotiques. Si on y allume une lampe, on ne voit plus rien d'autre que le reflet de notre propre lumière dans les particules en suspension. Alors si l'on veut prendre conscience de ce qui nous entoure, il faut tout simplement éteindre la lumière et laisser les lumières vivantes révéler toute la vie qui s'y déploie et les relations qu'elles permettent. Bienvenue…
Camp Est : journal d’une ethnologue dans une prison de Kanaky-Nouvelle-Calédonie
Ethnologue, écrivaine, autrice de La maison de l’âme (Editions Maelström, 2010), Chantal Deltenre livre dans Camp Est un journal de terrain qui évoque la mission d’observation ethnograhique en milieu carcéral dont elle a été chargée. Étrangère à la culture kanak, au monde calédonien et extérieure à l’institution pénitentiaire, elle côtoie durant un mois le « Camp Est » situé sur l’île de Nou, une prison de Nouméa dont elle décrit et analyse le fonctionnement, les cercles de violence physique, structurelle, sociale, symbolique, mais aussi les enjeux et l’impensé. Le récit est avant tout celui d’un dépaysement, d’un saut dans un monde doublement inconnu (culture kanak, monde mélanésien et espace carcéral), d’une attention à la dimension coloniale de l’institution pénitentiaire. Toujours placée sous la souveraineté de la République française, la Nouvelle-Calédonie a très tôt été conçue par la France coloniale comme une terre de bagnes sur laquelle expédier les détenus de droit commun ou politiques (quatre mille Communards, dont Louise Michel, furent transférés dans des pénitenciers calédoniens). Ce qui frappe Chantal Deltenre, ce sont les suicides des jeunes détenus, la composition de la population, à majorité kanak (90% de détenus kanak, presque toujours issus de quartiers défavorisés, de squats), la minorité de prisonniers caldoches, d’origine européenne, la crise identitaire, psychique que l’enfermement induit. L’ethnologue recueille les témoignages des différents acteurs, interroge l’écartèlement de ces jeunes entre une culture tribale dont ils sont coupés et un monde post-colonial dont les effets racialistes, la ségrégation identitaire, les ravages sociétaux sont prégnants. Prisme, miroir grossissant permettant de radiographier l’état de la société calédonienne actuelle, le Camp Est « placé sous la tutelle de l’État français » sert aussi de révélateur mettant en lumière les dysfonctionements, les conditions inhumaines de survie dans les prisons françaises (surpopulation, traitements humiliants et dégradants, absence d’une politique suffisante de prévention et de réinsertion sociale, logique sécuritaire et répressive créant des citoyens de seconde zone, stigmatisés…).Comme l’écrit Marie Salün dans sa postface : « Sentiment de vertige face au gouffre qui s’ouvre sous nos pieds, à l’heure de la construction programmée, d’ici 2027, de 15 000 places supplémentaires dans les prisons françaises. Puisse son texte faire réfléchir à la fuite en avant que constitue cette politique pénale ». Reconduisant les inégalités, produisant de la délinquance, la prison n’est-elle pas obsolète, en son principe ou dans les formes, dans la logique qu’elle adopte ? Au fil de son enquête quotidienne, Chantal Deltenre se heurte à un monde de détresses, de souffrances qui se traduisent par des actes d’automutilation, par des suicides de détenus. Elle relie la fonction politique des centres de détention, de la gestion des délits, l’utilisation de la main-d’œuvre pénale sous-payée à « l’histoire coloniale de la Nouvelle-Calédonie » qui « est précisément celle d’une succession d’enfermements », d’une destruction de la culture kanak. Chassées de leurs terres, spoliées, privées de droits politiques (jusqu’en 1946), les populations autochtones se voient parquées dans des réserves. Sans réduire la délinquance juvénile à une perte de repères, elle-même liée à la mise en crise du mode de vie clanique sous l’effet de la colonisation, Chantal Deltenre pointe les faisceaux étiologiques, les continuités entre l’espace carcéral des réserves et la fonction actuelle de la prison. Soulignant la décohésion sociale engendrée par le heurt d’une effroyable violence entre société indigène et modèle occidental, elle étudie, de l’intérieur, les modalités de contrôle social.Histoire de regards, de rencontres, d’empathie, ouvrage décisif, Camp Est ouvre la méthodologie ethnographique à l’expérience vécue que la chercheuse traverse, une expérience qui la modifie, qui infléchit son enquête, qui déporte les enjeux épistémologiques, les outils scientifiques vers un horizon politique et éthique subjectivement assumé. Véronique Bergen Plus d’information En 2016, Chantal Deltenre se voit confier une mission d’observation ethnographique par l’administration pénitentiaire française au « Camp Est », la prison de Nouméa en Nouvelle-Calédonie. Elle y est demeurée un mois. Étrangère à l’univers carcéral tout autant qu’au monde calédonien, elle en rapporte un récit qui plonge le lecteur de plain-pied dans un centre de détention directement hérité…