Si Jean de Boschère est resté l’«Obscur», le «Paria» des lettres françaises du XXe siècle, c’est avant tout parce que son oeuvre se déploie du côté de l’excès, de la transgression, du non-savoir et du vide. Irréductible, ce rebelle solitaire a consacré sa vie à atteindre l’extrême du possible «sur les…
Dire et (contre)faire. Jean de Boschère, imagier rebelle des
Figure quelque peu oubliée de nos lettres, Jean de Boschère (1878-1953) fut poète, romancier, essayiste, critique d’art, mais aussi dessinateur, graveur, peintre, sculpteur.Personnage singulier, solitaire, révolté, s’inscrivant en marge des courants littéraires de son temps qu’il traversa sans y adhérer vraiment, il mena longtemps une existence itinérante.Né à Uccle, vivant dès l’enfance en Flandre, il quittait la Belgique occupée en 1915 pour Londres où il se liait aux imagistes anglo-américains groupés autour d’Ezra Pound et de T.S. Eliot ; habiterait quelques années en Italie, « le Pays du Merle bleu » ; s’établirait en 1926 à Paris, où il côtoierait les surréalistes ; et achèverait sa route vagabonde à La Châtre, petite ville de l’Indre où il s’éteindrait en 1953. Laissant une œuvre aux accents très personnels, aux registres variés, admirée par Valéry et par Antonin Artaud, portée par la recherche d’un absolu spirituel. Dans son essai Dire et (contre)faire. Jean de Boschère, imagier rebelle des années vingt , Véronique Jago-Antoine a entrepris de « ré-arpenter les chemins méandreux de cet univers de mots et d’images ». Son étude très dense et approfondie, abusant parfois de termes savants, qui paraît aujourd’hui aux AML dans la collection Archives du Futur, rend toute sa place à un écrivain-plasticien complexe, difficile, tourmenté, dont l’œuvre dès les débuts n’a cessé d’exercer une « incommode fascination ». Des débuts d’inspiration symboliste : les poèmes en prose Béâle-Gryne (1909), et, deux ans plus tard, Dolorine et les Ombres où il prend déjà ses distances avec la tentation de fuir dans le rêve.Suivait la trilogie des métiers, qui ravive, rajeunit une tradition ancienne. Trois petits recueils illustrés – Métiers divins (1913), 12 Occupations (1916), Le Bourg (1922) – souvent négligés, que l’auteur explore avec acuité, soulignant le dialogue textes-images ; nous faisant vivre la mue de l’écrivain, dès son exil Outre-Manche, entre le premier recueil, où percent encore les afféteries de la Décadence, et ceux qui suivront, toujours plus incisifs, dépouillés jusqu’à l’épure.Au cours du séjour londonien paraissent, en édition bilingue, deux recueils : The Closed Door (1917) et Job le Pauvre (1922), livre majeur, que Véronique Jago-Antoine scrute avec une attention passionnée. Un recueil âpre, véhément, douloureux (« Ces pages d’extrême détresse », écrivait Jean de Boschère à un ami, et, dans sa dédicace à Robert Guiette, « ce livre noir, sans ciel, sans oiseaux, sans fleurs ; mais malgré l’enfer ouvert, non sans espoir »). C’est celui dans lequel il reconnaissait un accomplissement : « J’atteignais à peu près mon but dans Job le Pauvre ». Commençant par ces deux vers intenses que Liliane Wouters citait comme la plus belle, la plus éclairante évocation de la poésie : « Et puis, enfin, un midi et à jeun, / La pensée se fend et s’ouvre ».L’auteur nous entraîne dans une analyse pénétrante, minutieuse, presque vertigineuse, des poèmes mais aussi des gravures, des collages qui les accompagnent et les prolongent. « Il me semble que ce livre ne concerne pas la littérature, et qu’il est difficile à classer. On n’en parlera pas, et tout sera parfait. C’est probablement le dernier que je publierai : ce qui me reste dans l’âme ne peut pas se dire », confiait le poète à André Suarès, un de ses amis les plus proches, avec Max Elskamp, René Daumal ou Audiberti…Véronique Jago-Antoine épingle certaines années, correspondant à des étapes. Telle 1913 où Jean de Boschère signe les proses poétiques des Métiers divins, mais aussi deux textes remarquables sur Bruegel l’Ancien, qui enthousiasmèrent Max Elskamp : « Sais-tu, mon cher Jean, que ces pages sont, selon moi, les plus belles que tu aies écrites… ». Ou encore 1927, quand paraît le roman largement autobiographique Marthe et l’Enragé , écho de son adolescence solitaire et rebelle en Flandre, à Lier, marquée par le sort tragique de sa sœur. Dans cette veine s’inscriront Satan l’Obscur (1933) et Véronique de Sienne . C’est également à partir de 1927 que les mots et les images, jusque là indissociables dans sa quête poétique, prennent des voies séparées. En témoigne l’absence de toute illustration lors de la réédition en 1929, dans Ulysse bâtit son lit , de The Closed Door et de Job le Pauvre .Véronique Jago-Antoine achève son étude par l’examen d’une facette méconnue de l’écrivain-artiste : ses écrits sur l’art. Des textes sur Bruegel, « élu comme un frère d’armes », aux monographies consacrées à Jérôme Bosch et à Léonard de Vinci.Et conclut son voyage au plus près de celui qui s’était dépeint un jour comme « un ouvrier solitaire et fiévreux, dont les mains seules ont réponse à la vie », par une certitude : « Nous pouvons nous sentir loin de ses formes, parfois. Son enjeu – oserions-nous dire sa brûlure – demeure…
L’étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et des gens qui s’en servent
On peut n’avoir jamais connu l’odeur d’une tranche de pain brûlé noir de chez noir (parce que sur l’antique grille-pain de vos arrière-grands-parents encore utilisé, les tranches ne sautent pas, il faut les retirer à temps), et ignorer le nom de Lautréamont (« Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », citation iconique chérie des surréalistes), et néanmoins, se plonger avec curiosité dans ce livre qui évoque l’archéologie, l’usage et les normes qui régissent une grande partie des objets – et notre vie quotidienne. C’est ce à quoi s’attellent deux historiens et universitaires, Gil Bartholeyns (également romancier, auteur de Deux kilos deux , une enquête sur l’élevage intensif de volailles dans les Hautes-Fagnes, Lattès, 2019) et Manuel Charpy (auteur de Ma vie dans la sape , 2020), dans cet ouvrage qui évoque presque, par ses illustrations de toutes époques et tous genres, un catalogue de la Manufacture des armes et cycles de Saint-Etienne, et par son érudition, un précis de sociologie à travers les siècles et les cultures. (On regrette l’impression sur un papier de qualité médiocre, mais soit.)Au départ, donc, il y a un objet. Sa naissance et son pourquoi, son évolution technique, sa diffusion sociale, son accessibilité, les discours qui l’entourent, sa propension à grignoter de plus en plus de parts de marché (même au 19e siècle), et sa capacité incroyable à être transformé au fil du temps (car il en fera gagner tellement…) en outil indispensable à l’existence de tout être humain digne de ce nom… et en figure lexicale basique de tout étudiant en études commerciales. Objet = bingo.Si à 50 ans la vie est foutue quand on n’a pas sa Rolex au poignet, c’est une chose – ridicule on en convient –, mais qui sous-tend une conception du monde social dont Bourdieu a fait son pain. Si en Afrique, « au temps des colonies », un « indigène » portant une montre cassée montrait par là qu’il refusait « le temps colonial » tout en sachant qu’il y était intégré de force, c’est une autre chose, et pas moins signifiante que la première. Bartholeyns et Charpy, munis d’un bagage encyclopédique (parfois trop) sur une foule d’objets qui ont envahi nos vies et celles de nos ascendants, sont d’une efficacité redoutable, et d’une précision référentielle qu’on aurait du mal à mettre en balance, même si le sujet en lui-même n’est pas neuf.Ainsi, prenons les outils de cuisine et les robots ménagers. Quel domaine enchanteur ! Bien utiles à la maison, appelés souvent dès les années 1950 d’un prénom féminin (pour mieux les distinguer bien sûr), ils vont non seulement permettre d’apprendre à la gent féminine à cuisiner (encore) mieux, mais aussi plus vite, moins cher, et avec moins d’effort, c’est évident. La mère de famille pourra mettre à profit ce temps précieux à veiller davantage sur le bien-être domestique (ah ! l’aménagement décoratif du home !), sur elle-même et ses atouts beauté. Chance, il y a là aussi des objets pour lui faciliter la vie, et lui permettre de cumuler le rôle de mère exemplaire, avec celui de décoratrice d’intérieur, et d’épouse sexy quand il est temps (encore…) de le paraître. En 1975, la revue féministe Les pétroleuses y répondait sans discutailler : « Arts ménagers, art d’aménager, la double journée ! » Et si l’on se souvient, chez nous et à raison, des ouvrières de la FN en grève dans les années 1960, réclamant « À travail égal, salaire égal » , on n’oubliera pas non plus la variante sans illusion qu’en tira peu d’années après l’un de nos meilleurs auteurs d’aphorismes, André Stas : « À travail égal, galère égale » .L’aspirateur (mécanique et sans électricité, oui, ça a existé), le téléphone, le vélo d’appartement, le rameur, l’interrupteur, la TSF puis la radio, la télévision, la cassette audio, l’ordinateur, l’agenda électronique, l’hygiène (et le plaisir) intime, la cafetière électrique, la machine à café à dosettes, la poêle antiadhésive et la tondeuse à gazon autonome… N’en jetez plus ? Si, justement. L’obsolescence programmée est là, et les acheteurs compulsifs aussi, que viennent talonner les rétifs de la consommation à outrance. Opposer les Black Friday à la tiny house , voilà l’injonction paradoxale à laquelle la société consumériste et mondialisée nous confronte.Cet ouvrage roboratif et sans complaisance devrait, non pas seulement inquiéter sur notre monde, comme le suggèrent souvent les auteurs, mais au contraire, aider à convaincre qu’il est encore temps d’en changer un peu. Alain Delaunois Grille-pain, machine à coudre ou à laver... Chaque foyer occidental possède une centaine d’appareils ; des objets techniques qu’on utilise sans savoir comment ils fonctionnent. Ce livre propose de les ouvrir et d’explorer la façon dont ils ont bouleversé la vie quotidienne…