Il n’y a sans doute jamais eu d’âge d’or pour les écrivains. À toutes les époques ils ont dû se débrouiller dans des conditions parfois simplement difficiles, et le plus souvent impossibles. Le monde s’est toujours très bien organisé pour se passer de ses auteurs vivants. Ce n’est pas qu’il soit exclu a priori de vivre de sa plume, ou de trouver une place dans la société : c’est que la littérature n’est pas un métier, mais une transgression du langage, dont le rôle est de donner aux mots un sens qu’ils n’ont pas. Elle produit ainsi, autre part que dans le copié-collé du réel, une représentation de la vie que rien ne peut remplacer. Malgré le flou artistique, fait de légendes et de contre-vérités, qui s’attache à la création littéraire pour la réduire au simple récit de ce qui est quantifiable, le travail de l’écrivain n’est pas du tout achevé : il se poursuit, il dure, il recommence sans cesse, avec d’autant plus de radicalité qu’il est frappé d’invisibilité. Le contexte dans lequel il s’exerce aujourd’hui lui impose d’user de l’écriture comme d’une arme secrète : violente et cachée.
Auteur de Un sang d’écrivain
Luc DELLISSE, Un sang d’écrivain, Lettre volée, 2020, 154 p., 20 €, ISBN : 9782873175467Le dernier livre de Luc Dellisse, Un sang d’écrivain, rejoint la redoutable et lucide position de moraliste que l’auteur avait déjà développée dans son récent Libre comme Robinson. Le style chez Dellisse n’est pas cette habilleuse élégante des dramas qui font chorus dans la panne de recul critique de notre temps. Le style contre l’écriture, pourrait-on dire. Dellisse démonte le style porté comme un masque, le style comme simulacre…C’est exactement de cet opposé que vit Luc Dellisse, le style chez lui est une machine de guerre, une position de l’esprit, une morale du regard, un gisement toujours…
Eve Bonfanti et Yves Hunstad, accueillir l'inattendu : dialogue avec Frédérique Dolphijn
On connaît déjà les différentes collections littéraires et imagées des éditions belges Esperluète , cette maison qui soigne particulièrement les écritures singulières alliées à un art visuel de choix. La rentrée littéraire est pour Esperluète l’occasion de présenter une toute nouvelle collection, « Orbe », qui offre à lire, sous la forme des dialogues, des réflexions d’auteurs à propos de leur pratique d’écriture et de lecture. « Qui suis je ? C’est la question que les autres posent – et elle est sans réponse. Moi ? Je suis ma langue » écrivait si justement le poète palestinien Mahmoud Darwish dans Une rime pour les Mu’allaqât en 1995. C’est par cette question complexe posée à l’auteur que s’entame chacun des dialogues d’« Orbe » . On habite sa langue moins qu’elle nous habite, moins qu’elle nous façonne et qu’elle nous hante. Disons-le : la langue évolue moins avec nous que nous auprès d’elle. Avec « Orbe », il est question de définir ce qui, pour chaque auteur a provoqué un désir lié à l’écrit. Ce désir, individuel et propre à chacun, s’inscrit dans un rapport au monde, à soi et à la lecture. L’enjeu, ici, sera de découvrir différents mécanismes et processus d’écriture et de création.La collection se veut ouverte à tous les genres littéraires, qu’il s’agisse du roman, de poésie, de nouvelles, de traduction, de théâtre, d’un scénario de film, de bande dessinée ou de littérature de jeunesse. Elle s’adresse à ceux qui s’intéressent au processus d’écriture ou aux auteurs interrogés en particulier, ainsi qu’aux enseignants et participants des ateliers d’écriture.Initiée par l’écrivain et cinéaste Frédérique Dolphijn , la collection présente trois premiers ouvrages dont elle signe le dialogue. Pour chacun d’eux, elle a choisi des mots à l’intention des auteurs. Ces derniers ont été piochés de manière aléatoire, les uns après les autres, et ont initié le début d’un nouveau chapitre et d’une ébauche de réflexion.L’emploi de la deuxième personne, tu , lors de chacun des entretiens, souligne le caractère spontané et non artificiel des dires de l’interrogeant comme de l’interrogé. Nul besoin de faire beau, ici, et c’est ce qui émeut dans le propos : d’entendre les rires et les hésitations entre les lignes nous fait nous, lecteurs, prendre part au dialogue à notre tour. Ève Bonfanti et Yves Hunstad, Accueillir l’inattendu Comment écrire pour enfin dire en public ? Dans cette conversation, il sera question de théâtre et d’une certaine écriture de la transmission.Eve Bonfanti et Yves Hunstad, tous deux acteurs et auteurs de théâtre, ont décidé de mêler leur virtuosité pour fonder la compagnie La fabrique imaginaire . Écrire en duo implique le challenge de la symbiose et de l’entente qui force à passer outre les questions d’égo. Deux écritures faites une, en perpétuel mouvement, donc, inattendue ; en allers-retours de l’une à l’autre, où le public est partie prenante de la création et interroge sans cesse l’auteur. Imprévu Yves : On parle bien de l’écriture… Dans l’acte de jouer, il y a zéro imprévu. Sauf s’il y a un accident qui vient de l’extérieur. Mais de notre part, on ne crée pas d’imprévu quand on joue. On espère qu’il arrive pour orienter l’écriture, pour l’enrichir. Eve : Cet imprévu positif, là dans l’écriture et qui est reproduit après de manière illusoire dans le jeu, provoque une tension… presque une supra conscience dans le cerveau du public… Tout se tend vers ce moment : qu’est-ce qui va se passer ? Colette Nys-Mazure, Quelque chose se déploie C’est par ce dialogue avec Colette Nys-Mazure que s’est lancée la collection « Orbe ».Grande lectrice et enseignante inaltérable, l’incontournable poète, nouvelliste, romancière et essayiste dont l’œuvre a été récompensée de nombreux prix incarne plusieurs facettes de l’écriture poétique. Elle pose, dans ses pages comme dans son quotidien, un regard et une attention soutenus aux autres et à leurs écritures. L’autre C’est vraiment exigeant, l’autre… C’est à la fois l’autre en soi… d’étrange, de différent, d’inquiétant ; c’est l’autre, immédiat, avec qui on vit avec qui on tente de composer (…) Dans les livres que je fréquente, il y a une part des auteurs que j’ai appris à connaître. Mais il y a aussi tous ceux que j’ai envie de découvrir, que je ne connais absolument pas, et qui sont à des milliers de kilomètres de mes préoccupations ou de mes façons d’écrire (…) Il y a une rencontre avec un livre… mais une rencontre qui présuppose des deux côtés une disponibilité. Jaco Van Dormael, Écrire le chaos Qui sommes-nous ? Qu’est-ce que le sens, existe-t-il un sens, que faire de ce chaos qui nous traverse ? Cinéaste de l’imaginaire et de ce qu’il peut y avoir de grand dans l’enfance, Jaco Van Dormael pose chacune de ses réponses sous le signe du questionnement. Se définissant, à la suite de Luigi Pirandello, comme « Un, personne et cent mille », il interroge avec nous le processus de création.C’est à l’écriture de scénario que Frédéric Dolphijn s’intéresse avec Jaco Van Dormael. On y découvre comment, écriture à part entière, elle induit également une création multiforme. Incarnation Celui qui incarne le plus, c’est l’acteur. C’est en ça que l’écriture que je fais est une écriture collective ! C’est à dire que je vis avec des fantômes pendant des années, dont je note les conversations par bribes, qui me sont très familiers, pour lesquels parfois j’ai de l’amour, parce que je les connais bien. Ils changent de visage régulièrement. (…) ce sont des « multi personnages. (…) En général on dit qu’il y a trois écritures : l’écriture du scénario, l’écriture sur le plateau et l’écriture au montage. On ne parle jamais de la quatrième écriture, la plus importante : celle du spectateur qui retient certaines choses, en oublie d’autres, inverse les scènes, fait dire à tel personnage des choses qu’il n’a pas dites, et qui se réapproprie le film. Victoire de Changy Dans cette conversation, il sera question de théâtre et de l’écriture de la transmission. Comment dire pour un public ? Le spectateur devient partie prenante de la création dans les interrogations de ces deux auteurs de théâtre. Eve Bonfanti et Yves Hunstad ont décidé de mêler leurs talents ; écrire en duo implique une symbiose et une entente de travail qui dépasse les questions d’ego. La finalité est directement au centre du processus. Il ne s’agit donc pas de double jeu mais de construire cette présence à l’autre, induire la lecture d’un spectacle, l’écoute d’un texte. Accueillir l’inattendu, c’est admettre cette place du jeu, de l’improvisation, de l’accident et de l’imprévu. C’est le faire sien pour mieux avancer dans le processus d’écriture. Écriture qui se place ici clairement dans l’oralité, le son et le sens des mots faisant un, le jeu de l’acteur participant à l’écriture... Partageant avec générosité et enthousiasme ces moments d’écriture, Eve Bonfanti et Yves Hunstad mêlent leurs voix à celle de Frédérique Dolphijn pour une conversation…
La collection d’essais tirés des conférences prononcées lors de ces rencontres privilégiées que sont les Midis de la poésie comptait déjà, parmi les grands noms qui l’émaillent, Pasolini, Brecht, Bauchau, Duras, Aragon… Grâce à l’étude que livre Gérald Purnelle, professeur à l’Université de Liège, deux Liégeois viennent rejoindre cette cohorte d’éminences : Jacques Izoard et François Jacqmin. Comparer deux poètes, ou plutôt deux voix poétiques, est un exercice plus complexe qu’il n’y paraît. Il ne s’agit pas de superposer des citations ni de computer des corrélations lexicales ; encore faut-il sonder au cœur et aux reins leur œuvre respective, via les récurrences thématiques, les fantasmes, le ton, la vision dont elle est porteuse. Une naissance et une mort en région liégeoise augmentées d’une contemporanéité d’écriture ne suffisent en effet pas à fonder une connivence entre poètes, même si elles permettent d’entrevoir quelques traits de parenté.Gérald Purnelle a très bien mis en exergue les différences de tempérament des deux hommes, et ce sans entrer dans le détail de leur intimité vécue, mais en se plaçant d’emblée sur le terrain de leur ethos social comme littéraire.Quelles silhouettes, et quelles carrures que celles de ces frères séparés. D’un côté, Jacques Delmotte au pseudonyme de col alpin, « militant » de la cause poétique, qui s’y dépense sans compter, s’y brûlera ; homme de réseaux (il n’a jamais cessé de publier concomitamment aux plus grandes enseignes et dans des revues éphémères, confidentielles) et de rencontres (pas un seul « écrivant » à Liège pour ignorer le passeur magnifique qu’il fut) ; professeur, qui savait susciter l’éveil à la fécondité de la langue française parmi ses classes de techniques / professionnelles, par exemple en leur livrant en pâture un « poème du jour » à discuter, dépecer, noter sur dix ; diseur enfin à la sensualité directe, poète tactile, rebelle jusqu’au bout au(x) cloisonnement(s). De l’autre, François Jacqmin, homme d’un seul nom de famille, avouant volontiers que la découverte de la poésie marqua une « fracture » dans son existence, manifestée par un « manque d’adhésion généralisé », ce qui n’est pas sans évoquer un certain Henri Michaux ; compagnon de route – y avait-il une autre manière d’en être ? – du surréalisme d’après-guerre, s’auto-désignant comme « le membre le plus tranquille de la Belgique sauvage » ; homme du retrait, du confinement de sa parole, de la divulgation au compte-goutte, qui publie son premier recueil d’importance, Les Saisons , à l’orée de la cinquantaine en se tenant loin des coteries, des logiques de conquête du champ. Jacqmin, silentiaire d’un empire intérieur à dimension de jardin.Gérald Purnelle a parfaitement saisi à quel point « l’écriture poétique d’Izoard et de Jacqmin se fonde également sur une permanente perception du monde comme origine et, comme enjeu, sur l’inscription du sujet dans ce monde et dans le langage ». Ce postulat explique la réticence – le refus ? – manifestée par Izoard à intellectualiser le réel, et à l’inverse les ressorts émotionnels, frisant l’extase, qui sont présents dans l’expression de Jacqmin ? Et là où Izoard entre en contact avec des matières, des étoffes, usant sans vergogne de l’œil, du doigt, de la langue, du sexe, Jacqmin approche par cercles concentriques, franchissant par paliers les couches invisibles qui ceignent l’essence des choses. Une essence qui, évidemment, se révèle évanescence.Le verbe est alors ressenti tout différemment de part et d’autre. Pour Jacqmin, il y a une inaptitude à exprimer les profondeurs du sensible : ainsi explique-t-il dans un entretien accordé à Revue et corrigée au mitan des années 80 : Je considère que c’est une injure vis-à-vis du monde que de le désigner, que de lui coller un verbe sur le dos et de dire à cet objet « voilà ce que tu es ». Et je ne fais pas plus confiance à ma pensée qu’au langage, ce qui veut dire que la situation est tout à fait bloquée. On retrouve la contradiction dans le fait que je continue d’écrire. Pour Izoard, par contre, qui exerce son écriture comme un décloisonnement, le langage est vecteur de projection vers l’autre. Ne pas se retrancher derrière les vocables, mais faire en sorte qu’ils soient le salutaire fil conducteur allant de l’un à l’autre. Briser ainsi le halo de vide autour des êtres, les aimer. ( extrait de Ce manteau de pauvreté , 1962 )Le mérite d’une telle étude, au-delà de l’outil d’analyse qu’elle fournit, est de constituer un irrésistible incitant à se ressourcer, d’un mouvement parallèle, chez Jacqmin et Izoard, recto et verso d’une même lecture réenchanteresse du monde, avers et revers d’une même obole versée à la poésie."Izoard et Jacqmin : deux poètes belges, qui comptent désormais parmi les plus importants et les plus marquants de la deuxième moitié du XXe siècle, et que tout paraît opposer, à commencer par leur personnalité, leur parcours, et surtout leur écriture poétique. On propose ici un parcours parallèle, afin de dégager les points de vue qui les distinguent, pour ensuite examiner ceux sur lesquels, sans doute moins attendus, mais peut-être plus profonds, ils se rapprocheraient davantage. Le poème est pour Izoard comme pour Jacqmin le chemin, laborieux ou fulgurant, qui doit pouvoir mener d'un pôle, la sensation, à un autre, l'expression, dans un perpétuel désir de jouissance : écrire serait ainsi le moyen projeté d'une conservation de cette jouissance. Jouissance des objets, des corps, de la nature et des mots chez…
Présente le texte essentiel du mouvement situationniste écrit en 1962 et publié dans les…