Les prix Sorcières récompensent chaque année des ouvres de littérature jeunesse, dans différentes catégories. Les sélections de 2020 sont désormais connues. Créés en 1986, les prix Sorcières sont décernés conjointement par les librairies françaises spécialisées en littérature pour la jeunesse et par l’Association des bibliothécaires de France. Ils récompensent des ouvrages dans 6 catégories : « Carrément beau, Mini », « Carrément beau, Maxi », « Carrément passionnant, Mini », « Carrément passionnant, Maxi », « Carrément sorcières, Fiction » et « Carrément sorcières, Non-Fiction ». Pour chacune d’entre elles, cinq ouvrages sont nommés.
14-18, un passé entre front guerrier et zones occupées
DES AUTEURS N'AYANT PAS CONNU LA GRANDE GUERRE SE SONT PENCHÉS SUR CETTE EFFROYABLE PREMIÈRE GRANDE BOUCHERIE DU XXe SIÈCLE. ILS PORTENT SUR ELLE LE REGARD SINGULIER QUE PERMET LA DISTANCE DU RECUL DE L'HISTOIRE. Plusieurs romans et nouvelles d'écrivains actuels se servent d'éléments ayant existé afin de réfléchir sur une barbarie que le monde avait espéré disparue alors qu'elle persiste aujourd'hui à travers les discordes sanglantes qui ont sévi ou sévissent encore. Ils appartiennent à un corpus littéraire porteur d'une autre vision que celle uniquement restreinte à la vie dans les tranchées et à la guerre vue du front. En effet, comme ce fut le cas pour le Nord de la France, " la situation de la Belgique est tout à fait originale de par sa partition entre zone des combats [...] et zone occupée " 1. LE RÉALISME IMAGINÉ Raymond Masai (Kain, 1944) a conçu son roman choral Le carnet de Nicolaï 2, comme une tentative de revenir sur " une guerre que le temps et les mensonges ont réduite à une carte illustrée " (p. 66). Il part d'un fait plutôt occulté de la 1e guerre mondiale : celui de la participation au conflit de troupes russes, environ 20000 hommes, dont la moitié envoyés en France. Leur présence est, par exemple, attestée par des tombes à Tournai. Il existe aussi, dans la même région, vers Warchin, un déblai de chemin de fer baptisé " la Montagne des Russes ". Une partie de ces militaires, abandonnés par leur pays parce que l'arrivée du communisme a fait que " combattre pour la bourgeoisie française ou pour protéger les caves et le Champagne n'étaient plus à l'ordre du jour " (p. 82), ont connu mutinerie et répression avant de se retrouver parqués dans des camps de concentration, notamment à Mailly (Champagne-Ardenne). Composé d'un mélange du journal intime du jeune soldat Nicolaï, des pérégrinations d'un Chilien exilé sous la dictature de Pinochet, de correspondance échangée, du travail historique d'une jeune chercheuse, le livre associe passé et présent, guerres et paix, réalisme et idéalisme, séparations et retrouvailles, dirigeants et citoyens, besoin d'identité et anonymat imposé par la vie. Il se réfère aussi à la composante locale puisque le Russe tombera amoureux d'une paysanne du coin. Avec Tu signais Ernst K., Françoise Houdart prend le parti de se mettre à la place de l'occupant. Elle part à la recherche de celui, soldat allemand de 19 ans, qui laissa, logé chez l'habitant à Boussu, un carnet de dessins de lieux situés entre Tournai et Roisin de juillet 1917 à mai 1918 3. Le livre va donc s'intéresser d'une part à la mentalité de cet intrus imposé aux citoyens belges ainsi qu'à ce qui se passe auprès des siens restés dans la patrie natale et d'autre part à livrer des détails sur le quotidien de l'époque à travers la vie et les réactions des autochtones hainuyers. Littérairement, cette espèce de chronique montre une auteure en train de réfléchir sur sa propre démarche d'écriture, sur sa volonté de conjuguer imaginaire narratif et réalité documentaire, tutoyant son personnage " en tête à tête entre fiction et présomption d'authenticité " (p. 139) tout en s'interrogeant sur ce qu'il devient sous sa plume et allant jusqu'à lui demander s'il se satisferait " jusqu'au bout de ce roman du destin dont je te gratifie " (p. 232), mais aussi dialoguant en vrai avec la dernière survivante de cette histoire. La démarche expérimente une forme d'objectivité ou d'équité. Elle prend en compte les deux camps, les deux populations, les deux catégories que sont militaires et civils. Ainsi, le soldat installé dans la maison de Juliette D. est-il considéré comme " présence honnie et protectrice en même temps " (p. 48). Ainsi cette remarque que " les jeunes filles et les femmes n'avaient pas la vie facile dans cette Allemagne totalement mobilisée pour nourrir en machines et munitions la femelle monstrueuse coiffée d'un casque à pointe qui broyait sans miséricorde les hommes et leurs farouches espérances " (p. 49). De la sorte réapparaît la part d'humanité que la guerre semblait avoir gommée. Comme elle se lit dans les réflexions d'Eduard, ami d'Ernst, qui ne cesse de se questionner sur le bien-fondé du patriotisme inoculé par la propagande. L'existence de la population d'alors se remplit pêle-mêle de délations pour satisfaire de petites vengeances car " les rancœurs ont la peau durcie par la misère " (p. 140), de la circulation sous le manteau d'une lettre épiscopale censurée ou de journaux clandestins, de l'utilisation des pigeons afin de transmettre des messages de résistance, d'arrestations et d'exécutions, d'organisations de bienfaisance distribuant de la soupe aux écoliers, de potagers installés un peu partout pour se nourrir malgré la pénurie, de rumeurs de puits empoisonnés, de brassards rouges obligatoires pour les chômeurs, de déportations, de tickets de rationnement, d'épidémie comme la mortifère grippe espagnole ou de maladie comme la tuberculose... Par ailleurs, il y aura bientôt " en filigrane dans la texture sonore de la guerre des hommes, se frayant un passage entre l'écho des salves des pelotons d'exécution des premiers mutins de la Somme, le retentissement assourdi des bruits de pas des premiers soldats américains sur le sol français libre, et les lointaines clameurs des premiers grévistes de la Ruhr " (p. 125). Ici, à l'image de la cohabitation forcée décrite par Vercors lors du conflit mondial suivant dans Le silence de la mer, se dessine une connivence forte entre occupés et occupants précisément parce que derrière la nécessité de rester fidèle à des valeurs existe aussi une compassion tacite entre des êtres dotés de similaires sentiments humains. Un bref livre vient de sortir de presse qui donne la parole à sept témoins. Dans Un bouquet de coquelicots, Marianne Sluszny, à son tour entremêle fiction et réalité 4. De fait, productrice de documentaire à la télévision belge francophone, elle a eu l'occasion d'effectuer des recherches au sujet de la Grande Guerre. Elle en a retiré des nouvelles à la première personne. Chaque personnage vient narrer sa vie. Chacun a son ancrage très local: Bruxelles, Anvers, Namur, Malines, Andenne, La Panne, Ypres, Musson... Le Soldat Inconnu devient soudain identifiable, lui qui fut choisi par hasard parmi des ossements épars. Un pigeon voyageur affirme " que l'envahisseur était un oiseau de mauvais augure " (p. 44). Fils d'avocat catholique, Roger, pianiste en devenir, est transporté dans un autre monde, celui des tranchées. Là, il fait " connaissance des poux, des rats, des odeurs nauséabondes des urines et étrons entassés dans un seau. Et aussi de la torture qu'on inflige à son corps recroquevillé pour que la tête ne cogne pas les poutrelles, supplicié par les assemblages de fils de fer recouverts de toile de jute sur lesquels il doit trouver le sommeil " (p. 38). Frans, lui, enfant d'une famille besogneuse et analphabète, reçoit l'enseignement d'un curé nationaliste. Sur le front, dans le boyau des tranchées réalisées " avec des sacs de sable, des sacs lourds comme le chagrin " (p. 83), fraternisant avec un conscrit de Marchienne-au-Pont, il réalise que " la vie des siens était aussi pénible que celle des paysans flamands " (p. 85). Trois personnages sont particulièrement émouvants. Jeannette, mère de famille dont le mari est incorporé et qui finit par se prostituer avec des occupants ennemis. Après l'armistice, elle sera ignominieusement punie par la populace haineuse " comme si nous n'avions pas été les plus vulnérables, abandonnées à nous-mêmes pour faire vivre nos familles " (p. 70). Cécile, fille d'un grand patron libéral, préfère devenir infirmière plutôt qu'épouse d'un autre patron. Elle accompagne jusqu'à son dernier souffle un soldat aux idées socialistes dont l'état physique se dégrade suite à une balle dans la tête. Quant à Albert, Congolais immigré devenu invalide de guerre à la " carcasse rongée comme par un vautour " (p. 92) par une tuberculose pulmonaire…
Mon jardin des plantes : poèmes et photographies
Jan BAETENS et Marie-Françoise PLISSART , Mon jardin des plantes : poèmes et photographies , Impressions nouvelles, 2024, 136 p., 18 € / ePub : 7,99 € , ISBN :978-2-39070-145-3 Jan Baetens (1957) est l’auteur de vingt recueils de poésie, dont récemment Après, depuis (2021, prix Maurice Carême de poésie 2023 ) et Tant et tant (2022). Styles et thèmes de ses livres varient mais leur point de départ est toujours le même : la vie quotidienne repensée par l’art et la littérature. Auteur de nombreuses études sur les rapports entre textes et images, dont Le roman-photo (avec Clémentine Mélois) ou Adaptation et bande dessinée : éloge de la fidélité , dans son essai Illustrer Proust , il présentait et discutait les réponses successives données depuis plus d’un siècle par les artistes et leurs éditeurs au désir et à la difficulté d’illustrer Proust. Il a publié le remix d’une collection privée de ciné-romans-photos, Une fille comme toi (2020) et un essai contre l’oralisation de la poésie : À voix haute. Poésie et lecture publique (2016). Marie-Françoise Plissart (1954) est l’une des figures majeures de la photographie belge. Comme Baetens, elle s’est intéressée très tôt aux rapports entre un texte et une image, réalisant avec Benoît Peeters le livre Correspondance (Yellow Now, 1981), début d’une bibliographie abondante. Photographe free-lance depuis 1987, elle a réalisé de nombreux travaux dans de multiples domaines tels que l’architecture, le théâtre, le portrait et l’illustration. Ses photographies ont été notamment exposées à Bruxelles, Liège, Paris, Genève, Amsterdam, La Haye, Rotterdam, Berlin et Vienne. Elle est aussi une vidéaste captivée par l’exploration du tissu urbain et par ses transformations. Texte et image entretiennent une relation complexe, souvent de dépendance, sauf dans le cas où sa polysémie et celle du poème se superposent en échos infiniment répercutés et ouverts , comme dans l’effet-miroir. Mon jardin des plantes : poèmes et photographies est une composition photo-textuelle à quatre mains avec pour thèmes l’eau et l’arbre et une approche des coïncidences des contraires, qui culmine dans le magnifique effet-miroir de la photo du Parc royal de Bruxelles (M.F. Plissart, 2011). Ce concept de l’effet-miroir est présent dans toute l’anthropologie culturelle et symbolique : il nous met en présence d’une perception, d’une imagination ou d’une croyance en une surexistence par rapport au monde donné, qui n’est ni un irréel ni un délire. Une conscience d’un mode spécifique s’y fait jour, celui d’une apparition ou d’une épiphanie, sous forme de synchronicités, de dévoilements, de rencontres avec un au-delà du visible. Ce non visible ouvre sur l’expérience du sacré, en tant que celui-ci fait surgir dans notre sensibilité ou nos représentations un plan d’inaccessibilité ; on ne peut l’instrumentaliser, il est un inter-dit. Comment rendre compte de ces catégories si souvent associées, d’invisible, de secret et de sacré ? Comment permettent-elles de structurer et de comprendre une part d’ombre de notre expérience du monde et des autres ? L’art est une voie d’accès à cette sur-réalité : Johannes Vermeer, « Vue de Delft »Soustraire sans rien perdre, pour la beauté du geste, puis additionner en vue de la sainte multiplication, chaque chose à sa place, puis proliférant jusqu’à occuper une autre place dans l’eau,qui l’amène à d’autres négoces et trafics encore. Converti en brique et azur, le nombre d’or Garde ses droits, unissant pour mieux régner. Le livre est composé de sept « chapitres » : les poèmes et les photographies offrent une relation de miroir, non d’illustration. L’eau a toujours été l’un des éléments les plus efficaces pour équilibrer le corps et l’âme : elle est le signe d’un éveil spirituel, permettant de lâcher prise. L’arbre est un symbole de vie et de verticalité incarnant le caractère cyclique de l’évolution cosmique. Tous deux offrent une dialectique entre permanence et métamorphose. Ainsi au fil des poèmes, le lecteur est invité à considérer le proche et le lointain, le connu et l’inconnu, le quotidien et l’indéfinissable, le simple et le complexe, motifs qui se déclinent aussi par miroitements en ceux du voyage, de la perte des repères, des relations inattendues entre topos et tempus, nature et culture, à la recherche de l’unité originelle :[…] Lentement le sens se dépouille des mots qui l’emportent, Elle dit que le jardin se fait son havre. […] Enfin la main qui crée l’objet qu’elle touche, Qui aide à défaire sans peur l’articulation du monde, À ne plus nous lamenter que les choses parlent à notre place. L’amour du trivial est figure…
1 Quand elle se montre elle-même, dans son roman Pétronille sorti à la rentrée littéraire de 2014, dédicaçant ses livres dans une librairie et entrant en commerce…