Une des meilleures lectrices que j’ai eu le bonheur de connaître – de celles qui rendent heureux d’être un écrivain – est morte bien trop tôt, dans de mystérieuses conditions.
Aussi, je lui devais ce livre qui rend hommage à celle qui aurait pu, qui aurait dû, devenir écrivain à son tour.
Auteur de Paysage sans Véronique
Pierre MERTENS, Paysage sans Véronique, Préface de Bernard Maingain, Postface de Pietro Pizzuti, Impressions nouvelles, 2025, 216 p., 18 € / ePub : 12,99 €, ISBN : 9782390701859Il est donné à peu d’écrivains de créer un chef-d’œuvre avec la mort, de tendre un chant qui replace une morte dans la danse de la vie. Avec son somptueux récit, Paysage sans Véronique, Pierre Mertens se place au-delà du thrène dédié à Véronique Pirotton, l’amie disparue dans des circonstances opaques. Dans ce dialogue avec Véronique Pirotton, retrouvée sans vie dans une chambre d’hôtel à Ostende le 31 octobre 2013, dans cet hommage taillé dans une inappétence à l’endroit de la Camarde, Pierre Mertens creuse l’espace de la littérature…
La vie de Claude ne fait pas vraiment rêver. Aide-pharmacien de profession, il occupe son temps libre…
Au nord d’ailleurs. Paysage avec petits personnages
On n’entre pas à la légère dans ce roman de Jacques-Gérard Linze initialement édité en 1982 par Jacques Antoine. Le narrateur final – dont on ne saura rien de plus – apprend de son ami Garcia-Lévi les confidences naguère faites par leur ancien condisciple Vincent Bertier, récemment tué d’un coup de feu au large de la côte danoise. Nous sommes donc dans le registre forcément trouble d’un discours doublement rapporté, en style tantôt direct, tantôt indirect, glissant souvent de l’un à l’autre, au point que certains « je » et « nous » sont mal identifiables, sans compter quelques invraisemblances. Garcia-Lévi livre à son auditeur d’innombrables détails comportementaux, verbaux, anecdotiques et même météorologiques ; certes, il a bénéficié de lettres et de longues conversations avec Bertier, mais ne lui arrive-t-il pas de fabuler ? « Je ne sais plus ce qui est à moi et ce qui est à Vincent » avouera-t-il. Quant à la tournure très littéraire du récit, entrave gênante au sentiment de véracité, est-elle due au maniéré Garcia-Lévi ou à son auditeur ? Quoi qu’il en soit, tous deux multiplient les incises quant à la difficulté de reconstituer le passé, au caractère aléatoire des souvenirs, aux confusions inévitables, aux trous de mémoire. Les nombreux lapsus du premier ont à cet égard un rôle visiblement indiciel : ainé / aimé, alibis / amis, sordides / solides, la parole elle-même vient à trébucher dans la traque du vrai. Quatre grands codes génériques traversent Au nord d’ailleurs. Le premier est celui du roman policier : une noyade suspecte, trois morts par balle, des mobiles mal discernables, les policiers qui pataugent… Si le récit dans son ensemble n’est pas structuré comme une enquête, tous ces éléments lui assurent de chapitre en chapitre une relance efficace. En second lieu, il y a l’ombre du fameux Lolita de Nabokov. Cinquantenaire amateur de beautés juvéniles, Verneuil incite son ex-condisciple Bertier à séduire la gracile Birgitta, à peine sortie de l’adolescence et se lavant nue au vu du voisinage – mais surtout motivée par l’espoir d’une bonne rétribution. Troisième paramètre, le Nouveau Roman. Après La conquête de Prague ou L’étang-cœur, Linze a certes pris ses distances avec ce courant, mais il en conserve au moins un trait caractéristique : le privilège dévolu aux descriptions de décors et de paysages, et donc à la fonction du regard. Plages, estuaire, mouettes, bateaux, appontement, brume, ces motifs insistants donnent à l’entre-deux mouvant du littoral une présence quasi obsédante. Enfin, Au nord d’ailleurs relève également du roman psychologique. Veuf, vieillissant, atteint d’une maladie incurable, Bertier effectue une sorte d’ultime pèlerinage que Garcia-Lévi qualifie comme « une fuite, une manière de creuser le fossé entre passé et présent […] pour moins regretter ce qui est à jamais perdu, pour marquer solennellement une renonciation à la jeunesse » – pour retrouver le nord pourrait-on paraphraser. Des ingrédients moins prévisibles et davantage irrationnels viennent encore complexifier le roman, ainsi la figure géométrique de l’étoile. Quand Bertier – descendu à l’auberge Stella maris – entrevoit le corps du jeune noyé, celui-ci est entouré de six pêcheurs formant un « double triangle », soit une étoile de David. Plus tard, sans doute en rêve, il trace sur le sable le même motif, qui a pour effet de convoquer le fantôme de sa femme puis le cadavre d’un homme. Plus tard encore, Verneuil ayant été tué, six membres de la famille Knudsen l’entourent, mais trop en désordre pour dessiner l’étoile fatidique. Or, celle-ci apparait sur la toile que brode la jeune Sara, laquelle explique à Bernier – elle est seule au village à parler français – : « un triangle pour représenter le temps, un pour figurer la naissance, l’amour et la mort » ; à la fois Parque et Pythie, la brodeuse cite alors des vers de Shakespeare (sonnets 22 et 142) où le héros dénie son image vieillissante, excipant de la jeunesse de son amante et commettant par là une double faute. Sans doute Linze est-il ici influencé par Marcel Thiry et ses Attouchements des sonnets de Shakespeare (1970), où figurent les deux poèmes et un commentaire éloquent. Mais là où Thiry parle d’« étrangeté » et Shakespeare de « péché », Linze ajoute la figure tragique de Némésis, d’où résulte un triangle supplémentaire : le triple épilogue vindicatif.…