Depuis qu’elles existent, les sciences dites exactes se prétendent différentes des autres savoirs. Comment comprendre cette prétention ? Faut-il, à la manière des épistémologues anglo-saxons ou de Karl Popper, tenter d’identifier les critères qui la justifient ? Peut-on, suivant le modèle nouveau des études sociales des sciences, y voir une simple croyance ? Ce livre propose un dépassement fructueux de l’opposition, apparemment irréconciliable, entre ces deux approches des sciences. Et si la tension entre objectivité scientifique et croyance était justement constitutive des sciences, enjeu des pratiques inventées et réinventées par les scientifiques ? Réussir à parler des sciences avec humour, sans en faire un objet de vénération, ni de dénonciation, en restant au plus proche de la passion des scientifiques, tel est ici le pari d’Isabelle Stengers. Mais ce livre ne se limite pas à un discours sur les sciences. Il s’agit bien plutôt de prolonger l’histoire de leur invention. Comment comprendre les liens multiples entre la science et les pouvoirs qui la mobilisent aujourd’hui ? Comment concevoir les rapports entre science, expertise et démocratie ? La nouveauté de L’invention des sciences modernes est de faire de ces différents problèmes intellectuels, pratiques et politiques les enjeux du processus par où pourrait s’inventer et se renouveler l’identité même des sciences.
Auteur de L’invention des sciences modernes
Le roman de Gilberte Swann. Proust sociologue paradoxal
Dans Tout le reste est littérature , un volume d’entretiens avec Laurent Demoulin, Jacques Dubois déclare avoir abordé Proust assez tardivement, dans son parcours de lecteur et dans sa carrière de professeur d’université. Mais il a ressenti cette rencontre comme un coup de foudre, via la belle Albertine, ajoute-t-il. Par extraordinaire, ce coup de foudre dure encore, même si la critique amoureuse a fait place à une relecture savante et suprêmement littéraire. Après avoir décrit une aventure plus que sentimentale, dans Pour Albertine , déjà sous-titré Proust et le sens du social (Seuil, 1997), ensuite dans Figures du désir . Pour une critique amoureuse (Les Impressions nouvelles, 2011), le voici qui revient sur une autre figure féminine majeure de à la recherche du temps perdu , Gilberte. Tout un programme dans ce dernier ouvrage paru au Seuil : Le roman de Gilberte Swann. Proust sociologue paradoxal. Pourquoi reprendre une lecture sociologique de la Recherche ? Parce que le grand œuvre de Proust est inépuisable à cet égard. Parce qu’ici c’est le « comment » qui varie et que pour Dubois l’entrée dans le roman est différente. Il ouvre des pistes nouvelles, notamment à travers la sociologie des personnages. Gilberte Swann est, comme l’annonce le titre, la nouvelle héroïne. Elle a ceci de particulier qu’elle est binaire, dans le partage dès l’origine, puisqu’elle a un double héritage. Fille d’une cocotte et d’un grand bourgeois, elle a hérité la beauté de sa mère, Odette de Crécy, peut-être aussi sa frivolité quand elle était jeune, mais aussi la finesse et la culture de son père, Charles Swann. De ces origines, elle tire surtout un sens de l’alternative qui aux yeux de Proust en fait une médiatrice par excellence. Par exemple, elle révélera au héros narrateur que le côté de chez Swann et le côté de Guermantes ne sont nullement contraires dans la topographie de Combray puisqu’un simple raccourci permet de passer de l’un à l’autre. Dans sa vie elle traversera les deux côtés, d’abord de manière socialement ascendante, puisque de Swann, en passant par de Forcheville, par adoption, elle deviendra Guermantes par son mariage avec le marquis de Saint-Loup, pour déchoir à la toute fin quand, lassée des duchesses mais surtout parce qu’elle choisit un autre camp, elle dérive vers la médiocrité. Voilà un destin complet, comme le souligne Dubois. Sa trajectoire est directe, conduite par choix, semble-t-il. Elle fédère les extrémités sans quitter sa propre personnalité et une ligne relativement droite. Absente presque totalement pour les deux tiers de la Recherche , sa présence est capitale, au début et à la fin. Dubois souligne, malgré une disparition apparente, cette constance, en insistant sur ces deux seuils, mais aussi en faisant à la fin de chacun de ses chapitres un signe à son héroïne.Une autre originalité de la lecture de Jacques Dubois est son choix d’entrer dans l’œuvre par la grâce de trois personnages masculins. En effet, il a repéré dans la totalité de la Recherche trois occurrences du terme « sociologie ». Chacune a trait à un personnage. Soit Charlus dont la sociologie est poétique par ses références à l’histoire, l’élégance, le pittoresque et le comique. Swann, ensuite, bourgeois juif de grande culture qui fréquente à la fois les parents du narrateur, les Guermantes et, un temps, les Verdurin et épousera une femme qui n’est pas son genre. Lui, il pratique une sociologie amusante, prenant plaisir à improviser des réunions de salon improbables. Enfin Saint-Loup qui déploie sans doute la plus paradoxale de ces sociologies parce qu’il veut briser les barrières entre castes par ses options personnelles : lire Proudhon et sympathiser avec de pauvres étudiants socialistes. Il contrevient aussi à la sociologie de Combray, symbole de la doxa.Cette sociologie paradoxale à l’œuvre signe la modernité de Proust : montrer le pouvoir de mutation des personnages et surtout leurs tendances contradictoires est une constante dans la totalité du roman. C’est alors que l’ouvrage de Dubois est si intéressant parce qu’il va débusquer dans le texte et en dessous le sens dérobé ou refoulé qui s’avère majeur. Il en va de même pour cette mise en évidence de Gilberte Swann jusqu’à faire le roman d’un personnage qui n’apparaît pas dans l’interlude avec Albertine. Elle présente finalement de telles proximités avec celle-ci qu’aux yeux de notre critique elles finissent par se ressembler et même se rassembler en une seule figure.Si la perspective est sociologique, l’option dominante est littéraire, c’est-à-dire que la primauté va au texte. Texte lu, texte écrit ou réécrit. Au lecteur de l’infléchir même si au final ce ne serait qu’une utopie lectorale de reconstituer la Recherche. Un bonheur que ne cache pas Dubois dont l’écrit est au plus près de sa matière.La perspective première ne peut que mettre en évidence la compétence sociale du héros narrateur et de Proust lui-même. En témoignent particulièrement dans le texte de Dubois des chapitres pleins d’humour comme « Prendre l’ascenseur » qui fait vivre tout un microcosme, un peuple de travailleurs et des oisifs au grand hôtel de Balbec. Ou ailleurs, ces « Dames à haut turban » dont la mise à la mode dans le Paris nocturne de la grande guerre indique avant tout une manière de société et un comportement à l’arrière de la bataille, tout en nouvel apparat.Bien que le littéraire l’emporte finalement sur le sociologique, il ne faudrait pas, par préférence, minoriser l’importance accordée à la science sociale. Jacques Dubois en donne les clés d’introduction lorsqu’il rappelle amplement en tête de volume, dans leurs rapports possibles avec le Proust d’alors, les études de Tarde et de Durkheim. Il poursuit en rendant à Bourdieu la philosophie et la méthode sociologique applicables aujourd’hui à la littérature.D’une lecture amoureuse dans Pour Albertine , Jacques Dubois est passé à une lecture plus savante mais pleine d’esprit et toujours fondée sur la textualité. …
François DE SMET , Deus Casino , PUF, coll. « Perspectives critiques », 2020, 242 p., 18 €,…