On disait, c’est le progrès; le bruit courait qu’on ne l’arrêterait pas.
Étrange, tout de même, de dire à propos du progrès ce qu’on disait à propos d’un cheval emballé, d’un balai ensorcelé ou d’une maladie incurable; personne ne se demandait d’où ça venait; personne ne savait au juste ce qu’il disait lorsqu’il disait qu’on n’arrêterait pas le progrès. Au fond, ce n’était qu’un bruit, une espèce de boutade qui n’empêchait pas nos parents de répéter que ce qui n’est pas nécessaire attendra, que celui qui veut quelque chose doit travailler pour l’avoir, ou qu’on n’a rien sans effort, ce qui revenait au même.
Pour les enfants d’après-guerre, c’était comme si le progrès était né avec eux et grandissait avec eux ; à la longue, il allait de soi ; ainsi, quand sont arrivées des choses que personne ne semblait avoir demandées, elles ont fini peu à peu par devenir indispensables, au point qu’on travaillait de plus en plus pour améliorer le superflu, autrement dit pour faire grandir davantage le progrès.
Ceux-là sont les seuls à avoir vu et vécu tant de différences entre leur début et leur fin, car la vie moderne a offert des débuts tout autres à leurs enfants et un présent encore plus différent à leurs petits-enfants.
Aujourd’hui, ils sont comme la fin d’une série. Ils gardent la mémoire de ce qui était et qui est enfoui profondément. C’est ce qui reste.
Autrice de Ce qui reste
On se souvient qu’à la rentrée 2017, Nicole Malinconi publiait De fer et de verre. Avec ce livre, elle introduisait dans son œuvre une dimension historique qu’elle n’avait qu’effleurer jusqu’alors (à part dans Un grand amour). Elle racontait, dans un souffle humaniste, la biographie de la Maison du Peuple, chef-d’œuvre de l’Art nouveau détruit par la bruxellisation; elle l’inscrivait dans l’histoire de la Belgique, du mouvement socialiste, des deux guerres mondiales, des grèves de soixante…Trois ans et demi plus tard, l’autrice[1] revient avec Ce qui reste, un autre livre habité par l’Histoire. Une autre Histoire. Non pas celle des événements remarquables, mais celle, chère à l’historienne Arlette…
Ce qui reste retrace, de descriptions en anecdotes, les expériences de vie communes à tous les enfants nés dans la foulée de la Libération. Le dernier récit de Nicole Malinconi met les mots au service de la mémoire pour traverser les époques et les générations passées, présentes et futures.
Ce qui reste retrace, de descriptions en anecdotes, les expériences de vie communes à tous les enfants nés dans la foulée de la Libération. Le dernier récit de Nicole Malinconi met les mots au service de la mémoire pour traverser les époques et les générations passées, présentes et futures.
…Bientôt la Convention des cannibales
Daniel Fano est un écrivain de l’apocalypse tranquille. Au fil des années, dans des récits aux titres improbables, des poèmes narratifs et subtils, des fables et des romans de la mélancolie lucide, l’auteur a inventorié, grâce à son sens aigu de la fiction, la modernité et ses avatars, qu’on pourrait appeler aujourd’hui tout simplement le temps d’après . Que ce soit dans les vertiges de la Guerre froide, la Société du spectacle des émotions et des catastrophes, les guerres et coups d’état de série B, Daniel Fano puise sa matière féroce et froide pour faire remonter à notre entendement le chaos et l’entremêlement de nos perceptions qui a pour nom encore… mémoire. Dans une langue débarrassée de toute afféterie, scrupuleuse, l’auteur court-circuite les effets de réel en les surjouant. Dans le montage apparemment aveugle du film d’une époque, la nôtre,Monsieur Typhus, « héros » récurrent de nombreux textes et livres, est une forme d’Ulysse revenant au pays natal, celui de la fausse innocence de toute génération, pour mettre à nu les péripéties de son odyssée désarticulée, composite, carnassière. La violence, dans un crépitement permanent sur nos écrans, glisse lentement dans le domaine des events , ces petits moments susceptibles de relancer sous une forme plus aiguë encore, le Marché des choses et des êtres. Ces êtres, désarticulés dans des émotions et des sexualités de marchandise, sont les protagonistes du roman noir, du récit d’espionnage qui font de l’homme vivant une matière transformable dans le champ de la Bourse internationale des images. Lire aussi : un extrait de Bientôt la Convention des cannibales Fano connaît l’Histoire, celles hommes, des idées, des stratégies et l’écriture est encore une des formes les plus subtiles pour enfermer dans les réseaux du texte, le filet de la fiction, ces pantalonnades annoncées comme tragiques et qui ne font qu’effacer l’homme vivant de l’image pour en faire une figure de récit médiatique en boucle internationale. Bientôt la Convention des cannibales annonce le programme. Nous sommes dans un roman kaléidoscopique qui mêle guerres, génocides, assassinats et tutti quanti depuis les années 1970 jusqu’au aujourd’hui. Le tout s’agite dans une sorte de carnaval des vampires que certains nomment l’Histoire. Une écriture joyeuse, délurée, chargée d’humour jusqu’à la détente, Fano prend soin d’extraire du récit le salmigondis émotionnel que l’on retrouve en boucle dans tous les réseaux et une partie de la presse. Ces personnages sont interchangeables, changent de nom, de sexe, de corps, d’identité…On découvre, page après page, comment, à la vitesse du Marché, nous allons du souvenir de l’humanisme à l’avènement planétaire du transhumanisme. Il y a un air de Fritz Lang qui, un des premiers, dans ses films des années 1930 en Allemagne ( Docteur Mabuse …), avait révélé et mis en scène la dimension criminelle et délirante du nazisme. Le complot, le mensonge à l’égal de la vérité, l’imperturbable dissolution de la mémoire européenne dans le populisme et l’effroi d’un monde qui vient sont les nouvelles formes de cette hystérie de la criminalité, comme une façon d’être au monde et de le penser.Franck Venaille, disparu récemment, avait publié de nombreux livres sur ce sujet, intime et collectif, La guerre d’Algérie (Minuit, 1978), L’homme en guerre (Renaissance du livre, 2000)… La génération des guerres coloniales avait déjà vu un monde fracassé par la violence des idéologies renouvelées.Fano reprend, depuis des lustres, ce travail en faisant des biopsies narratives dans chaque moment de la convulsion de notre temps. C’est en cela qu’il est un des écrivains majeurs de notre littérature, discret, presqu’anonyme pour beaucoup, bien que ses publications marquent, depuis un demi-siècle, le temps littéraire des avant-gardes au temps de la décomposition.Vif, intelligent, burlesque même, sous la couverture aux allures de pulp fiction de Jean-François Octave, Bientôt la Convention des cannibales équivaut à la lecture d’un monde qui se retrouve comme le loup des dessins animés, lequel, courant plus vite que son ombre, dépasse le bord de la falaise, et reste là, suspendu, conscient, terriblement conscient jusqu’au « Ho, ho… » fatal avant la chute finale, les yeux exorbités. Daniel Simon Monsieur Typhus, toujours fournisseur d’horreur et de terreur. Rita Remington, par instants entièrement tatouée. Patricia Bartok, sourire de vampire. Jennifer Style, endormie sur un tas de diamants. Rosetta Stone, pas que sa main poudrée de cocaïne. Et même Jimmy Ravel voit des espions partout. De 1970 à 2018, ils sont à Bogota, Colombo, Dubaï, Nairobi, Pékin, Tirana, Tunis, Varsovie, Vienne. Ils courent les complots, se font truffer de plomb, tremper dans l’acide, chiffonner à point. Non content de passer les clichés du roman d’espionnage à la moulinette, l’auteur entraîne ses personnages…
Dans le décor hallucinant d'une guerre qui les déchire, deux familles, l'une des Cantons de l'Est et…