Michel de Ghelderode ou la hantise du masque

RÉSUMÉ

À propos du livre (extrait de l’Introduction)

[…] Les premières pages présentent les sources principales que j’ai utilisées. Cette introduction critique, un peu inhabituelle, était indispensable, car les documents essentiels à la connaissance de Ghelderode : sa correspondance publiée et, surtout, Les Entretiens d’Ostende, sont sujets à caution; la première a souvent…

DOCUMENT(S) ASSOCIÉ(S)
Lire un extrait

Michel de Ghelderode naquit à Ixelles, le 3 avril 1898, au numéro 71 de la rue de l'Arbre Bénit, où, dix-neuf ans plus tôt, au numéro 114, était mort Charles De Coster. Quatrième et dernier enfant d'Henri-Alphonse Martens, né à Waarschoot, en Flandre Orientale, le 14 avril 1861, et de Jeanne-Marie Rans, née à Louvain le 24 mars 1864, il fut inscrit aux registres de la population sous le nom, bien prosaïque, d'Adémar (sans h)-Adolphe-Louis Martens.

Hemi Martens (dit Alphonse) avait fait la connaissance de Jeanne Rans (dite Marie) quand il était portier au Collège américain de Louvain. Un jour — selon Michel de Ghelderode — il fut chargé discrètement par un brave chanoine d'empêcher la jeune Marie Rans, qui avait peur de la vie, d'entrer au couvent de l'Institut Paridaens où elle avait reçu son instruction. Le portier réussit sans trop de peine à réconcilier la jeune fille avec la vie, mais pour lui donner le goût du mariage, il fut obligé de recourir à un stratagème : à l'occasion d'une visite à sa jeune amie, depuis quelque temps «en service» à Ixelles, mais toujours aussi farouche que quelques années plus tôt, il lui fit un enfant «par surprise». Quoi qu'il en soit de cette version incontrôlable, le mariage eut lieu le 19 janvier 1889, en l'église Saint-Boniface d'Ixelles. Un premier fils, Marcel, naquit cinq mois plus tard, le 15 juin.

Sur ces entrefaites, le père avait trouvé un emploi aux Archives Générales du Royaume; la mère tenait l'estaminet «A l'école du midi», 6, rue du Prince Royal. Deux autres enfants virent le jour sous cette belle enseigne : Ernest, le 13 janvier 1891, et Germaine, le 17 août 1895 . Fin mars 1898, la mère ayant renoncé à tenir un café, le ménage s'installa rue de l'Arbre Bénit, quelques jours avant la naissance du futur écrivain. Celui-ci fut baptisé, le 17 avril, en l'église Saint-Boniface. A sa naissance, notre dramaturge ne s'appelait donc nullement, n'en déplaise à plusieurs de ses meilleurs amis, Michel de Ghelderode, mais Adémar-Adolphe-Louis Martens. Il lui fallut 19 ans pour trouver son fameux pseudonyme.

Entrant en littérature, peut-être déjà en 1915, par la publication, dans la petite revue dactylographiée Les Jeunes, d'un poème intitulé Femme d'Artiste, il signa « Adolf Adhémar Martens », trahissant peut-être déjà, par l'orthographe et par l'inversion des prénoms, son besoin d'un pseudonyme. Selon Albert Lepage, il ne se contenta pas longtemps de ce nom peu prestigieux car, un soir de l'automne 1916, lors de sa première apparition aux «Lundis Lepage», il se fit annoncer : «Adolphe Adhémar, comte von Lauterbach.» Si l'anecdote est authentique, ce ne fut là sans doute, de la part du jeune homme, qu'une tentative de mystification, car sur les sept petits volumes qu'il acquit en mai 1917 et qui sont restés en place dans sa bibliothèque, il inscrivit une fois «Adm Martens», une fois «Adolf Martens» et cinq fois «Adolf Adm Martens». De même, en juin, juillet et août de la même année, il signa «Adolphe Martens» ses premiers articles publiés, des chroniques artistiques dans l'hebdomadaire bruxellois Mercredi-Bourse.
Table des matières

AVANT-PROPOS

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE : La vie de Michel de Ghelderode

CHAPITRE I : LES ORIGINES ET L'ENFANCE (1898-1915)
I. Un ancêtre inquisiteur
II. «L'enfant seul parmi les siens»
III. Chez les «Messieurs-Prêtres» (1906-1914)

CHAPITRE II : NAISSANCE D'UNE VOCATION (1915-1926)
I. «La jeune fille et la mort»
II. La Mort regarde à la fenêtre ou les débuts d'un auteur trop dramatique
III. Deux rencontres importantes : Georges Eekhoud et Julien Deladoès
IV. Nouvelles amours. «Errances»
V. Après les «errances», la vie sédentaire. Le bureau. Le mariage
VI. Dans la «galère» de la Renaissance d'Occident

CHAPITRE III : LA GÉNÉREUSE AVENTURE DU VLAAMSCHE VOLKSTOONEEL (1926-1932)
I. Le Théâtre Populaire Flamand
II. Beeldekens uit het leven van Sint Franciscus (Images de la vie de Saint François d'Assise)
III. Conflit
IV. Barabbas et Pantagleize
V. La triste fin de la «généreuse aventure»
VI. Bilan

CHAPITRE IV : L'AVENTURE INTÉRIEURE (1932-1944)

CHAPITRE V : DES OUTRAGES AU SUCCÈS (1944-1962)
I. Ghelderode «en enfer» ou «le poète aux outrages» (septembre 1944 - octobre 1946)
II. Le succès (1947-1962)

DEUXIÈME PARTIE : La personnalité de Michel de Ghelderode

CHAPITRE I : GHELDERODE ET LES AUTRES

CHAPITRE II : GHELDERODE ET LA FEMME

CHAPITRE III : GHELDERODE ET LA SOCIÉTÉ

CHAPITRE IV : GHELDERODE ET LA FLANDRE
I. Ses connaissances de la langue
II. Ses rapports avec la Flandre

CHAPITRE V. GHELDERODE, DIEU ET LA RELIGION
I. Devant Dieu
II. Devant les prêtres

CHAPITRE VI : GHELDERODE ET L'ART

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

INDEX DES NOMS CITÉS

INDEX DES ŒUVRES

À PROPOS DE L'AUTEUR
Roland Beyen

Auteur de Michel de Ghelderode ou la hantise du masque

Né à Nieuport, le 13 janvier 1935, dans une famille où l'on était pêcheurs depuis des générations, Roland Beyen aurait peut-être pris, lui aussi, le chemin de la mer s'il n'avait manifesté très tôt des dons évidents pour l'étude et un amour précoce de la littérature : en 4e primaire, l'instituteur doit lui arracher un roman de Stijn Streuvels, «réservé aux adultes». En 4e latine, au même collège de Nieuport, l'abbé Deleye l'enchante en lui révélant Verhaeren. En poésie et en rhétorique, les deux dernières classes des humanités gréco-latines, au collège d'Ostende, l'abbé Verhelle lui ouvre toute grande sa bibliothèque, où la littérature française occupe la place d'honneur. À dix-huit ans, Roland Beyen entre au séminaire de Bruges. Reçu premier en fin d'année, il est envoyé à l'Université de Louvain afin d'y entamer des études de philosophie. Mais le jeune homme doute de sa vocation et s'en ouvre honnêtement au président du séminaire. Celui-ci lui conseille de s'orienter vers la philologie romane qui, si jamais il quittait le séminaire, offrirait plus de perspectives d'emploi que la philosophie. Au bout de trois mois, Roland Beyen renonce définitivement au sacerdoce, mais décide de poursuivre ses études de romane, qui le passionnent. L'expérience du séminaire n'a pas été temps perdu : l'étudiant, intellectuellement plus mûr, travaille avec ténacité à améliorer son français. Joseph Hanse, habile à déceler les talents et à les faire éclore, remarque le nouveau venu et l'encourage. À l'instar de son maître, Roland Beyen s'intéresse beaucoup aux écrivains d'origine flamande ayant écrit en français. Le mémoire de fin d'études est tout logiquement consacré à l'image de la Flandre dans la littérature française de Belgique. Le jeune diplômé aurait pu s'arrêter là et apprécier le chemin parcouru. En fait, il songe déjà à entreprendre une thèse. Mais il faut assurer la matérielle… Roland Beyen enseigne un an au collège Saint-Joseph de Woluwe-Saint-Pierre (1960-1961), puis à l'école de régents Saint-Thomas (1961-1963), où il succède à Pierre Yerlès, et un an, enfin, à l'École des cadets. L'idée de la thèse, entre-temps, a fait son chemin. Elle sera consacrée au théâtre. Anouilh ou Crommelynck? Survient la mort de Ghelderode, en avril 1962. Roland Beyen lit ou relit ses œuvres (il avait découvert Barabbas au collège et vu jouer Pantagleize par une troupe universitaire pendant ses études). C'est décidé : ce sera Ghelderode. Hanse approuve ce choix peu conformiste. Même si les temps avaient changé, sans doute le maître appréciait-il de retrouver chez son disciple l'audace qu'il avait eue lui-même en décidant de consacrer sa thèse à Charles De Coster, auteur mal noté. C'est Hanse, encore, qui introduit le jeune chercheur chez la veuve du dramaturge. Très vite s'instaure un rituel qui durera plusieurs années : Roland Beyen arrive rue Lefrancq, à Schaerbeek, vers dix heures du soir et, après les bavardages obligés, se plonge dans l'examen des documents. II quitte discrètement les lieux au milieu de la nuit, dort quelques heures et va initier ses élèves à la littérature française. La thèse s'intitule Tradition et innovation dans le théâtre de Michel de Ghelderode. Le chemin est tracé : il faut étudier l'évolution interne de l'œuvre tout en la situant dans l'histoire du genre et déceler les influences exercées par les prédécesseurs et les contemporains. Les choses prennent rapidement une tournure inattendue. La bibliothèque, sur laquelle portent les premières investigations, intrigue en raison des discordances qu'elle fait voir entre son contenu et les lectures sur lesquelles le dramaturge s'était étendu avec complaisance. L'examen des manuscrits réserve d'autres surprises. La correspondance achève d'éclairer le chercheur. La thèse sera un essai de biographie critique. Aspirant au F.N.R.S. à partir du 1er octobre 1964, Roland Beyen, l'année suivante, est chargé, à Courtrai, en première candidature, du cours d'«Explication d'auteurs français». La thèse, enfin terminée, est défendue le 31 mai 1968 avec la plus grande distinction, alors que vient de s'opérer la scission entre l'Université catholique et la Katholieke Universiteit. La qualité du travail vaut à son auteur d'être nommé chargé de cours à la K.U.L. dès la rentrée. Deux ans plus tard, l'Académie royale de langue et de littérature françaises couronne l'ouvrage et en imprime les deux premières parties. La troisième, fortement amplifiée, sera publiée par la même institution en 1987. En 1970, Les Lettres romanes publient un chapitre détaché de la thèse : «Les goûts littéraires de Michel de Ghelderode.» Le titre est bénin; les conclusions de l'article sont dévastatrices. Étudiant la bibliothèque du dramaturge, Roland Beyen a entrepris de comparer son contenu et les affirmations que Ghelderode avait multipliées au sujet de ses lectures. L'article n'épuise pas le sujet, mais Roland Beyen y utilise continûment la méthode sur laquelle est fondée sa thèse : la confrontation permanente de la bibliothèque, de la correspondance et des déclarations tardives destinées à la légende. Celle-ci sort malmenée de l'examen… Il apparaît que le dramaturge a, d'une manière générale, antidaté ses lectures. Du reste, Ghelderode était un «flaireur» de bouquins, un homme de culture plus plastique et plus historique que littéraire, et davantage requis par la personnalité de certains auteurs que par leurs œuvres. Ceux qui avaient créé dans la douleur étaient des modèles et des frères. On avait beaucoup publié sur Ghelderode. Les biographes et les commentateurs tenaient leurs informations de la meilleure source possible : l'écrivain lui-même. C'était oublier que ses déclarations étaient, dans leur grande généralité, postérieures de dix à quarante ans à ce qu'elles «expliquaient» et qu'il est toujours peu prudent de recourir à un témoignage autre que celui livré par l'œuvre. Volontiers mystificateur et mythomane plus qu'un peu, Ghelderode s'était entouré d'admirateurs crédules et leur avait servi un passé recomposé avec brio. Tout à l'opposé d'une hagiographie, Michel de Ghelderode ou la hantise du masque (1971) est une biographie critique établie selon les règles les plus strictes : l'examen méthodique des sources et plus particulièrement des fameux Entretiens d'Ostende, l'établissement d'une chronologie fiable de l'œuvre, l'examen des agendas (censurés par la veuve) et le dépouillement de la correspondance. Au point de départ de la biographie, Les Entretiens d'Ostende que le chercheur a retrouvés sous tous leurs états : la copie sténotypée des interviews originales, le montage destiné à la diffusion sur les antennes de la radio française et les remaniements opérés sur le texte, publié en 1956. De la comparaison des différentes versions, il ressort qu'il est erroné de considérer Les Entretiens comme un document spontané et digne de foi. Après 300 pages serrées, à peu près rien ne subsiste de la fable. Issu d'une famille pauvre, Ghelderode a eu une enfance sans grand relief, une adolescence vaguement «artiste» mais apparemment peu originale, une existence sans hauts faits. Il y a eu la guerre, bien sûr, et ses séquelles. Non, le dramaturge n'a aucun lien avec un Martens de Bassevelde qui fut membre du Conseil des Troubles, pas plus qu'il n'a cinglé sur les mers septentrionales à l'époque de son service militaire ou a été un homme couvert de femmes. Et pas davantage un écrivain bilingue, ce qu'il avait tenté de faire croire à l'époque où la rumeur pouvait lui être propice et de faire oublier quand le vent avait tourné. Apparaissent, en revanche, les dettes passées sous silence, les amitiés occultées, les palinodies et les compromissions petites et grandes, le drame de la maladie et de la stérilité littéraire survenue tôt… La vérité biographique rétablie, Roland Beyen entreprend de cerner la personnalité de l'auteur, tâche délicate car Ghelderode, metteur en scène de sa vie, a toujours vécu «en représentation», abrité derrière de multiples masques. Pour étudier cette personnalité ondoyante, l'auteur adopte un itinéraire subjectif et examine les grands thèmes qui ont alimenté l'œuvre de l'écrivain : les autres, la femme, la société, la Flandre, la religion, l'art… Les masques tombent les uns après les autres. Au terme de l'enquête, nous découvrons un homme malade de solitude et tourmenté par un sentiment constant d'infériorité, un anticlérical furieux vivant «par hérédité et par tempérament» dans un climat de religiosité sentimentale et quasi superstitieuse, un penseur inconsistant et parfois opportuniste, un être affamé d'affection qui repousse ses amis invariablement coupables de ne pas l'aimer assez, même quand leur dévouement est illimité. Sans hargne ni complaisance, Roland Beyen présente de Ghelderode un portrait nuancé, plus attachant dans sa vérité que dans l'hagiographie entretenue jusque-là. Biographie intellectuelle conçue par nécessité, La hantise du masque est un ouvrage fondamental. Il jetait à terre un tas d'approximations, d'erreurs, et de mensonges. Une approche non faussée de l'œuvre devenait désormais possible. En 1974, l'éditeur Seghers présente un volume consacré au théâtre de Ghelderode. Armé de ses travaux antérieurs, Roland Beyen peut restituer à chaque pièce sa date de composition, y déceler des influences, en éclairer la genèse et le sens. Pour conclure, un beau chapitre analyse le thème qui court à travers toute la production du dramaturge : l'exaltation de l'instinct qui fait vibrer, au contraire de la connaissance rationnelle, de l'amour sentimental et des conventions sociales qui rapetissent et étouffent l'individu. Le travail acharné autour d'un auteur de prédilection n'empêche pas Roland Beyen de s'investir avec passion dans sa tâche d'enseignant. Devenu professeur ordinaire en 1974, il assume, jusqu'à l'heure de la retraite (en 2000), les cours d'«Explication d'auteurs français», en première candidature, de «Littérature française de Belgique et d'Explication de textes dramatiques», en licence. Les sujets traités sont variés et la place consacrée à Ghelderode est plus réduite qu'on serait tenté de le croire. En fait, Roland Beyen choisit souvent les auteurs en fonction des programmes de la saison théâtrale à venir. Il tient volontiers à ce que le cours finisse par s'évader de la salle de cours pour permettre aux étudiants d'appréhender l'oeuvre dans sa réalité vivante : l'interprétation scénique. On imagine la diversité qui peut naître d'une telle démarche… Ces intérêts variés, on les retrouve aussi dans les nombreux articles et notices consacrés depuis près de quarante ans à des auteurs français ou belges. Pour consacrer l'oeuvre et son auteur, l'Académie royale de langue et de littérature françaises élit Roland Beyen, le 8 janvier 1994, en remplacement du médiéviste Pierre Ruelle. Dans l'éloge du disparu, le nouvel académicien, citant son prédécesseur, rappelait que le philologue n'est «ni conservateur d'archives, ni gardien de musée, ni restaurateur de vieux tableaux». Quel que soit son domaine, il doit être un «serviteur éclairé, vigilant, intègre et modeste de la Pensée. Par lui, elle apparaît telle qu'elle est, telle que devrait être la Vérité, nue». Cette ligne de conduite, qui fut celle de Pierre Ruelle, Roland Beyen l'avait aussi faite sienne depuis ses débuts. Après La hantise du masque (qui a connu deux rééditions) et l'essai de 1974, l'œuvre de Roland Beyen se poursuit avec un Michel de Ghelderode ou la Comédie des apparences, catalogue de la belle exposition présentée successivement au Centre Georges-Pompidou et à la Bibliothèque royale Albert Ier, en 1980. Loin d'être un simple guide à l'usage du visiteur, le volume offre une analyse minutieuse des œuvres littéraires et complète le panorama proposé en 1974. En cette même année 1980, au cours d'un congrès tenu à Gênes, Roland Beyen expose son projet de bibliographie ghelderodienne. L'entreprise, en chantier depuis plus de deux lustres, connaissait une expansion permanente. Riche de quelque dix mille références, la Bibliographie de Michel de Ghelderode — finalement parue en 1987 — présente un inventaire des écrits publiés et inédits du dramaturge (à l'exception de la correspondance inédite) et des études consacrées à ses œuvres. Heureux signe des temps : l'ouvrage s'ouvre à l'audiovisuel et recense films, enregistrements radiophoniques ou télévisés, ainsi que les adaptations musicales suscitées par le théâtre. Au cours de son enquête menée rue Lefrancq, le chercheur avait été frappé par l'ampleur et par l'intérêt du courrier conservé, sauf nombre de documents antérieurs à 1927 qui étaient de nature à contredire la légende et ceux, plus récents, qui furent éliminés car ils émanaient d'amis qui avaient «déçu» ou «trahi». Restait à rassembler les lettres de Ghelderode… Trois décennies d'enquête chez les destinataires ou leurs héritiers, chez les collectionneurs privés et dans les bibliothèques ont ramené des milliers de lettres. Tout était à faire : vingt ans après la mort du dramaturge, à peine plus d'une centaine de lettres avaient été publiées et seul un tiers de celles-ci l'avait été à peu près correctement. Les missives des premières années présentent un intérêt documentaire considérable car elles éclairent les temps mal connus des étapes initiales où l'on voit l'écrivain cherchant sa voie et fréquentant assidûment les milieux littéraires et artistiques. À partir des années trente, se révèle au lecteur un épistolier brillant qui manie avec virtuosité les néologismes et l'archaïsme verbal, cultive la truculence jusqu'à la scatologie et pratique volontiers — par opportunisme, par désir de plaire ou par fantaisie ludique — d'étonnants jeux de mimétisme stylistique. Cette correspondance est sans équivalent dans les lettres françaises de Belgique. L'introduction de chaque volume replace les lettres dans la carrière de leur auteur. On admire l'objectivité avec laquelle Roland Beyen présente des pages odieuses où s'étalent les rancœurs souvent injustes du dramaturge, son antisémitisme fruste et persistant ou sa certitude quasi paranoïaque d'être la victime d'un complot universel machiné par l'Église, les communistes, les Américains, les francs-maçons et les politiciens. Un appareil imposant de notes vient éclairer le texte. Concises ou généreuses, toutes présentent les mêmes qualités de précision. Toutes, aussi, sont nécessaires. Enfin, sachant que l'oubli est le plus accueillant des gouffres, l'éditeur a pris soin de compléter chaque tome par des notices biographiques consacrées aux correspondants. Ces portraits — parfois fort substantiels — sont une mine de renseignements sur les hommes, les courants littéraires et l'histoire de l'époque. Avant même d'être achevée, cette édition prend place parmi les réussites du genre. L'Académie royale de langue et de littérature françaises, en 2000, a distingué l'entreprise à mi-parcours en attribuant à son auteur le prix Albert Counson décerné tous les cinq ans à une contribution importante au domaine de la philologie romane. L'œuvre de Roland Beyen est celle, en effet, d'un chercheur exigeant, lucide et passionné. Fondée sur la rigueur intellectuelle jointe à la connaissance impeccable d'une matière foisonnante, elle a renouvelé un sujet de fond en comble.

AVIS D'UTILISATEURS


Julien Noel

Il en va de Ghelderode comme de Ray ou de Rops : la légende éclipse l’homme. Et dans ce cas également, il s’agit d’une légende construite en toute conscience, avec mille et mille soins. La tâche de Roland Beyen était donc colossale : il a fallu tout mettre en doute, partir des sources les plus objectives pour réécrire la vie d’un maitre adoré, et accepter qu’elle n’apparaisse alors plus comme il l’avait souhaité. Je rejoins cependant son opinion que l’auteur de Sortilèges n’en ressort que plus humain et attachant.

J’ai personnellement beaucoup de tendresse pour Ghelderode. Je ne pense pas que le mot soit trop fort ; c’est un auteur avec lequel je me sens en communion d’idées, dont le parcours, les échecs, les phobies et jusqu’aux bravades m’émeuvent. Cette biographie m’a conforté dans cette opinion. L’image globale qui en ressort est celle d’un grand timide un peu mythomane, d’un dramaturge accro aux postures qui camoufle en haine sa peur maladive d’autrui ; qui redoute sans cesse l’échec, le discrédit, mais qui s’acharne ; qui surjoue complètement sa misanthropie, sans toutefois parvenir à se mentir tout à fait à lui-même…

Le chapitre consacré à ses rapports avec la religion — bien plus complexes qu’ils n’apparaissent au premier abord — m’a tout spécialement intéressé. La question de sa relation à la Flandre idéalisée, étroitement liée à son mal-être existentiel et à son dégout du monde contemporain, est un autre point essentiel du livre. Comme tant d’écrivains et d’anonymes, Ghelderode était hanté par l’impression d’être né trop tard, d’être rejeté hors du siècle où il aurait pu s’épanouir. Cette épaisse biographie est donc autant une étude clinique, qui dissèque ce mal courant et — qui sait ? — apportera peut-être des réponses à qui en souffre…


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