Accoudé sur Les Cerfs (2014), Peau de louve (2019) et Sauvage est celui qui se sauve (2022), ce premier volet d’entretien se déploie autour de trois axes : le langage, les frontières et la déconstruction.
Adèle revient dans le village de pêcheurs de sa grand-mère Maria, là où elle a passé toutes ses vacances scolaires. Ce village a vu naître tous ses jeux d’enfant, ainsi que cette infaillible relation entre une vieille femme et sa petite-fille. Ce village est aujourd’hui déserté de ses pêcheurs et de ses âmes, la ville les ayant tous appelés. Adèle ne sait plus très bien où elle en est. Un homme, Nicolas, traîne dans sa tête. Le fruit de leur amour grandit dans son ventre. Doit-elle garder ce petit être alors qu’elle ne rêve que de partir en mer ? De mener une vie d’aventurière à travers vents et marées comme son héroïne d’enfance, la pirate Anne Bonny ? Après tout, les femmes n’ont peut-être pas leur place parmi les matelots. Et que faire de Nicolas ? L’attendrait-il…
Quand l’art du récit se noue à la voix du conte, les mots se soulèvent pour évoquer le monde de ceux qui n’ont pas droit au chapitre. Les exilés, les êtres que traverse la fêlure, les animaux, les forêts. Après Pour ne plus jamais perdre, Les cerfs (couronné par le prix triennal de littérature de la Ville de Tournai), publiés tous deux aux éditions Esperluète, l’écrivain et comédienne Veronika Mabardi s’avance avec Peau de louve dans un récit en vers qui renoue avec la fiction vue comme parole magique, à effets performatifs. Le « il était une fois » placé en ouverture du récit (qui a été porté à la scène) pose d’emblée son royaume : un royaume à l’écart du système, des places distribuées et des lois du marché, un royaume où les excommuniés,…
J’écris : voici mon frère, il n’a fait que passer, mais la phrase ment. Alors je cherche les traces qu’il a laissées dans le regard des autres. Il me relie à eux. Qu’est-ce qui s’est inscrit en eux de son passage ? Suivre le fil : plonger sous la matière, là où s’emmêlent et se confondent les fibres, rejoindre la surface, reprendre. Les mots de Veronika Mabardi circonscrivent en pointillé les contours de la perte et tracent, d’un même mouvement, l’empreinte d’un corps qui jamais n’a pu se résoudre à respecter les limites. Ce corps est celui de son frère, Shin Do Mabardi, arrivé à l’âge de cinq ans dans cette famille d’intellectuels de gauche, douce et généreuse, depuis la Corée du Sud. En dépit de l’amour qui l’attend de pied ferme et amortit…
Veronika MABARDI, Loin de Linden suivi de Adèle, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2023, 280 p., 9 €, ISBN : 9782875685919Cet automne, Veronika Mabardi est entrée dans la collection patrimoniale Espace Nord avec la réédition de deux textes à l’image de son œuvre, subtils et lumineux, originellement publiés par Émile Lansman. Pensés pour le théâtre, Loin de Linden et Adèle continuent de bouger en dépit de leur figement sur le papier, tant ils convoquent d’émotions et remuent les souvenirs, les langues et les cultures. Ces deux textes incarnent remarquablement le double sens de l’anglais moved, bref écho au plurilinguisme et au code switching[1] dont débordent ces histoires intimes exposées avec une grande conscience du système (ou contexte) dans lequel…