Auteur de Les grandes choses. Anthologie poétique 1940-1979
Sur cet iceberg nommé Christian Dotremont, croisant dans les mers polaires, se laissant dériver vers les paysages d’une Laponie fantasmatique et pourtant toujours à portée du regard, voyageur incessant chargé de valises débordantes de manuscrits, de tracts, de livres, de courriers, d’idées et de polémiques, plutôt que de linge, on a déjà beaucoup dit, écrit, et vu. Et ce n’est qu’une juste reconnaissance pour l’un des grands inventeurs (belge de surcroit) de l’art et la littérature européenne du 20e siècle, poète, romancier, co-fondateur de CoBrA, et créateur des « logogrammes ». Sa mort prématurée en 1979, à l’âge de 56 ans, ne lui a cependant pas permis de mesurer lui-même l’envergure de ce massif détaché de la banquise qu’il avait gardé…
Histoire de ne pas rire. Le surréalisme en Belgique
À l’origine, Histoire de ne pas rire est le titre donné en 1956, par Marcel Mariën, qui en est l’éditeur à l’enseigne des Lèvres nues, aux écrits théoriques de Paul Nougé (1895-1967). Au dos de l’ouvrage figure un encart en lettres capitales : « Exégètes, pour y voir clair, rayez le mot surréalisme » . Ce n’était pas la première fois que Nougé prenait ses « distances » avec le mot surréalisme, qu’il avait déjà indiqué plus tôt utiliser simplement « pour les commodités de la conversation » . Il n’en reste pas moins que Nougé, dès l’automne 1924 – et indépendamment de la publication par André Breton du premier Manifeste du Surréalisme – constitue avec Camille Goemans et Marcel Lecomte le trio fondateur des activités surréalistes en Belgique, par l’édition d’une série de tracts ironiques sous le nom de « Correspondance » , visant les milieux littéraires et artistiques, essentiellement français, de l’époque. Si l’on s’en tient à la chronologie, il est donc naturel (comme il en va de même pour le Manifeste de Breton), que l’on commémore en 2024 le centenaire du mouvement surréaliste, qui rayonna durant plusieurs décennies non seulement en France et tout particulièrement en Belgique, mais également en Europe et sur d’autres continents. Deux expositions, l’une au Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (Imagine ! 100 Years of International Surrealism, jusqu’au 21 juillet ) , l’autre à Bozar (Histoire de ne pas rire. Le surréalisme en Belgique) donnent ainsi la possibilité de découvrir les œuvres et le parcours de nombreux artistes, écrivains, poètes qui ont donné au surréalisme en Belgique sa spécificité. L’exposition à Bozar s’accompagne d’un livre d’art, abondamment illustré par des œuvres connues et d’autres beaucoup moins, belle gageure, entourées de documents, d’archives (provenant entre autres des Archives et Musée de la Littérature), et d’une série de textes éclairant certains aspects plus particuliers. Sous la direction de Xavier Canonne , commissaire de l’exposition à Bozar, qui avait déjà signé en 2006 l’imposant volume Le surréalisme en Belgique 1924-2000 (Fonds Mercator), sont ainsi réunis une dizaine de contributeurs et contributrices.Autour de la figure centrale de Paul Nougé, qui pratiqua l’art de l’effacement personnel autant que celui de la controverse maîtrisée, présenté par Xavier Canonne et Geneviève Michel, sont ainsi abordés les prémices dadaïstes (Pansaers, van Ostaijen, van Bruaene, Mesens, Magritte…) par l’un de ses plus anciens connaisseurs, Rik Sauwen, tandis que Paul Aron rappelle les relations complexes qu’entretinrent successivement le groupe de Bruxelles, le groupe surréaliste en Hainaut, le Surréalisme-Révolutionnaire de Dotremont, Les Lèvres nues de Mariën, avec le Parti communiste et l’extrême gauche en Belgique. Comme le souligne Virginie Devillez, ces positions furent régulièrement en divergence avec les orientations du groupe français, réuni autour de Breton, et l’un des premiers à avoir dénoncé sans relâche les procès de Moscou, dès le milieu des années 1930.On reste plus dubitatif sur la présentation par Raoul Vaneigem de la « Section des Piques » du groupe hainuyer, où, revêtu de ses habituelles parures d’ancien Situationniste sorti du fonds du puits, il joue plus abruptement que nécessaire la carte des affrontements internes au surréalisme – oubliant par mégarde sans nul doute, que si Chavée combattit en Espagne, il y fut aussi un commissaire politique stalinien particulièrement orthodoxe dans ses réquisitoires, à l’encontre des anarchistes et des combattants de la gauche non-stalinienne. Si Magritte s’est finalement maintenu à l’écart de tout engagement politique dès les années 1950, le témoignage de Marcel Mariën, décillé à son retour de Chine au milieu des années 1960, sur les réalités meurtrières du « Grand Bond en avant » décrété par Mao, eut toutes les peines du monde à se faire entendre auprès de ses camarades. Par la suite, c’est sous l’impulsion de Tom Gutt et de son « gang » (selon le mot de Scutenaire) qu’une nouvelle génération de surréalistes (Wallenborn, Thyrion, Bossut, Jamagne, Van de Wouwer, Galand, Stas…) contribua à faire exister la relève qu’évoque Philippe Dewolf, un esprit et des activités dont on n’a pas fini aujourd’hui de mesurer la force de frappe.Enfin, l’une des contributions les plus essentielles de cet ouvrage (et de l’exposition) est la présence agissante des femmes et leur rôle, encore trop méconnu aujourd’hui. Patricia Allmer développe ainsi une approche résolument féministe de trois d’entre elles : l’écrivaine (et première femme journaliste engagée au quotidien Le Soir ) Irène Hamoir (1906-1994), et deux peintres, Jane Graverol (1905-1984), cofondatrice avec André Blavier de la revue Temps mêlés , puis des Lèvres nues avec Marcel Mariën, et Rachel Baes (1912-1983). Elle fut très jeune une artiste renommée, avant que la rencontre de Lecomte, Mesens, Magritte, Eluard, n’engage véritablement son travail dans une exploration intime et personnelle des traumatismes de l’enfance.Cet ouvrage solidement documenté au niveau historique, peut s’avérer à certains égards sélectif – sur Paul Delvaux, sur la revue Edda et Jacques Lacomblez, sur André Souris ou Paul Magritte. Mais il se donne à lire à part entière, et pas uniquement comme un complément (utile) à l’exposition. En ces multiples expérimentations, tentatives, échecs et réussites, le surréalisme belge a déployé un état d’esprit où l’insurrection, l’espoir, le désir, la création artistique et littéraire, la « Subversion des images » et des mots, n’ont pas été que vaines paroles balayées par les vents, mais une bouleversante remise en question du réel. Et la tâche est loin d’être terminée. Alain Delaunois En pratique L’exposition Histoire de ne pas rire. Le surréalisme en Belgique est à voir à BOzar jusqu’au 16 juin 2024.Rue Ravenstein 23 – 1000 BRUXELLESDu mardi…
Vous me coucherez nu sur la terre nue : L'accompagnement spirituel jusqu'à l'euthanasie
Les éditions Albin Michel publient un nouveau livre de Gabriel Ringlet : Vous me coucherez nu sur la terre nue. L’accompagnement spirituel jusqu’à l’euthanasie .Autant le dire d’emblée : il y a dans ces 230 pages tant de perles et de pépites que c’est un véritable trésor, un livre qui fait du bien, un livre qui aide à vivre celui qui sait qu’un jour il va mourir, sans connaître le jour ni l’heure, … ni les conditions de ce grand pas\sage. Le titre (une instruction de François d’Assise pour sa mort qu’il savait imminente) fournit la structure des différentes parties du livre au travers d’une grande métaphore qui invite le lecteur à successivement « Prendre l’habit », « Déchirer la robe », « Déposer la bure » et « Revêtir la coule ».Ce vocabulaire est bien sûr tiré du lexique monastique mais le livre n’est pas pour autant réservé ni même spécialement adressé à des lecteurs chrétiens. Il ne s’agit pas non plus d’un énième écrit « sur l’euthanasie » ni d’un traité théorique. Gabriel Ringlet, nourri autant par ses lectures poétiques que par son expérience de l’accompagnement vers la mort et de la célébration des rites spécifiquement chrétiens, nous offre dans un texte riche la possibilité d’un parcours tout empreint de délicatesse et d’empathie. De la poésie avant toute chose ! Même – et surtout ? – dans la souffrance et dans la proximité de la mort. Une très belle page (parmi tant d’autres, ici, p. 36) exprime combien la poésie est l’essence de la vie et non une option, une babiole facultative pour faire joli dans le décor. « La poésie seule, écrit Louise [Michel], sait braver le mal et la mort. Elle est semblable au vent qui use peu à peu la dureté du monde. » ( Le roman de Louise , Henri Gougaud, p. 167). Les poètes, morts ou vifs, en œuvre ou en personne, en bonne santé ou souffrants sont très présents dans ce livre : je pense à la fin de parcours de Jacques Henrard, à tel beau texte d’Yves Namur (p. 96), à tel autre de Corinne Hoex (p. 171). Au fil des pages, le lecteur rencontre (ou est invité à le faire) Henri Meschonnic et Jean Sulivan, André Schmitz et Philippe Mathy, Jean Grosjean et Kafka…Pour autant, cet ouvrage n’est pas déconnecté de la (dure) réalité du sujet, il n’élude pas les difficultés et n’ignore pas les dernières avancées législatives en la matière. Il pose une des vraies questions, dans la bouche d’une vieille sœur carmélite qui en a assez et plus qu’assez d’attendre de mourir (« C’est trop ! ») mais dont personne « ne veut entendre [la] question spirituelle, pourtant si urgente » et qui se demande d’ailleurs elle-même si elle est bien en droit d’oser souhaiter l’euthanasie.L’auteur est évidemment d’une discrétion absolue sur les personnes dont il a accompagné la fin de vie mais il en cite d’autres à qui leur notoriété a déjà valu l’exposition médiatique. Ainsi en est-il du décès aidé de Christian de Duve qui, tout en ayant affirmé sa non-croyance et en ayant choisi le moment de sa mort, n’en désirait pas moins que la cérémonie laïque chère à ses vœux soit célébrée de préférence dans une église. À l’occasion de quoi on découvre une Église moins monolithique et moins crispée que ce qu’on en dit ici et là. À la suite de quoi on découvre aussi combien de prêtres anonymes sont confrontés à ce genre de demande par des familles ordinaires.« Mettre fin à la vie de quelqu’un est un mal. Le laisser dans la souffrance absolue est un mal aussi » déclarait l’auteur dans une interview donnée le 6 juin 2013 au journal Le Soir suite au décès du Professeur de Duve deux jours auparavant. Et il est vrai que les principes, pour nécessaires qu’ils soient, ne règlent pas tout dans la vie, tant les situations peuvent être diverses, complexes, difficiles. Ce livre a le mérite d’aborder le problème tout en esquissant, au fil des pages, les solutions, les réseaux de soins, l’implication d’un personnel médical compétent qui permettent à l’humain d’avancer, de traverser les difficultés. « L’éthique, ce n’est pas une personne qui sait, mais plusieurs personnes qui cherchent. » (p. 132) a déclaré Jean Leonetti, père de la loi qui porte son nom, relative aux droits des malades et à la fin de vie et promulguée en France le 22 avril 2005. Gabriel Ringlet n’oublie pas, dans son ouvrage, d’évoquer la difficulté et souvent la souffrance aussi qui pèsent sur le personnel soignant, comme en témoigne le docteur Van Oost : « Chaque euthanasie est véritablement le lieu de Gethsémani » (p. 136) et l’auteur d’enchaîner avec le récit du combat nocturne de Jacob avec ce mystérieux personnage qui lui est envoyé.Le livre ne s’adresse ni spécifiquement aux laïques, ni spécifiquement aux croyants. Chaque « honnête homme » de bonne volonté y trouvera matière à réflexion et à ouverture du cœur.Écoute et délicatesse en sont les piliers.C’est juste, c’est beau.C’est juste beau. Marguerite ROMAN PS à l’éditeur : Quelle plaie pour le lecteur que le renvoi des notes en fin de volume ! ♦ Lire un extrait…