Hasards objectifs, « coïncidences pétrifiantes », rencontres improbables, signaux qui vous laissent éperdus comme au bord d’un abîme, trament ce roman de fils serrés qui finissent par former une tapisserie fantastique au dessin inoubliable.
Auteur de On dira que j’ai rêvé : Bousquet, Didier & Co
Maxime BENOÎT-JEANNIN, On dira que j’ai rêvé. Bousquet, Didier & Co, Samsa/AAM, 2021, 183 p., 18 €, ISBN : 978-2-875932-76-1L’entrée en matière du livre est confortable. Fluide et classique. Le narrateur, qui est l’auteur du livre – et appelons-le Maxime pour nous faciliter la vie même s’il ne se nomme jamais –, descend vers Marseille en TGV. Sa destination ? Lyon, où un congrès de psychanalystes attend sa compagne Ida. Leur voisine de wagon feuillette de vieux Paris-Match, et voilà que s’affiche soudain une photo d’un homme intimement lié à la vie de Maxime. Petit échange entre les passagers. Ce Christian Didier, un camarade d’enfance, a eu son heure de gloire en 1993, lorsqu’il a abattu René Bousquet, le tristement célèbre…
Être son fils : parcours d’un enfant seul
Le récit d’ Isabelle Steenebruggen se présente comme une fiction inspirée de faits réels. Il retrace la biographie d’un narrateur s’adressant à une femme dont nous ne connaissons rien. Nous comprenons assez vite que nous allons lire un récit d’un homme mûr qui, tel Didier Eribon, nous relate sa vie avec une authenticité mâtinée d’un point de vue réflexif.Nous suivons ainsi le jeune Hidli, qui a grandi dans les terres cultivables au Sri Lanka avec une mère travailleuse, deux frères aînés et en filigrane, un père absent. Moins marqué par ses origines modestes que par le caractère bien trempé de sa mère, le héros se gorge de toutes les facettes de cette figure maternelle bienveillante avec qui il vit à son insu des moments fondateurs. Malheureusement, sa maman lui est arrachée beaucoup trop tôt par la maladie. La culture où il évolue fait peu de cas d’un enfant en deuil, c’est donc tout naturellement que le père part refaire sa vie ailleurs et que les deux frères prennent leur envol, laissant Hidli seul dans la maison familiale avec pour rôle d’accompagner sa mère dans l’au-delà. Terrassé par la déréliction et les repères brisés, il trouve un apaisement à sa détresse dans l’ivresse de l’alcool, alors qu’il n’a que treize ans. Terrible, cette période, tellement longue, tellement sombre ! Tout me faisait mal, respirer, parler, manger, marcher. Ne parlons même pas d’aller à l’école. Vivre n’était plus qu’une immense douleur que seul l’arack anesthésiait un peu, le soir. À l’époque, dans ce pays où on commençait déjà à tuer à tour de bras, le sort d’un enfant de treize ans abandonné à lui-même n’intéressait pas grand monde. Rien de ce que je vivais ne paraissait grave aux yeux de qui que ce soit, donc je n’en parlais pas. Seule Anusha semblait se rendre compte des ravages que ces chamboulements et ces disparitions causaient chez moi. Son parcours scolaire devient chaotique, il se laisse aller à la dérive, incapable de sortir de sa prostration, mais il a la chance de nouer de belles rencontres avec des personnes bienveillantes qui le traiteront avec dignité. D’aucuns le voient comme « celui qui a mal tourné », d’autres sont toutefois capables de comprendre ses silences et les blessures qui se cachent derrière. Consumé par le manque d’amour, Hidli se bat contre l’injustice et tente constamment de cheminer vers une vie meilleure, même si la honte et la culpabilité reviennent le tarauder lors de ses échecs, même si la violence et les exactions font rage dans son pays.Il grandit, devient un employé engagé dans la Croix-Rouge, un homme d’affaires accompli, un mari, un père. Nous lisons les grands tournants de sa vie, les nouvelles balises qui remplacent les repères perdus, mais également les histoires d’amours déçues, son attachement viscéral à son île, son désir de la quitter aussi et le réconfort constant de l’alcool. Malgré ses failles et ses évitements, il est toujours guidé par la lumière, sa seule obsession : s’en sortir. Je n’ai pas réfléchi ces soirs-là. Je sentais seulement qu’il y avait un moteur à l’intérieur de moi, qui m’indiquait ce que je devais faire. Ma grand-mère inerte sous les jets de pierres, les poules de Nimal qui hurlaient, terrorisées, la ruine de la famille, les odeurs d’essence et de chair brûlée, tout cela s’enchaînait dans un tourbillon de noirceur qui nous emportait tous, nous faisait dégringoler vers un enfer contre lequel il fallait lutter. Remonter à la surface, à tout prix, comme le jour où je me noyais. S’accrocher, s’agripper à la moindre prise pour remonter, pour éviter de se laisser emporter par la vague de haine. Sinon, nous allions tous y passer. Être son fils est un récit de fiction réaliste où l’histoire singulière du protagoniste est décrite avec minutie sur un fond historique tout aussi réaliste caractérisé par la violence des prémices d’une guerre civile. C’est à travers les sensations du héros que nous palpons l’ambiance sur son île, mais aussi les émotions qui ont forgé son caractère et ses décisions. Isabelle Steenebruggen nous offre ici un récit très sensible, authentique et lumineux d’une grande justesse sur le parcours remarquable d’un homme qui a louvoyé sa vie durant entre différentes formes de violences et qui a fait de son mieux pour avoir une vie décente.Une histoire qui fait résonner d’un accent particulier les propos de Jean-Paul Sartre : « L’important ce n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous-mêmes nous faisons de ce qu’on a fait de nous ». Séverine Radoux…
Dans son nouvel opus, Eva Kavian nous donne à lire des fragments de vie de personnages qui se croisent dans l’allée…
« Il a réglé la course, est sorti en sifflotant et, sans se retourner, il a soulevé son chapeau en guise d’adieu », telle est la dernière image qu’a laissée Soren. Nous sommes à Bordeaux, en novembre 2017, et ce musicien et producteur âgé de cinquante-huit ans a demandé au chauffeur de taxi de le déposer à l’entrée du Pont de pierre. Après, plus rien… plus de Soren. Qu’est-il advenu ? Le roman de Francis Dannemark et Véronique Biefnot s’ouvre sur cette disparition et met en récit plusieurs voix. Elles ont toutes connu Soren, de près ou de loin. Chacune d’elles plonge dans ses souvenirs, exhume des moments passés en sa compagnie, des instants de sa vie et, dans une polyphonie où les sonorités tantôt se répondent tantôt dissonent, elles livrent au lecteur une reconfiguration de ce mystérieux Soren, tentant de lui éclairer le mobile de son départ. Chacune y va de sa modulation. « On dira Soren ceci, Soren cela.. on dit tant de choses, mais au fond, qu’est-ce qu’on sait ? » Lire aussi : un extrait de Soren disparu La construction du roman joue sur un décalage entre temps de narration et temps de récit. Tandis que cette volatilisation du personnage principal orchestre les interventions des différents narrateurs – celui-là l’a appris par téléphone, l’autre en écoutant la radio, celui-ci l’annonce à son père, un autre encore y songe à partir d’une photo de chanteuse dans un magazine etc. –, les récits font appel à une mémoire narrative qui reconstruit, rend présente une antériorité qui parcourt la vie du disparu, de son enfance à cette nuit sur le pont. « Un souvenir entraîne l’autre. Quand on commence, on n’en finirait plus… »Cette temporalité se déploie dans une spatialité qui accroît le côté mémoriel des interventions. Le lecteur arpente un Bruxelles d’autrefois ; de l’auditoires de l’ULB au Monty, le piano-bar-cinéma d’Ixelles, près de Fernand Cocq, de la chaussée de Ninove au Mirano Continental, la capitale se fait le lieu de ce festival narratif. [L]es soirs où je glandais, on traînait ici ou là, au Styx, on attendait une heure du mat’, avant ça, rien de bien ne se passait nulle part. À pied la plupart du temps, on allait jusqu’à la Bourse, au Falstaff, à l’Archiduc…, on se faisait parfois refouler à l’entrée quand on était trop murgés ou trop nombreux, ou qu’un truc nous avait énervés, un film ou un bouquin, et que la discussion déraillait. On buvait du maitrank ou des half en half, ou rien, ça dépendait de qui payait la tournée, ensuite, on montait le nord, sous le viaduc, vers l’Ex, ou alors à la rue du Sel parfois. Cent-douze récits rythment ce roman choral où la musique est omniprésente . Fitzgerald, Les Stranglers, Wire, Chet Baker, Branduardi, Kevin Ayers, Neil Young, … La compilation forme une constellation où luisent les traits saillants qui permettent d’appréhender, par fragments, le disparu, de retracer son parcours, avec, en fond, ces musiques qui résonnent et accompagnent la lecture.Le duo Biefnot-Dannemark, déjà connu pour La route des coquelicots (2015), Au tour de l’amour (2015), Kyrielle Blues (2016) et Place des ombres, après la brume (2017), offre un nouveau quatre mains avec Soren disparu . Un roman kaléidoscope où se font échos les témoins de la vie de Soren ; lesquels, dans l’exploration du pourquoi et du comment d’une perte, mettent en lumière le temps qui passe, la complexité de l’existence et sa fugacité.Une nuit, traversant un pont, Soren disparaît. Tour à tour producteur, musicien, organisateur de festivals, cet homme multiple n'a eu de cesse d'arpenter le monde de la musique. Pour percer le mystère de sa disparition, une centaine de témoins…