Auteur de Le roman de Gilberte Swann. Proust sociologue paradoxal
Dans Tout le reste est littérature, un volume d’entretiens avec Laurent Demoulin, Jacques Dubois déclare avoir abordé Proust assez tardivement, dans son parcours de lecteur et dans sa carrière de professeur d’université. Mais il a ressenti cette rencontre comme un coup de foudre, via la belle Albertine, ajoute-t-il. Par extraordinaire, ce coup de foudre dure encore, même si la critique amoureuse a fait place à une relecture savante et suprêmement littéraire. Après avoir décrit une aventure plus que sentimentale, dans Pour Albertine, déjà sous-titré Proust et le sens du social (Seuil, 1997), ensuite dans Figures du désir. Pour une critique amoureuse (Les Impressions nouvelles, 2011), le voici qui revient sur une autre figure féminine…
L’étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et des gens qui s’en servent
On peut n’avoir jamais connu l’odeur d’une tranche de pain brûlé noir de chez noir (parce que sur l’antique grille-pain de vos arrière-grands-parents encore utilisé, les tranches ne sautent pas, il faut les retirer à temps), et ignorer le nom de Lautréamont (« Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », citation iconique chérie des surréalistes), et néanmoins, se plonger avec curiosité dans ce livre qui évoque l’archéologie, l’usage et les normes qui régissent une grande partie des objets – et notre vie quotidienne. C’est ce à quoi s’attellent deux historiens et universitaires, Gil Bartholeyns (également romancier, auteur de Deux kilos deux , une enquête sur l’élevage intensif de volailles dans les Hautes-Fagnes, Lattès, 2019) et Manuel Charpy (auteur de Ma vie dans la sape , 2020), dans cet ouvrage qui évoque presque, par ses illustrations de toutes époques et tous genres, un catalogue de la Manufacture des armes et cycles de Saint-Etienne, et par son érudition, un précis de sociologie à travers les siècles et les cultures. (On regrette l’impression sur un papier de qualité médiocre, mais soit.)Au départ, donc, il y a un objet. Sa naissance et son pourquoi, son évolution technique, sa diffusion sociale, son accessibilité, les discours qui l’entourent, sa propension à grignoter de plus en plus de parts de marché (même au 19e siècle), et sa capacité incroyable à être transformé au fil du temps (car il en fera gagner tellement…) en outil indispensable à l’existence de tout être humain digne de ce nom… et en figure lexicale basique de tout étudiant en études commerciales. Objet = bingo.Si à 50 ans la vie est foutue quand on n’a pas sa Rolex au poignet, c’est une chose – ridicule on en convient –, mais qui sous-tend une conception du monde social dont Bourdieu a fait son pain. Si en Afrique, « au temps des colonies », un « indigène » portant une montre cassée montrait par là qu’il refusait « le temps colonial » tout en sachant qu’il y était intégré de force, c’est une autre chose, et pas moins signifiante que la première. Bartholeyns et Charpy, munis d’un bagage encyclopédique (parfois trop) sur une foule d’objets qui ont envahi nos vies et celles de nos ascendants, sont d’une efficacité redoutable, et d’une précision référentielle qu’on aurait du mal à mettre en balance, même si le sujet en lui-même n’est pas neuf.Ainsi, prenons les outils de cuisine et les robots ménagers. Quel domaine enchanteur ! Bien utiles à la maison, appelés souvent dès les années 1950 d’un prénom féminin (pour mieux les distinguer bien sûr), ils vont non seulement permettre d’apprendre à la gent féminine à cuisiner (encore) mieux, mais aussi plus vite, moins cher, et avec moins d’effort, c’est évident. La mère de famille pourra mettre à profit ce temps précieux à veiller davantage sur le bien-être domestique (ah ! l’aménagement décoratif du home !), sur elle-même et ses atouts beauté. Chance, il y a là aussi des objets pour lui faciliter la vie, et lui permettre de cumuler le rôle de mère exemplaire, avec celui de décoratrice d’intérieur, et d’épouse sexy quand il est temps (encore…) de le paraître. En 1975, la revue féministe Les pétroleuses y répondait sans discutailler : « Arts ménagers, art d’aménager, la double journée ! » Et si l’on se souvient, chez nous et à raison, des ouvrières de la FN en grève dans les années 1960, réclamant « À travail égal, salaire égal » , on n’oubliera pas non plus la variante sans illusion qu’en tira peu d’années après l’un de nos meilleurs auteurs d’aphorismes, André Stas : « À travail égal, galère égale » .L’aspirateur (mécanique et sans électricité, oui, ça a existé), le téléphone, le vélo d’appartement, le rameur, l’interrupteur, la TSF puis la radio, la télévision, la cassette audio, l’ordinateur, l’agenda électronique, l’hygiène (et le plaisir) intime, la cafetière électrique, la machine à café à dosettes, la poêle antiadhésive et la tondeuse à gazon autonome… N’en jetez plus ? Si, justement. L’obsolescence programmée est là, et les acheteurs compulsifs aussi, que viennent talonner les rétifs de la consommation à outrance. Opposer les Black Friday à la tiny house , voilà l’injonction paradoxale à laquelle la société consumériste et mondialisée nous confronte.Cet ouvrage roboratif et sans complaisance devrait, non pas seulement inquiéter sur notre monde, comme le suggèrent souvent les auteurs, mais au contraire, aider à convaincre qu’il est encore temps d’en changer un peu. Alain Delaunois Grille-pain, machine à coudre ou à laver... Chaque foyer occidental possède une centaine d’appareils ; des objets techniques qu’on utilise sans savoir comment ils fonctionnent. Ce livre propose de les ouvrir et d’explorer la façon dont ils ont bouleversé la vie quotidienne…
36 outils conceptuels de Gilles Deleuze. Pour mieux comprendre le monde et agir en lui
Gilles Deleuze ! Qui voudrait encore le lire ? Se perdre puis se retrouver, un peu, puis se reperdre, beaucoup, dans les méandres d’une des pensées les plus vagabondes et les plus libres du siècle dernier ? Qui ?Pas les tenants du statu-quo, les cyniques à-quoi-bonistes ou les sempiternels râleurs et découragés de la vie, en tout cas ! Pas ceux et celles, non plus, qui se contentent des livraisons expresses de la pensée, du prêt-à-penser. C’est que pour lire Deleuze, il ne faut pas avoir peur de perdre pied. De se laisser couler. De remonter les moindres petites flaches, petits cours d’eau. La pensée de Deleuze est un milieu. Un territoire. On n’explore pas un milieu de façon « logique ». On y va au petit bonheur. De façon nomade. Allant de découverte en découverte. Soulevant les cailloux. Goûtant, par curiosité, aux plantes. Au risque, parfois, d’en avoir l’estomac retourné. De n’en tirer rien de bon. Au risque, parfois, de découvrir, au détour d’une page, une phrase, un paragraphe, subitement lumineux. Éclairant tout à coup quelque chose. Un point jusqu’alors obscur de nos vies ou du monde. Quelque chose qui nous échappait.Pensées vitales et vitalistes.Pierre Ansay navigue, quant à lui, dans ces belles eaux philosophiques depuis pas mal de temps. Après avoir commis deux livres sur Spinoza, cet autre « penseur de la vie », un ouvrage nous présentant Gaston Lagaffe en philosophe deleuzien et spinozien qui s’ignore, voici donc qu’il aborde en pédagogue l’œuvre de Deleuze – et, par la bande, celle de son comparse, Félix Guattari.A priori, il pourrait sembler étrange, et tout à fait anti-deleuzien, de présenter cette œuvre en « 36 outils conceptuels ». Pensée éminemment fluide, pensée toujours fuyante, sautant allègrement d’une matière à l’autre, créant des ponts inattendus et réjouissants entre, entre autres, la politique, la psychanalyse, l’anthropologie, la sociologie, la littérature, le cinéma, etc., on pourrait craindre que la réduire ainsi en simples outils pratiques en tuerait tout le sel, toute la singularité. Mais non ! Ô joie ! C’est tout le contraire qui se passe. Le livre de Pierre Ansay est une splendide invitation à lire ou à relire ces œuvres philosophiques majeures que sont Mille plateaux ou L’Anti-Oedipe . Le livre de Pierre Ansay est une magnifique introduction à cette philosophie anarchiste, toujours prompte à débusquer les rapports de force et de pouvoir. À nous donner des balises, des outils de pensée, pour sortir de nos routines, de nos points de vue trop étriqués. Non pas que Deleuze et Guattari nous auraient fait le coup, mille fois éculé, de « ceux qui savent » ou de « ceux qui ont compris », le coup des penseurs « gourouisants » à la petite semaine. Lire Deleuze – et Guattari –, nous rappelle Pierre Ansay, c’est se plonger dans une pensée en action. Une pensée qui, littéralement, se crée, se cherche, devant nous, en se disant, en s’écrivant, n’arrête pas de faire des retours en arrière, ou des projections dans le futur. Lire Deleuze, nous rappelle Pierre Ansay, c’est faire l’expérience d’une pensée vive, toujours en mouvement, ne démontrant rien si ce n’est l’importance qu’il y a à penser. À laisser libre cours à nos intuitions. Nos capacités d’inventions. De fuites ou de résistances aux idées toutes faites. Lire Deleuze, nous rappelle Pierre Ansay, c’est dire un énorme « oui » à la vie, à nos propensions à ne pas nous laisser encadrer. Mettre en boîte. À ne pas prendre pour argent comptant les rôles et les identités qu’on nous assigne. Lire Deleuze, ce serait, en somme, comme apprendre à devenir poreux. À trouver une formidable puissance à nous laisser pénétrer par le monde, par ce qui n’est pas nous. À reconnaître dans ce qui n’est pas nous des frères, des sœurs, des appuis pour nous faire grandir. Augmenter ainsi notre puissance de vie. Persister ainsi dans ce qui est bon pour nous. Pour nos êtres. Fuir ce qui tend à nous réduire. À diminuer notre puissance, notre capacité d’invention.Lire Pierre Ansay, tous les livres de Pierre Ansay, c’est redécouvrir ces philosophes de la vie. Ne plus les juger, a priori, difficiles d’accès. Les rendre, en tout cas, éminemment pratiques. Éminemment urgents de lire et de relire, si l’on veut, de temps à autre, un peu, résister aux sirènes totalitaires, aux embrigadements de toute sorte, ou bien agir, tout simplement, agir, penser autrement l’action dans le monde. Comme l’œuvre de Deleuze, ces 36 outils conceptuels sont à lire dans n’importe quel sens, selon ses envies, ses désirs, ses préoccupations du moment. Pas de hiérarchie entre les concepts. Pas de hiérarchie entre les êtres. Laisser juste l’intuition nous guider : d’abord ceci, puis cela. Ou inversement. Peu importe.Bien sûr, comme l’œuvre de Deleuze, impossible de faire le tour de ces « outils conceptuels » en 4000 ou 5000 signes ! Tout juste peut-on inviter chacun et chacune…