Avec Lettres du Goulag, Jean-Louis Rouhart a fait paraître un ouvrage essentiel sur le monde du Goulag en Union soviétique. Il y a quelques années, ce germaniste professeur émérite à la Haute École de la Ville de Liège avait réalisé une étude consacrée à la correspondance clandestine – déjà – dans les camps nazis, essai qui avait reçu le Prix de la Fondations Auschwitz – Jacques Rozenberg en 2011. Il s’attaque maintenant à la même problématique dans le monde soviétique. Il s’agit d’un ouvrage scientifique, fort d’une rigueur absolue dans l’approche et le traitement systématique du sujet et pourvu d’un important appareil de notes et d’un grand nombre d’annexes (glossaires, schéma, dates-clés,…)…
Léon Leloir. Un Père Blanc au destin contrarié par l’ombre de Degrelle
Qui, après avoir lu le livre de Fernand Lisse sur le Père Léon Leloir, pourra encore soutenir que les ecclésiastiques sont des hommes sans biographie ? Bien sûr, les vœux qu’ils prononcent les engagent sur la voie d’un total sacrifice de soi, dans la mesure où, épousant le Christ, ils se donnent, corps, biens et âme, à Dieu et à l’Église. Mais, pour eux, le renoncement et l’abnégation ne représentent pas la « perte de soi » ; ils permettent au contraire la construction d’une destinée spirituelle qui demeure inscrite dans une temporalité séculière, donc inscrite dans ce temps des hommes qu’on appelle l’Histoire. En cela, leur existence individuelle n’est pas moins intéressante à retracer que celle d’un écrivain, d’un militaire, d’un ingénieur, d’un artisan ou de n’importe quel inconnu qui ne mérite jamais de le rester. Il faut néanmoins reconnaître au « cas Leloir » une plus-value d’intérêt, liée à divers aspects de sa vie aussi intense que brève. D’abord l’étrange hasard parental qui en fait le cousin d’un certain Léon Degrelle, par la branche maternelle de son arbre généalogique. Puis la précocité de sa vocation, qui le pousse à requérir du Père Provincial des Pères blancs, Benoît Hellemans, d’être ordonné et envoyé le plus vite possible en mission à Maison-Carrée, en Algérie – l’adolescent de dix-sept ans à peine veut ainsi, comme il le clame dans sa lettre, remporter « une éclatante victoire sur [s]a lâcheté ». Enfin, par la multiplicité et le déploiement de ses activités au service de l’Église pendant près de vingt ans.On le voit à Carthage, assister le Père Delattre dans ses fouilles archéologiques, et à Tigazza, relisant Salluste. À Rome, échangeant avec des séminaristes polonais et rencontrant l’abbé Kiwanuka, « premier homme de couleur élevé à l’épiscopat en Afrique centrale » comme l’explique Lisse. Après avoir obtenu 48/50 à sa thèse intitulée La méditation mariale dans la théologie contemporaine , le voici nommé professeur au scolasticat de Louvain, où il met à profit son rare temps libre pour étudier Saint-Paul ou le prophétisme hébreu. À l’Université coloniale d’Anvers, il enseigne la missiologie et à Namur, il dirige Grands lacs , la plus importante revue missionnaire de langue française.La Seconde Guerre mondiale, dont il va être témoin et acteur des premiers jours de l’agression à la reddition du IIIe Reich, demeure cependant la période la plus mouvementée de son existence. Réfugié dans le Sud de la France, il prêche dans quatre paroisses rurales des Hautes-Pyrénées, où il commence l’écriture d’un roman. Contraint par Vichy de regagner la Belgique, il reprend la direction de sa revue et crée une collection littéraire. Leloir n’en néglige pas pour autant ses activités pédagogiques, puisqu’il développe un cours par correspondance pour de jeunes gens en carence de diplôme, en vue de leur préparation au Jury Central. Entre 1942 et 1944, sa route croise celle des maquisards, qu’il soutient activement. Insoucieux de toute prudence, Leloir est repéré, arrêté, et se retrouve incarcéré à la prison de Dinant avant d’échouer à Buchenwald, qu’il ne quittera qu’à la libération du camp le 18 avril 1945. Entre juin et juillet, c’est à Rome (où l’a invité l’ambassadeur près le Saint-Siège Jacques Maritain) qu’il témoignera de sa douloureuse expérience concentrationnaire. Puis il reprend ses prêches, ses activités éditoriales, initie une série de causeries à la radio… Gageons qu’il serait devenu l’une des figures intellectuelles catholiques les plus éminentes de l’après-guerre en Belgique s’il n’avait été tué, à trente-huit ans à peine, des suites d’un banal accident de la route, dans le Loiret le 29 septembre 1945.L’évocation du Père Leloir que signe Fernand Lisse est passionnante à maints égards. Elle permet de découvrir un homme de foi, de pensée et d’action, infatigable cheville ouvrière de la propagande missionnaire en métropole à travers sa revue à grand tirage, qu’il gère en communicateur mais aussi… en écrivain. Lisse souligne en effet l’entrisme du Père Leloir dans les milieux littéraires stratégiques de son temps (l’Association des Écrivains Belges par exemple) ainsi que son flair, quand il a l’initiative de créer, en complément à Grands Lacs , la collection Lavigerie, proposant un éventail varié de genres et de sujets et répondant au principe énoncé par Leloir « Pour penser missionnaire, il faut lire missionnaire ».Comme bien des études qui ont pour toile de fond le monde ecclésial, traversé de multiples courants de pensée, structuré en réseaux complexes et étendus, le travail de Fernand Lisse nous confronte à une autre réalité de la société belge, étrangère au grand public, car peu de noms cités dans ce volume sont passés à la postérité. On n’entre pourtant pas dans la vie du Père Leloir comme dans le couloir obscur d’un collège jésuite, où flotterait une vague odeur de cierge froid et où les murs ne seraient ornés que de portraits d’inconnus ; mais bien comme dans le dossier d’une enquête, complet de ses pièces les plus variées : correspondances, témoignages, photos, documents officiels, articles de presse, etc.Une telle investigation en profondeur n’apporte pas qu’un éclairage inattendu sur le « Führer wallon », en traitant de son cousin. C’est un véritable trésor archivistique qui s’ouvre là, sur un pan méconnu – ou complaisamment ignoré – de l’histoire de la Belgique catholique. Libre au lecteur ensuite d’y porter un jugement selon ses propres convictions ou opinions. L’essentiel est que l’information dont il dispose soit fiable. Mission…
Jean Ray / Thomas Owen. Correspondances littéraires
Commençons par la préface qui cadre bien les enjeux du livre. Arnaud Huftier y fait remarquer l’importance du « principe associatif » dont use la critique : un nouvel auteur est comparé à un auteur bien connu. Comparaison nécessairement réductrice car elle néglige des qualités de l’écrivain mais aussi d’autres aspects du champ littéraire. Mais, à terme, elle permet cependant à ce nouvel auteur de jouer de cette référence, de se positionner et de se construire une personnalité littéraire propre, en accentuant ce qui le différencie de l’auteur à qui il est comparé : il peut devenir « autonome ». Avant éventuellement – mais après combien de temps ? – de devenir lui-même une référence. C’est ainsi que l’on a qualifié Jean Ray d’« Edgar Poe belge » ou de « Lovecraft flamand », avant qu’il ne devienne lui-même la référence pour Thomas Owen. A. Huftier propose encore une autre réflexion intéressante : cette démarche associative postule une « communauté d’esprit » qui délimite un « genre », mais sans qu’il faille théoriser ce genre. Aux yeux des lecteurs, un texte sera fantastique ou belge parce que la critique aura établi des associations qui justifient de le placer dans le même « rayon ». Ce qui ne va pas sans clichés et lieux communs, non argumentés ou non prouvés.Dans ce cadre ainsi résumé, le livre de Jean-Louis Étienne présente les rapports entre Jean Ray et Thomas Owen et leur évolution dans le temps au fur et à mesure que leur statut respectif change, dans le contexte du développement de la notion, justifiée ou non, d’école belge de l’étrange.Thomas Owen a, très jeune, admiré l’œuvre de Jean Ray, de 33 ans son aîné. Au début de sa carrière, il va ouvertement revendiquer une filiation par rapport à celui-ci, qui sera petit à petit retravaillée, jusqu’à être finalement niée. Au début, il va faire de nombreuses mentions des textes de Ray, en répétant cependant trois leitmotivs : il n’est pas un disciple de son aîné ; il n’a pas été influencé par ses thèmes ou son style ; Jean Ray a été « un révélateur, toujours encourageant, pittoresque ». En 1987, Owen résume ce qui, à ses yeux, le différencie de son prédécesseur en fantastique : « Chez Jean Ray, le monstre enfonce la porte. Chez moi, il souffle un peu de fumée à travers la serrure. »De son côté, Ray va, après la Seconde Guerre, s’approprier Thomas Owen, confortant ainsi son statut de « maître » et singulièrement de maître de la dite école belge de l’étrange. Au vu des extraits de leur correspondance repris dans l’ouvrage, les relations entre les deux hommes semblent être vraiment cordiales et même amicales. À la mort de son mentor en 1964, Owen va cependant, plus librement, se distancier de celui-ci et s’autonomiser. Les notices accompagnant ses publications, qu’il rédige ou relit alors, ne font progressivement plus mention de son « maître ès fantastique ».Sur un point, Owen ne s’est pourtant jamais repris : la « légende » de Jean Ray. Il avait été un des principaux propagateurs des faits à la fois sombres et héroïques attribués au Gantois (trafic d’alcool, marin expérimenté, ascendance sioux, etc.), allant même jusqu’à décrire dans une de ses nouvelles une visite au cimetière de Bernkastel en compagnie de Ray – où celui-ci ne s’est jamais rendu – et continuant à l’affirmer véridique. Étrangement, dans l’entretien de 1987, il regrette même la disparition de la légende au profit de la vérité historique. : « Henri Vernes s’efforce de maintenir la légende, comme Van Herp, comme moi-même. Nous menons un combat qui devient de plus en plus difficile. Pourquoi ce combat ? C’est tellement plus beau… Je l’aimais bien, je l’aimais pirate, et lui aimait d’être aimé pirate. »L’étude, foisonnante, s’appuie sur de nombreux documents illustrant le propos. Joseph DUHAMEL…