Une des meilleures lectrices que j’ai eu le bonheur de connaître – de celles qui rendent heureux d’être un écrivain – est morte bien trop tôt, dans de mystérieuses conditions.
Aussi, je lui devais ce livre qui rend hommage à celle qui aurait pu, qui aurait dû, devenir écrivain à son tour.
Auteur de Paysage sans Véronique
Pierre MERTENS, Paysage sans Véronique, Préface de Bernard Maingain, Postface de Pietro Pizzuti, Impressions nouvelles, 2025, 216 p., 18 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 9782390701859Il est donné à peu d’écrivains de créer un chef-d’œuvre avec la mort, de tendre un chant qui replace une morte dans la danse de la vie. Avec son somptueux récit, Paysage sans Véronique, Pierre Mertens se place au-delà du thrène dédié à Véronique Pirotton, l’amie disparue dans des circonstances opaques. Dans ce dialogue avec Véronique Pirotton, retrouvée sans vie dans une chambre d’hôtel à Ostende le 31 octobre 2013, dans cet hommage taillé dans une inappétence à l’endroit de la Camarde, Pierre Mertens creuse l’espace de la littérature…
Un endroit d’où partir (tome 3) : Une lettre et un cheval
Avec Une lettre et un cheval s’achève la trilogie Un endroit d’où partir . Juan, bébé trouvé au porche d’un couvent, élevé par une religieuse, vit une enfance et une adolescence faite de départs brusques et d’abandon des femmes qu’il a aimées et qui l’ont aimé. Il est maintenant un adulte accompli, mais toujours hésitant sur ce qu’il a à faire et conscient des souffrances qu’il a provoquées. Lui qui est si souvent parti, le plus souvent sans prévenir, envisage de revenir. Mais revenir où, puisqu’il est parti de tant de lieux différents ? Ce dernier tome s’ouvre par quelque chose de neuf pour l’errant : une longue halte de plusieurs années chez Rafael rencontré par hasard. Une amitié profonde unit les deux hommes blessés par la vie. Petit à petit, grâce à son ami, Juan va prendre conscience de qui il est. Il avait toujours eu l’envie d’explorer l’univers et il l’a fait en voyageant, en rencontrant les autres, en lisant, en étant curieux de tout. Il découvre chez Rafael qu’il y a une autre manière de le faire : s’isoler, se plonger en soi-même, écrire, peindre et « respirer, écouter et fermer les yeux ». Après ce voyage intérieur, doublé d’une intense production de tableaux et d’écrits, il envisage de revoir celles et ceux qu’il a délaissés et qui l’attendent peut-être. Une lettre va alors faire tout basculer et Juan va être confronté aux conséquences de ses choix antérieurs. Car les autres ont de lui des perceptions contrastées qui vont du sentiment qu’il est un lâche et un tricheur à une acceptation compréhensive de ses comportements. Avec le temps, il développe alors une conception morale exigeante marquée par un sentiment de responsabilité qui nourrit sa culpabilité.C’est le roman de l’âge adulte et de l’âge mûr. Les aventures sentimentales sont réévaluées, considérées avec d’autres yeux. L’accomplissement de soi se fait aussi par l’expression artistique. Le roman propose d’intéressantes réflexions sur le pouvoir mais aussi sur la responsabilité de l’art et de la littérature. Le vieillissement y prend une place importante, ainsi que la mort, le départ sans retour possible.La géographie est également reconsidérée. Les deux premiers tomes étaient marqués par la dispersion géographique due aux incessants voyages du héros. Ce dernier tome se caractérise par un mouvement de concentration : les divers lieux d’où Juan est parti ne sont finalement pas si éloignés les uns des autres, et des « raccourcis » peuvent être empruntés. La vie ramène toujours « vers les mêmes personnes, les mêmes lieux et, plus subtilement encore, vers les mêmes illusions ». Peut-on se libérer de cette répétition ? Le titre, Un endroit d’où partir , prend ainsi un sens géographique.Mais aussi un sens moral. Finalement, les femmes que Juan a quittées, et même si cela a représenté pour elles une souffrance, ont dépassé cette expérience de la perte et s’en sont enrichies pour réaliser des aspirations diffuses avant sa rencontre. D’une certaine façon, leur émancipation vient du fait qu’il les a abandonnées. Il leur a ainsi laissé également un endroit d’où partir.Dans les premiers tomes, la succession des événements donnait l’impression d’un tour quelque peu rocambolesque. Ici, la logique et la cohérence de ces épisodes apparaissent et chacun prend un sens précis et nécessaire.Le ton reste délicieusement emphatique, dans l’esprit des romans d’aventures fin de siècle, mais il se teinte progressivement de gravité et d’une sorte de mélancolie devant le déroulement de la vie et l’approche de la mort, malgré un humour distancié.La fin de l’avant-dernier chapitre réserve au lecteur une surprise qui éclaire certains aspects du mode narratif choisi par l’auteure.Et la page qui suit le mot « Fin » révèle une forme d’épitaphe : « À la mémoire d’un amour. 19 octobre 2008 – 15 août 2011 ». Comme l’auteure l’a confirmé lors de rencontres, ce roman de tribulations et de figures de l’amour résulte d’une déception sentimentale. Les réflexions que l’on trouve au long du récit sur le rôle de l’art et de la littérature dans la vie quotidienne prennent ainsi une résonnance particulière. Joseph…
Au nord d’ailleurs. Paysage avec petits personnages
On n’entre pas à la légère dans ce roman de Jacques-Gérard Linze initialement édité en 1982 par Jacques Antoine. Le narrateur final – dont on ne saura rien de plus – apprend de son ami Garcia-Lévi les confidences naguère faites par leur ancien condisciple Vincent Bertier, récemment tué d’un coup de feu au large de la côte danoise. Nous sommes donc dans le registre forcément trouble d’un discours doublement rapporté, en style tantôt direct, tantôt indirect, glissant souvent de l’un à l’autre, au point que certains « je » et « nous » sont mal identifiables, sans compter quelques invraisemblances. Garcia-Lévi livre à son auditeur d’innombrables détails comportementaux, verbaux, anecdotiques et même météorologiques ; certes, il a bénéficié de lettres et de longues conversations avec Bertier, mais ne lui arrive-t-il pas de fabuler ? « Je ne sais plus ce qui est à moi et ce qui est à Vincent » avouera-t-il. Quant à la tournure très littéraire du récit, entrave gênante au sentiment de véracité, est-elle due au maniéré Garcia-Lévi ou à son auditeur ? Quoi qu’il en soit, tous deux multiplient les incises quant à la difficulté de reconstituer le passé, au caractère aléatoire des souvenirs, aux confusions inévitables, aux trous de mémoire. Les nombreux lapsus du premier ont à cet égard un rôle visiblement indiciel : ainé / aimé, alibis / amis, sordides / solides, la parole elle-même vient à trébucher dans la traque du vrai. Quatre grands codes génériques traversent Au nord d’ailleurs. Le premier est celui du roman policier : une noyade suspecte, trois morts par balle, des mobiles mal discernables, les policiers qui pataugent… Si le récit dans son ensemble n’est pas structuré comme une enquête, tous ces éléments lui assurent de chapitre en chapitre une relance efficace. En second lieu, il y a l’ombre du fameux Lolita de Nabokov. Cinquantenaire amateur de beautés juvéniles, Verneuil incite son ex-condisciple Bertier à séduire la gracile Birgitta, à peine sortie de l’adolescence et se lavant nue au vu du voisinage – mais surtout motivée par l’espoir d’une bonne rétribution. Troisième paramètre, le Nouveau Roman. Après La conquête de Prague ou L’étang-cœur, Linze a certes pris ses distances avec ce courant, mais il en conserve au moins un trait caractéristique : le privilège dévolu aux descriptions de décors et de paysages, et donc à la fonction du regard. Plages, estuaire, mouettes, bateaux, appontement, brume, ces motifs insistants donnent à l’entre-deux mouvant du littoral une présence quasi obsédante. Enfin, Au nord d’ailleurs relève également du roman psychologique. Veuf, vieillissant, atteint d’une maladie incurable, Bertier effectue une sorte d’ultime pèlerinage que Garcia-Lévi qualifie comme « une fuite, une manière de creuser le fossé entre passé et présent […] pour moins regretter ce qui est à jamais perdu, pour marquer solennellement une renonciation à la jeunesse » – pour retrouver le nord pourrait-on paraphraser. Des ingrédients moins prévisibles et davantage irrationnels viennent encore complexifier le roman, ainsi la figure géométrique de l’étoile. Quand Bertier – descendu à l’auberge Stella maris – entrevoit le corps du jeune noyé, celui-ci est entouré de six pêcheurs formant un « double triangle », soit une étoile de David. Plus tard, sans doute en rêve, il trace sur le sable le même motif, qui a pour effet de convoquer le fantôme de sa femme puis le cadavre d’un homme. Plus tard encore, Verneuil ayant été tué, six membres de la famille Knudsen l’entourent, mais trop en désordre pour dessiner l’étoile fatidique. Or, celle-ci apparait sur la toile que brode la jeune Sara, laquelle explique à Bernier – elle est seule au village à parler français – : « un triangle pour représenter le temps, un pour figurer la naissance, l’amour et la mort » ; à la fois Parque et Pythie, la brodeuse cite alors des vers de Shakespeare (sonnets 22 et 142) où le héros dénie son image vieillissante, excipant de la jeunesse de son amante et commettant par là une double faute. Sans doute Linze est-il ici influencé par Marcel Thiry et ses Attouchements des sonnets de Shakespeare (1970), où figurent les deux poèmes et un commentaire éloquent. Mais là où Thiry parle d’« étrangeté » et Shakespeare de « péché », Linze ajoute la figure tragique de Némésis, d’où résulte un triangle supplémentaire : le triple épilogue vindicatif.…
Après quantité d’essais et de romans, sur l’art sous toutes ses formes et sur les…