Le point de départ d’un texte philosophique sur l’écriture de Guyotat pourrait être la question de l’illisibilité de cette œuvre, avec tout ce que cela implique comme attention à porter notamment sur le « dehors » du texte. L’illisibilité des textes de Guyotat fait se porter l’attention en creux sur tout le dispositif d’écriture-lecture qui borde cette écriture : en effet, étant donné que les « trames narratives » sont sapées, tout autant que la « psychologie des personnages…
Auteur de Du toucher. Essai sur Pierre Guyotat
Plaisirs Suivi de Messages secrets : entretiens avec Patricia Boyer de Latour
Le doute, la mémoire, l’amour, le double, Venise, la musique, les Primitifs flamands, les visages, les miroirs, la Belgique… autant de portes d’entrée du voyage qui mena Dominique Rolin et Patricia Boyer de Latour à tisser un ensemble d’entretiens réunis sous le titre Plaisirs. Dès 1999, bien après Les marais, Le lit, La maison la forêt , Le corps, Les éclairs, à l’époque où paraissent des œuvres majeures comme La rénovation, Journal amoureux , débute une série d’échanges placés sous le signe de « la promenade dans un jardin » (Rolin), le jardin Rolin dont les fleurs s’appellent le doute, la passion, l’enfance, l’écriture comme « investissement total de l’être ». Une des lames de fond de l’univers existentiel et créateur de Dominique Rolin, sur laquelle elle revient sans relâche, a pour nom le doute. Non pas un doute cartésien qui, s’hyperbolisant, accouche d’une certitude irréfragable, mais un doute énergisant, qui, sans se convertir en conviction ferme, transmue la peur en force mentale. En dépit d’une irréconciliation avec soi, du démon de l’inquiétude, des « mouvements noirs » d’une enfance marquée par un père qui la rejette, l’écrivain et dessinatrice tire de sa dualité une vocation à l’allégresse. « Je vis en permanence sur deux niveaux : il y a l’extrême bonheur de vivre, et l’extrême peur de vivre ». Au fil des entretiens, Dominique Rolin exhume les alluvions de l’œuvre, les nappes phréatiques qui l’impulsent : les territoires de l’enfance à Boitsfort, de la forêt de Soignes, la fibre mystique, les sortilèges du rêve et de la surréalité, la fascination pour Breughel, Vermeer, Rembrandt, les élans oniriques des Primitifs flamands et la passion inouïe, éternelle qui la lie à Philippe Sollers… Lire aussi : Sollers-Rolin : une constellation épistolaire (C.I. n° 201) Art de vivre, l’écriture est inséparable de l’amour, consubstantielle à la présence de l’Amoureux, Jim/Philippe Sollers qui la sauve, qui « l’embryonne » (Sollers), qui lui ouvre leur port d’élection, Venise, et les vertiges de la musique. La découverte du jazz, de la musique classique, la révélation de la lumière australe, des canaux de la Sérénissime surgissent comme des expériences qui transforment la pratique de l’écriture. Abordant la littérature sous l’angle d’un laboratoire de vie, Dominique Rolin écoute, capte les phénomènes qui relancent son souffle de liberté. Transie par le temps, la substance de l’écriture est celle des transformations, des métamorphoses, des renouvellements formels, sensitifs, conceptuels. « Ma rencontre avec Jim [Philippe Sollers] a complètement transformé mon écriture. Écrire et tenir le coup, c’est se laisser secouer sismiquement par tous les événements extérieurs et toutes les évolutions intérieures qui en sont la conséquence. Il faut l’exercice d’un talent cru, le sens du rêve… ». Lire aussi : notre recension des Lettres à Philippe Sollers 1958-1980 Les textes qui composent Messages secrets ont pour origine les entretiens réalisés par Patricia Boyer de Latour entre 2007 et 2009. Celle qui vivra presque un siècle (1913-2012) entre alors dans sa nonante-quatrième année. Méditations sur la sur-vie, sur l’après-vie, sur les songes, conversion à la foi, coexistence proustienne du présent (l’appartement le « Veineux » rue de Verneuil à Paris) et du jadis (la maison d’enfance à Boitsfort), ces textes condensent une métaphysique de la sensation, une phénoménologie des existants. Ils explorent l’écriture comme expérience intérieure proche du sacré, évoquent les amours avant Sollers — Robert Denoël, Bernard Milleret —, les extases artistiques — les Mémoires de Saint-Simon, Breughel l’Ancien —, les amitiés avec Violette Leduc, Raymond Queneau, Roger Nimier ou encore l’attirance pour les escaliers en tant que passages du temps et lieux secrets. « La forêt des mots » que Dominique Rolin planta, de livre en livre, s’offre comme la prolongation de son amour pour les forêts de sa jeunesse. Ces forêts que, pris dans une spirale suicidaire, le XXIème siècle massacre, ces étendues boisées qu’on assassine, provoquant l’effondrement irréversible de la biodiversité, l’auteur de L’infini chez soi, L’enragé (sur Breughel) , Les géraniums les vénère avec la lucidité de qui sait qu’il n’y a monde que dans l’alliance entre les formes du vivant et que la disparition de la richesse des espèces animales et végétales prélude à notre anéantissement. Une ville est l’œuvre des hommes, mais les arbres… Ils donnent de la sève aux immeubles, aux rues et à cet environnement qui sans eux serait coupé de son âme. Nous devrions leur en être éternellement reconnaissants […] J’ai été élevée dans cet amour des forêts et je me souviens très bien de mes premières sensations, de mes premiers rêves et de mes premiers contacts liés à cette nature ombreuse,…
Des lucioles et des ruines : Quatre récits pour un éveil écologique
Athane ADRAHANE , Des lucioles et des ruines. Quatre récits pour un éveil écologique , Le Pommier, 2024, 336 p., 22 € / ePub : 14,99 € , ISBN : 9782746526891Il est des livres qui bondissent comme des chiens-loups, qui prennent à bras le corps la question de nos rapports au vivant et lancent un chant en faveur de nouveaux dialogues avec le monde, les humains, la faune, les arbres, les océans. Philosophe, artiste pluridisciplinaire, écrivaine, photographe, chanteuse, Athane Adrahane ouvre un chantier de réflexions, de pratiques éthopoétiques qui, s’appuyant sur les puissances du récit, délivre des cailloux de Petite Poucette afin de ne pas se résigner au monde des ruines qui compose notre présent. Les alliés qu’Athane Adrahane choisit afin de retisser des liens harmonieux avec les formes du vivant, afin d’habiter autrement la Terre, de retisser le monde compose comme un portrait en creux (au-delà du « Je » personnel) de l’autrice. Les quatre voix littéraires élues forment une boussole de textes-actions afin de nous orienter dans un monde qui sombre. Il s’agit de Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier, de L’homme qui plantait des arbres de Jean Giono, de Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… de Christiane Flescherinow et du Petit Prince de Saint-Exupéry. Ces quatre éco-récits hétérogènes se livrent comme des intercesseurs nous éveillant aux manières de nous déprendre de la pensée dualiste opposant l’humain au monde, d’en finir avec la hiérarchie au sommet de laquelle trône l’homos sapiens. Ce qu’ils nous révèlent, chacun avec leurs harmoniques, c’est notre appartenance au monde. La disparition des mondes du rhinocéros blanc, des bonobos, des forêts, des êtres sacrifiés par le néolibéralisme signera immanquablement celle des humains. Désastres écologiques, désastres relationnels, désastres économiques. Ces effondrements et saccages hantent nos actualités (…) Il arrive aussi qu’au sein de ce que l’on pense totalement sec et éteint survivent des graines de possible, des braises de rêve, des sources en dormance. Dans le désert, il y a de la vie et des oasis. Armée d’une lucidité sans faille, Athane Adrahane sait que les actions militantes, les combats écologiques n’endigueront pas les mégadestructions en cours, ne feront pas revenir les milliards d’animaux disparus, d’arbres partis en fumée. Ranimant la question spinoziste « que peut un corps ? », elle interroge ce que peuvent les corps des récits (humains mais aussi non-humains), le corps de la Terre blessée, aux abois. Si, creusant une pensée engagée qui excède la pensée du soin, du « care », si, face à l’urgence à agir, elle mesure la fragilité, la puissance impuissante des dispositifs narratifs, elle en explore la capacité à réinventer le dialogue, tissé d’affects et d’une pensée sensible, avec la planète. À la Terre vue comme une esclave, une manne de ressources, un objet à exploiter jusqu’à ce que mort s’ensuive, Tournier, Giono, Christiane F., Saint-Exupéry mais aussi Isabelle Stengers, Vinciane Despret, Starhawk, UrsulaK. Le Guin, Gilles Deleuze, Félix Guattari, David Abram, Baptiste Morizot, Aldo Leopold, Davi Kopenawa, les peuples autochtones… opposent la perception de la Terre comme sujet, comme « personne à honorer ». À toutes celles et tous ceux qui écrivent les dernières mesures du requiem du vivant, qui se pensent encore maîtres et possesseurs de la nature, Athane Adrahane lance un contre-chant de vie — des vies souvent minuscules —, de victoires sur la bétonisation des sols et des esprits. Les appels à un archipel d’actions locales, à des réinventions de lien avec le cosmos, les questionnements sur les manières harmonieuses, respectueuses d’habiter la Terre n’engagent rien moins qu’une remise en question de la propriété privée. Chacun des chapitres des Lucioles et des ruines. Quatre récits pour un éveil écologique se présente comme un massif de graines qui fécondent des alliances, qui « repeuplent le paysage » (Isabelle Stengers). Cesser de penser à échelle d’homme, « penser ‘comme une montagne’ exige de se décentrer, de ‘prendre en conte’ non seulement le point de vue humain, mais aussi la diversité des points de vie qui façonnent un biotope et qui, de par leur interaction, en assurent (ou non) la grande santé. ». Il n’y pas d’égalité entre forces de destruction et forces de créations, entre ruines et lucioles. Même au cœur de la dévastation actuelle, de la destruction sans retour de l’environnement, des écosystèmes, il y aura toujours des lucioles, des agencements improbables, têtus, qui surgiront des ruines. L’art du combat poético-politique, l’éthique de la terre, Athane Adrahane les met en œuvre non seulement dans ses recherches, ses textes, mais aussi dans ses engagements avec d’autres collectifs humains ou non-humains. Écrit par une sœur du Petit Prince, cet essai fulgure comme une luciole. Ou plutôt comme un essaim de lucioles qui, souvent, déjouent les mégaprojets écocidaires et réensauvagent les corps et les consciences. Véronique Bergen Depuis des siècles, nous nous orientons avec la boussole de l’exception humaine, qui émousse notre rapport au vivant, notre sensibilité. Quand ce n’est pas l’ampleur sidérante des enjeux écologiques qui nous anesthésie. Athane Adrahane nous engage ici, par l’art du récit, à raviver notre dialogue intime avec le monde. Entrelaçant les voix de grands intercesseurs (Giono, Tournier, Saint-Exupéry, Christiane F.), elle dessille notre regard sur sa beauté, comme sur notre pouvoir de le ravager – soulignant ainsi quel rôle essentiel la littérature peut jouer aujourd’hui. Car au sein d’un monde en ruines où tant de voix disparaissent, il est encore des foyers de lumière et de vitalité, quelques précieuses lucioles, à préserver, et d’autres histoires que celle…