Nicole Malinconi est l’une des figures incontournables des lettres belges. Au fil des mots proposés qui constituent la trame de la discussion avec Frédérique Dolphijn, elle nous emmène sur ses chemins d’écriture. Elle nous explique ce qui lui donne l’élan d’écrire : les histoires qu’elle entend, les personnes qu’elle rencontre. Elle raconte comment ces rencontres et récits de vie sont le premier terreau de ses écrits et se qualifie elle-même d’auteur du réel. En ressortent des textes puissants et terriblement justes, qui ne craignent pas de se confronter à des sujets difficiles comme la langue et le déracinement, ou les questions de responsabilité et de culpabilité.
Par petites touches, au fil de la conversation, se dessine le portrait d’une femme sensible, précise, attachée à la langue qui construit pas à pas une œuvre, malgré sa grande humilité.
Frédérique Dolphijn interroge l’auteur au travail : sa manière d’appréhender l’écriture, son rythme, ses silences, son émotion d’entendre ses textes adaptés au théâtre… Un entretien qui lève le voile sur toutes ces questions essentielles du travail en écriture.
Autrice de Nicole Malinconi : Le mot ne dit pas tout
Huitième opus de la collection « Orbe », créée en 2017 par les éditions Esperluète, Le mot ne dit pas tout résulte d’un dialogue entre Frédérique Dolphijn et Nicole Malinconi. La méthode a fait ses preuves et ne change pas ici : Nicole Malinconi se prête au jeu et pioche des petits papiers sur lesquels figurent des mots, choisis par son interlocutrice, qui constitueront le point de départ d’une réflexion sur l’écriture. Le style est spontané, le tutoiement naturel et les silences traduisent les hésitations et les doutes.Ce n’est pas raconter qui prime pour moi, explique l’autrice, ce serait plutôt le désir de dire « au présent », de laisser aller l’écriture au départ d’une situation, d’un événement,…
De fer et de verre. La Maison du Peuple de Victor Horta
Pour les Bruxellois branchés du vingt-et-unième siècle, la Maison du Peuple est un bar ouvert sur le Parvis Saint Gilles ; pour les aînés, un édifice du quartier de La Chapelle qu’ils ont peut-être fréquenté, une Maison rouge ; pour les amateurs et les férus d’architecture, un bâtiment public, chef-d’œuvre de l’Art nouveau, né du talent Victor Horta à la demande du Parti Ouvrier Belge à la fin du dix-neuvième siècle et l’exemple type de la brutalité des spéculations immobilières, de la mémoire défaillante des hommes et de l’inconséquente bruxellisation. Pour beaucoup, elle n’est pas même un souvenir. L’intérêt de Nicole Malinconi pour l’histoire de ce bâtiment inauguré en 1899 en présence de Jean Jaurès et détruit en 1965 s’éveille lors de l’écriture de textes brefs sur les choses démolies ou en cours de démolition à Bruxelles. Elle qui, depuis Hôpital silence , écrit au risque de et contre la perte est touchée par ce destin. Plus elle approfondissait sa connaissance de la Maison, plus son écriture s’ouvrait, accueillait. Advenait. Et elle d’en écrire l’histoire presque comme si c’était celle d’une personne (« on peut dire qu’elle en avait vu des choses et connu des hommes »). De l’inscrire dans l’histoire de la Belgique, du mouvement socialiste belge, de ses trahisons aux ouvriers, des deux guerres mondiales, des grèves de soixante… À lire aussi : un extrait de De fer et de verre La vie de la Maison du Peuple commence vingt ans avant sa conception, sur un constat : les plus pauvres sont floués sur la qualité du pain, d’autres s’enrichissent à leurs dépens. Pour y remédier, une coopérative est fondée, très vite devenue prospère. Pour continuer ces activités boulangères et d’autres, une Maison du Peuple est créée dans l’ancienne synagogue de la rue de Bavière. Le succès est vif ; les projets de coopératives se multiplient, le café déborde de monde. Il faut un édifice plus grand encore. Le Parti Ouvrier belge se met à rêver d’un bâtiment à la grandeur des besoins du peuple, qu’il s’agisse des nécessités alimentaires, vestimentaires, intellectuelles – l’instruction et la culture font partie des préoccupations du Parti. Il achète un terrain exigu, irrégulier, en pente dans la rue Stevens et demande à Victor Horta, architecte dont la vision moderne des matériaux est déjà réputée, de dessiner cette maison grandiose. Celui-ci l’imagine tel un « palais ». Un palais pour la classe ouvrière qui respectera l’organisation des coopératives. Un palais de quatre étages avec ateliers, bureaux, café, magasins, salle d’assemblées politiques, culturelles et festives. S’y tiendront les grands débats de société (l’affaire Dreyfus, le suffrage universel…), les grands combats socialistes, politiques, pacifistes… Nicole Malinconi raconte ces événements historiques avec la même sensibilité que les plus petites choses, comme ces femmes qui, lors la première guerre mondiale, transformaient les sacs de farine en taies d’oreiller, serviettes… ou brodaient des remerciements aux villes américaines bienfaitrices. Lorsque son récit aborde les abymes de la seconde guerre mondiale, elle s’éloigne pas à pas de la rue Stevens et nous emmène dans le proche et populaire quartier des Marolles, terre d’accueil et d’exil des Juifs de l’Est…Avec De fer et de verre , Nicole Malinconi ajoute une dimension historique à son écriture (déjà ébauchée dans Un grand amour ). Elle reste, cependant, au plus près du réel, fidèle aux « mots les plus simples, les mots de tout le monde » [1] . Si elle s’est nourrie d’entretiens et de lectures, que son récit suit la ligne du temps de l’histoire officielle, elle a écrit ce livre, tout autant que ses prédécesseurs, dans la nuit blanche du savoir. Du manque, du vide, des mots ont surgi. Des mots qui ravivent l’humanité souvent absente des essais historiques. Alors, nous, lecteur, lectrice, assistons à la création de la Maison du Peuple par Victor Horta. Souffrons des blessures qui lui sont infligées chaque fois qu’elle est transformée sans même demander son avis. Nous vivons dans ses murs, regardons par ses fenêtres. Notre présent est historique. Sans dialogue aucun ni reconstitution romanesque, nous entendons parler le peuple, le voyons vivre. Ressentons ce qu’ont vécu ces êtres de chair, de sentiments, d’opinions ; cette Maison de fer et de verre détruite sans l’once d’un état d’âme malgré la résistance d’une partie de l’opinion belge et internationale. Nous sommes blessé.e.s de sa mise au rebut, de ses restes rouillés, volés, revendus. Quelques vestiges ont pu être sauvés et restaurés. Ils garnissent la station de métro Horta à Bruxelles, le Grand Café Horta d’Anvers. Piètre dédommagement… Par bonheur, le livre de Nicole Malinconi pourra désormais servir de mémoire vive à cette histoire là. Magnifique consolation. Michel Zumkir [1] Pierre PIRET , Introduction à Que dire de l’écriture ? de Nicole Malinconi , Lansman, 2014.…
Voici un livre à la fois ardu, son écriture porte les traces des cours et des travaux universitaires dont il est issu, et surtout précieux, son ampleur nous donne un bilan argumenté des théories et des pratiques économico-sociales contemporaines.Le titre, La fabrique de l’émancipation , conjoint de façon qui peut sembler étrange deux mots divergents : la matérialité du premier ne s’oppose-t-elle pas à l’idéalité du second ? Et l’action, au sens politique arendtien de la capacité d’initiative, de commencement, de « faire naître » une réforme, une institution, une libération, n’est-elle pas plus ajustée : si l’émancipation est possible n’est-ce pas dans l’action, plurielle et responsable ? Cette apparente opposition négligerait ce que Arendt comme Bruno Frère et Jean-Louis Laville cherchent à éclairer : l’ouverture de l’espace et du temps de la politique dans le langage qui ouvre l’action. Laquelle est façonnée entre autres dans la « fabrication » des théories politiques, mais de façon insuffisante parce que coupée des inventions effectives. Tel apparaît le double but des auteurs, Bruno Frère et Jean-Louis Laville : d’abord, donner la synthèse des « fabrications » fictionnelles (façonnées en langages des sciences et des philosophies sociales, non fictives pour autant), toutes négatives, proposées depuis deux siècles par les théories de l’émancipation ; mais, ensuite, les mettre face aux pratiques auxquelles elles devraient faire droit, à leurs « fabriques » actives d’émancipation, largement positives, dans les mouvements de révoltes et d’organisations sociales, porteuses de ré-institutions démocratiques. Du paradigme négatif au paradigme associatif Les premiers chapitres mènent à bien la critique (saisie des limites) de la critique (dénonciation) des obstacles à l’émancipation sociale. Sont tour à tour convoqués les grands noms de la critique sociale : Adorno, Horkheimer, Habermas, Honneth, Bourdieu, Latour, Boltanski, principalement. Et dans la foulée, avec justesse et précision, non sans nuances, est décelé l’enfermement de cette tradition dans la critique négative du capitalisme. Le paradoxe de cette position vient de ce que, du fait de sa négativité sans issue, elle ne cesse de dénoncer ce qu’elle constitue en indépassable, le marché capitaliste. Et cela, faut-il le préciser, d’autant plus que les tentatives de révolution de type communiste ou même de réformes de type social-démocratique (liées à l’État-Providence) ont montré leur échec total ou leur réussite trop partielle pour résister aux crises économiques et écologiques.Or ce que cette position néglige, c’est une alternative à la domination qui prend racine dans l’associationisme du 19e siècle, celle des coopératives, des mutuelles ou des crèches, car cette tradition est aujourd’hui ravivée dans de multiples innovations sociales porteuses de nouvelles institutions. Sans remettre en cause la pertinence des critiques négatives, la possibilité d’une critique constructive est mise en valeur dans l’autre moitié du livre. Les « épistémologies du Sud » (Boaventura de Sousa Santos, Anibal Quijano…) montrent ainsi que les révoltes populaires sous la bannière du « bien vivre » ou du « care » expérimentent des « expériences de sociabilité non capitaliste ». De l’association à l’Économie Sociale Solidaire Ce qui se fait jour dans ces expériences, des conseils communaux zapatistes du Chiapas à la ZAD de Notre-Dame-des Landes parmi tant d’autres, ce sont autant d’émergences de nouvelles institutions démocratiques, hybrides et diverses parce qu’impures. Exemple privilégié, l’expérience de l’ONG féministe brésilienne, Sempreviva Organizaçao Feminista, « a implanté la politique d’assistance technique à l’agro-écologie du gouvernement fédéral de 2015 à 2017 ainsi que des programmes de coopération internationale » en s’appuyant sur l’auto-organisation des femmes se dégageant du patriarcat.En définitive, via Karl Polanyi qui préconise le « désencastrement » de l’économique et du social et Cornelius Castoriadis qui marque la nécessité de la « praxis » instituante (non sans divergence avec la pensée démocratique de Claude Lefort), Frère et Laville en appellent à un « universel concret » où la macropolitique se nourrit de la micropolitique. En dépit d’une distance notée avec légèreté par rapport à Hannah Arendt et d’un privilège affiché à la « description », c’est bien l’action politique qui se voit remise à l’avant-plan, mais débarrassée des incantations, morales et autres, contre le « système ». Il est d’autant plus étonnant que, au-delà de l’enquête et de l’analyse, rien n’est indiqué au plan politique sur « l’approfondissement de la démocratie » par la « transition » qu’impose la crise sociale-écologique à l’émancipation.Donner droit aux multiples initiatives des luttes, des assemblées et des associations, à l’économie solidaire que pratiquent ces dernières, n’ouvre-t-il pas la voie d’une ré-institution de la démocratie électorale représentative où la démocratie horizontale, bien plus que par une participation consultative, recevra un pouvoir législatif effectif en alternance avec la démocratie verticale en crise [1] ? Il n’empêche : ce livre foisonnant est bel et bien indispensable à la compréhension des transformations de notre monde. Éric Clémens [1] En dialogue avec les auteurs, je me permets de renvoyer à mon essai, Pour un pacte démocratique.…
L’œuvre de Werner Lambersy est vaste, comme un océan agité de ténèbres. Pour le parcourir, Philippe Bouret a choisi d’y tendre une ligne de fond sous la forme de dialogues ou plus exactement d’une réflexion à deux, menée entre le poète et le psychanalyste. Il en résulte un livre qui est le témoignage dense de trois années de conversations. Il se caractérise par la liberté : liberté du ton, des sujets abordés et liberté des mots, qui offrent une plongée passionnée dans l’intimité de l’œuvre. La conversation s’interrompt, parfois, lorsque Philippe Bouret demande à Werner Lambersy de lire l’un de ses textes, sur lequel l’un et l’autre rebondissent, livrent leurs interrogations. Petit à petit se compose un portrait du poète parsemé de sourires, de connivences malicieuses et de respirations mélancoliques. Un petit fait, comme une guêpe qui se noie dans une tasse, peut ainsi inspirer le récit d’une anecdote et une réflexion fulgurante sur l’écriture qui noue la vie et la mort. Cette immersion dans l’œuvre de Werner Lambersy est une découverte de ses multiples naissances. Il y a, tout d’abord, le début de la vie qui aurait pu en être la fin, les paroles transmises, le corps qui se souvient, l’explosion du pont d’Anvers au moment où l’enfant vient de le traverser dans les bras de sa mère et la figure du père SS, qui fait confectionner un uniforme identique au sien, dans du papier crépon, pour son fils de trois ans. L’évocation de ces souvenirs déploie un réseau d’images qui parcourent l’œuvre. Elle permet d’approcher l’obsession de l’absence, la recherche d’une solitude qui en est l’antithèse, de révéler l’importance du souffle qui est un pont entre le néant et la vie. Elle éclaire l’un des poèmes fondamentaux de Werner Lambersy : La toilette du mort. La naissance du poète exige d’arracher la parole à l’autre et la naissance du poème est vécue comme un recommencement sans fin dans lequel l’écriture agit comme une mise à nu, un acte de nettoyage de la langue et de soi. Werner Lambersy évoque ses rencontres, ses amitiés, les œuvres qui forment sa colonne vertébrale poétique. Au fil des chapitres, l’homme se découvre. Il parle de l’amour, de la passion, des échecs, de l’érotisme. Il évoque le pouvoir de l’humour, l’ironie salvatrice, le besoin des voyages, son goût pour la prise de risques et, toujours, la poésie, comme une mystique, une mystique sans dieu.Pour Werner Lambersy, « on doit toujours écrire dans la maison des morts ». La poésie est une sorte de maladie, comme l’illustre Dites trente-trois, c’est un poème. Elle est aussi l’expression irrépressible d’une envie, une nécessité qui possède l’homme : « je n’ai pas la possibilité de ne pas écrire », constate ainsi Werner Lambersy. Philippe Bouret l’amène à évoquer la mélancolie qui entoure son œuvre. Le poète introduit alors une distinction éclairante entre la nostalgie tournée vers le passé et la mélancolie qui est le présent. Il en vient à se demander si « la poésie n’est pas tout entière dans la mélancolie, si elle n’exprime pas toujours la mélancolie ».Écrire est cependant « le malheur le plus heureux ». Werner Lambersy évoque le moment où le poème l’interpelle, les rituels pour faire le vide autour de lui et en lui. Une image se détache, celle du ciseau, auquel renvoyait son surnom de Compagnon : « Flamand, ciseau du souffle ». Comme l’instrument, le poète est frappé par quelque chose qui le dépasse, qui le cogne sans cesse : la vie. Comme l’outil, il transmet, il érode le silence, arrache des parcelles au néant. François-Xavier Lavenne Ces conversations entre le poète et le psychanalyste évoquent les souvenirs d'enfance de l'écrivain, ses influences littéraires, ses rencontres marquantes et sa relation au réel, à l'humour, à…