Selon toute vraisemblance

RÉSUMÉ

Ayguesparse poète, Ayguesparse romancier, Ayguesparse critique ont longtemps occulté le nouvelliste, et cela méritait réparation. D’autant que les principales préoccupations de cet écrivain majeur (1900-1996) se retrouvent dans les trois recueils qu’il publia entre 1962 et 1985.

Selon toute vraisemblance, Le Partage des jours, La Nuit de Polastri nous révèlent aussi la diversité de ses attentions, la vaste gamme de ses registres. Il a une visée principale : celle…

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Ce jour d'été, nul ne sait encore ce que sera ce jour qui connaît le ciel le plus pur. Par quelle atroce malice, plus qu'une autre a-t-il la saveur indicible de la vie et l'aube se promène-t-elle, frileuse, nue, innocente, dans les longues avenues désertes où le vent de la nuit a dessiné ses rides de poussière, alors qu'au bord de la mer une veille blanche s'éveille dans la certitude affolante que la guerre a commencé. Issue d'obscures palabres, elle libère ses forces démentes. Comme des sauterelles géantes, le fusil au bout du bras levé, les maures sautent des cargos sur l'appontement et le bruit de leurs souliers cloutés écorche le silence. Portées par la houle, leurs voix criardes déchirent la torpeur des tavernes du port, et soudain revit dans les mémoires la terreur ancestrale des massacres. Trop tard, il est trop tard. Rien n'empêchera leur meute de déferler sur le pays. Rien ne pourra plus els arrêter de tuer. Ô mon amour, nous entrons de plain-pied dans l'horreur de la guerre. Allongés au fond de la cour de l'école, les premiers fusillés ont l'air de rêver dans une flaque d'ombre oubliée par la nuit. La mort promène partout son écœurante odeur de charnier. Larmes des vivants, larmes bues, silencieuses, desséchées sur leurs visages que leur sel ronge, larmes des femmes muettes, raidies dans la laine noire de la douleur. Toujours ce ciel incroyablement bleu au-dessus des morts, et ce bruit de verre brisé des vitres que chaque obus fait voler en éclats comme les débris d'un bonheur détruit à jamais. Nié, tout ce que le mot bonheur contient, l'amour inexprimable, les caresses des corps, les merveilles fragiles du rêve, et soudain la ville chavire dans l'anéantissement. Murs absentes, lits fantômes, étagère en porte-à-faux, lustres qui tournoient dans le vide, où commence, où finit l'illusion, où marche-t-on dans la réalité de la guerre, accompagnés des hululements des ambulances? Ô mon amour, qui pourrait dire qu'il sera encore vivant ce soir dans cette ville dévastée, incendiée par les bombes, mais toujours respirante, intraitable? Écoute. Comme dans un cauchemar, des maisons trouées s'élève la litanie obsédante des radios. Une voix de femme, harassée, acharnée, née de la haine, une voix de femme se démène, renaît sans cesse des ruines, exhorte à vivre, à combattre. De l'autre côté de la route où les camions roulent vers la mer dans la lessive jaune du soir, les fuyards crient que les Maures arrivent, et leurs voix se perdent dans les bruits de ferraille, ils crient qu'il les ont vus descendre la plus longue rue du village, ils crient des mots que personne ne comprend, que personne n'a le temps d'écouter, ils racontent comme d'une horde de sorciers véloces, bondissant de porte en porte, éventrant les volets baissés de la crosse de leur fusil, lâchant tous les dix pas un coup de feu dans une fenêtre sur une ombre suspecte, puis repartent en avant comme des automates, les fuyards crient qu'il en sort de partout, une nuée de spectres couverts de cuir et d'acier, ils crient que rien ne peut plus arrêter les tueurs, et les camions continuent de rouler vers la nuit dans l'opaque poussière blême qui camoufle les arbres de la route. Un seul coup de pouce, et tout s'est défait. Cruel, impatient, l'abominable jeu de la fatalité s'est mis en branle. La fièvre de tuer monte, le goût aveugle de détruire. Au fond de chaque village, à cette heure, la mort tressaille comme une bête ensanglantée qu'on dérange. Ô mon amour, comme j'aimerais me tromper et que rien de tout cela ne fût vrai, mais la peur, je la sens traverser les épaisseurs pétrifiées des vieux murs. (Extrait de la nouvelle Sur toute l'Espagne, le ciel est sans nuage.)
Table des matières Albert Ayguesparse, l'écriture et l'amour, par Jean-Luc Wauthier Selon toute vraisemblance Les couleurs de la vérité Le pigeon de Saint-Léger Du côté de Siqueros La nuit d'août Le chemin de la guerre passe par Hauteville Le guêpier Quand Judas s'appelait Cicéron Le lourd secret d'argile Tu es moi, je suis toi L'affaire Maurin Le mauvais rêve Le partage des jours La lumière noire Écrit sur le mur La manière Les devanciers Sin novedad Le torse Retour à Chateillon La marchande à la toilette La maison du tabellion La nuit Polastri Monica sans tête Les bottes Le point rouge Les chasses d'Éros Je me nomme Jérôme Monsieur Oscar Somotilla brûle Un retour de manivelle Le cinquième arrêt Les survivants La nuit de Polastri La chambre vide Sur toute l'Espagne le ciel est sans nuage
À PROPOS DE L'AUTEUR
Albert Ayguesparse

Auteur de Selon toute vraisemblance

Né avec le siècle, le 1er avril 1900, Ayguesparse, qui vit et travaille depuis près d'un siècle dans la même maison bruxelloise, est le fils de Gustave Clerck, imprimeur-lithographe. Le pseudonyme de l'écrivain, Ayguesparse, sera officialisé en 1967. D'abord marqué par la guerre de 1914, il s'enthousiasme pour la révolution de 1917, se passionne pour les problèmes politiques et les phénomènes sociologiques, lit Jaurès, Marx, Sorel, Plekhanov, Lafargue, Lénine et Trotski. En 1919, il devient instituteur à Forest, commune ou il enseignera jusqu'en 1953. C'est en 1923 qu'il publie son premier recueil, Neuf offrandes claires. En 1924, il épouse Rachel Tielemans, qui sera la compagne de toute une vie et lui donnera une fille, Viviane. Les années qui vont de 1925 à 1935 sont marquées par des rencontres fondamentales, celle de Charles Plisnier entre autres. Il collabore à de nombreuses revues, belges et surtout françaises, participe à la création du Front littéraire de gauche (1933) destiné à lutter contre le rexisme, mouvement d'extrême-droite. En outre, avec Pierre Hubermont et Francis André, il fonde la revue Tentatives (1928-1929) puis, avec Plisnier, Prospections (1929-1931) et Esprit du temps (1933). Malgré (ou grâce à) cette activité intense, Ayguesparse publie ses premiers recueils déterminants Derniers Feux a terre (1931), Aube sans soutiers (1932), Prometteurs de beaux jours (1935). De longues laisses lyriques y chantent avec fougue et un tempérament de visionnaire la beauté du monde humain, menacé ou lacéré par les convoitises ou par la brutalité du capitalisme. Ces idées généreuses, qui vont bien au-delà de l'hagiographie socio-politique, s'expriment, sous une autre forme, mais avec autant de force dans deux essais déterminants de l'époque, Machinisme et culture (1931) et, surtout, Magie du capitalisme (1934), ouvrage vraiment fondamental qui, avec une prescience peu commune, renvoie dos a dos ultra-libéralisme américain et stakhanovisme soviétique. Durant la période qui précède directement la seconde guerre mondiale, Ayguesparse donne l'impression de se battre sur tous les fronts, tant humains que littéraires. En 1936, sa rencontre avec Luc Decaunes va lui permettre de collaborer a l'excellente revue Soutes. La même année, il collabore à Combat, hebdomadaire littéraire anti-rexiste. Il poursuit son travail de poète avec La Mer à boire (1937) et La Rosée sur les mains (1938) mais, surtout, il inaugure son œuvre romanesque avec, en 1940, son premier roman important, D'un jour à l'autre, portrait d'une bourgade imaginaire où s'affrontent le patron paternaliste et cauteleux d'une petite entreprise industrielle, rivée à l'état d'esprit du dix-neuvième siècle, et un monde ouvrier qui prend peu à peu conscience de sa force et des ses espoirs. Mais, avant tout, Ayguesparse apparaît ici comme un portraitiste sans pitié du monde petit-bourgeois, peuplé d'êtres veules et lâches, au sein d'une cité de province où tout le monde se connait et s'épie. À la Libération, après cinq ans de silence volontaire et avec quelques étudiants de l'Université libre de Bruxelles, il fonde la revue Marginales, qui d'entrée de jeu, et durant ses quarante-six ans d'existence, apparaîtra comme une revue-phare des lettres belges et internationales. Désormais, Ayguesparse va donner à la littérature le pas sur l'action politique. Il poursuit son travail de critique, entre autres au Soir (de 1953 à 1973). Parmi ses œuvres majeures de la période 1945-1960, il convient de citer, en poésie, Le Vin noir de Cahors et Encre couleur du sang (1957). Sur le plan romanesque, des romans comme L'Heure de la vérité (1947) ou Une génération pour rien (1954) le situent enfin au premier plan. Comme dans Notre ombre nous précède, qui reçoit le prix Rossel en 1952, ou Simon-la-bonté (1965), Ayguesparse y déploie ce qui constituera les thèmes-clés de son univers romanesque : une grande pitié pour les battus de la vie; la femme-amazone, conduisant l'homme vers la misère et la mort; l'amour de l'argent qui apparait comme une vaste métaphore de la destinée; et la puissance de ce même fatum dont l'homme ne s'affranchit jamais, malgré d'illusoires répits. Si la lumière de l'espoir éclaire encore une part de l'œuvre, c'est essentiellement dans la poésie qu'il faut aller l'y découvrir contrairement au roman, la femme, l'amoureuse au sens éluardien, livre à l'homme les clés du monde et du jour, sauve sa destinée de l'absurdité et du néant. Tel sera le leitmotiv d'œuvres comme Les Armes de la guérison (1972), Pour saluer le jour qui naît (1975) ou Arpenteur de l'ombre (1980), recueil qui ouvre, en poésie, l'ère des bilans dont seront faits les recueils déterminants du grand âge, recueils dans lesquels Ayguesparse ressource et renourrit véritablement son inspiration pour dire tous les déchirements absurdes de la condition humaine au sein d'un monde de feu, de fer et de sang (en témoignent des recueils comme Lecture des abîmes ou La Traversée des âges). Ajoutons qu'à l'aube des années soixante, Ayguesparse aborde magistralement l'univers de la nouvelle, dont il ne cessera de proclamer la spécificité par rapport au travail romanesque et sur le plan du rythme du récit (citons, entre autres, Selon toute vraisemblance en 1962, Le Partage des jours en 1970 ou La Nuit de Polastri en 1985). Peu à peu, Ayguesparse connaît une véritable consécration : poèmes traduits en tchèque, italien, espagnol, russe et roumain; Prix triennal de littérature (1954), élection à l'Académie le 10 février 1962, au fauteuil de Charles Bernard; prix Bernheim en 1983; prix Mockel en 1988 et Prix quinquennal en 1995. Cette gerbe d'honneurs n'a rien changé ni à son œuvre ni à sa démarche : du côté de l'homme humilié contre le seigneur, de l'amour contre l'imposture, Ayguesparse apparait de plus en plus comme un témoin capital de notre siècle. Un témoin enfin mis à sa vraie place par le biais d'une œuvre qui ne cesse et ne cessera d'émettre son unique et envoûtant rayonnement. Il décède le 28 septembre 1996.

AVIS D'UTILISATEURS

FIRST:ciel amour - "Selon toute vraisemblance"
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