Depuis des siècles, nous nous orientons avec la boussole de l’exception humaine, qui émousse notre rapport au vivant, notre sensibilité. Quand ce n’est pas l’ampleur sidérante des enjeux écologiques qui nous anesthésie. Athane Adrahane nous engage ici, par l’art du récit, à raviver notre dialogue intime avec le monde.
Entrelaçant les voix de grands intercesseurs (Giono, Tournier, Saint-Exupéry, Christiane F.), elle dessille notre regard sur sa beauté, comme sur notre pouvoir de le ravager – soulignant ainsi quel rôle essentiel la littérature peut jouer aujourd’hui.
Car au sein d’un monde en ruines où tant de voix disparaissent, il est encore des foyers de lumière et de vitalité, quelques précieuses lucioles, à préserver, et d’autres histoires que celle de la mort lente à raconter.
Autrice de Des lucioles et des ruines : Quatre récits pour un éveil écologique
Athane ADRAHANE, Des lucioles et des ruines. Quatre récits pour un éveil écologique, Le Pommier, 2024, 336 p., 22 € / ePub : 14,99 €, ISBN : 9782746526891Il est des livres qui bondissent comme des chiens-loups, qui prennent à bras le corps la question de nos rapports au vivant et lancent un chant en faveur de nouveaux dialogues avec le monde, les humains, la faune, les arbres, les océans. Philosophe, artiste pluridisciplinaire, écrivaine, photographe, chanteuse, Athane Adrahane ouvre un chantier de réflexions, de pratiques éthopoétiques qui, s’appuyant sur les puissances du récit, délivre des cailloux de Petite Poucette afin de ne pas se résigner au monde des ruines qui compose notre présent.Les alliés qu’Athane…
Nos regards se sont croisés : La scène de la rencontre avec un animal
Parmi les prix qu’elle a décernés en 2021, notre Académie royale de langue et de littératures françaises avait distingué un ouvrage de Pierre Schoentjes, Littérature et écologie. Le mur des abeilles (Corti 2020) . Saluant le lauréat, professeur de littérature française à l’Université de Gand, Yves Namur présentait cet essai comme entendant répondre à la question suivante : « Comment la littérature s’empare-t-elle des questions environnementales pour penser notre avenir et notre futur ? ». Il soulignait que l’auteur fondait sa démarche sur une relecture de notre patrimoine littéraire à la lumière de cette question. Pierre Schoentjes nous revient aujourd’hui avec un nouvel essai, Nos regards se sont croisés. La scène de la rencontre avec un animal , se fondant sur la même approche, centrée cette fois sur une thématique plus précise. Pour ce faire, l’auteur revisite des œuvres connues, d’autres plus discrètes, convoquant pas moins d’une septantaine d’auteurs auxquels il mêle d’autres artistes. Parcourant plus de deux siècles, il s’intéresse à la façon dont les écrivains mettent en scène la rencontre entre humains et animaux et plus particulièrement à la description des échanges du regard intervenant entre eux. Elle s’affirme comme particulièrement révélatrice. Un échange les yeux dans les yeux avec un animal est toujours l’occasion d’une interrogation. La scène constitue un moment privilégié qui amène le protagoniste à interpréter avec une attention particulière ce qui se joue entre l’animal et lui. Une communication est-elle possible ? Dans les nombreux extraits présentés et commentés dans la tradition de l’analyse textuelle, le croisement de regards est toujours intense et il agit sur la vision de la relation avec le règne animal. Ceci vaut pour l’animal domestique, mais aussi pour ceux que l’on élève et abat ou chasse pour se nourrir, pour des espèces proches des humains comme pour d’autres a priori moins attendues comme les insectes ou poissons. Les deux siècles littéraires parcourus et richement illustrés d’extraits commentés permettent aussi de mesurer l’évolution du regard, marquée par celle, continue, des mentalités. Longtemps dominé par la vision de Descartes qui déclarait dans le discours de la méthode (1637) qu’il faut se « rendre maître et possesseur de la nature », le sens commun actuel est désormais habité par des notions telles que le bien-être animal ou la défense de l’environnement. Et comme le souligne Pierre Schoentjes, notre rapport aux animaux passe aussi par les livres dans une forme de va-et-vient à propos duquel il nous éclaire.Déclinant la réflexion déjà riche de l’auteur, dont les ouvrages antérieurs s’inscrivent dans le courant plus large de l’écopoétique, voici donc un ouvrage qui en décrit les contours tout à la fois dans l’analyse littéraire et dans les lettres elles-mêmes. Il lui fait une place de choix aux côtés des approches historiques, sociales, psychanalytiques ou anthropologiques. Décidément, la belle aventure de l’écriture littéraire est bien loin d’être terminée. Thierry Detienne Si on excepte les animaux de compagnie, les bêtes sont absentes de la vie quotidienne dans les sociétés occidentales prospères. Or, c’est aussi par le contact direct avec les animaux que nous nous définissons comme humains, par la compréhension de ce qui nous lie à eux et ce qui nous différencie. Cet essai interroge ce lien intime à partir d’une scène présente dans nombre de textes littéraires: la rencontre entre animaux humains et non humains. Basé sur une vaste enquête qui explore le champ littéraire du dernier siècle, ce livre s’efforce de dégager la manière dont l’écriture fait écho à l’empathie qui s’exprime envers les animaux et notamment à l’importance des rencontres comme déclencheurs d’un engagement fort en faveur des droits des…
Au cœur des hommes : Enquête sur les affects masculins
Autrice d’une œuvre aussi importante que singulière, psychologue, philosophe, Sandrine Willems interroge dans son essai-enquête Au cœur des hommes la construction de l’identité masculine, le rapport qu’elle implique à la sphère des affects, amour, amitié, joie, tristesse… Ayant recueilli les propos d’une douzaine d’hommes âgés de 25 à 65 ans, elle amène ses interlocuteurs à questionner leurs rapports à l’autre, au genre, au monde, à la vie, à l’invention de soi. Dans sa préface, ce qui a suscité le désir de mener une telle enquête est dévoilé : « L’origine de ce projet se situe dans ma réaction au livre d’une femme, où je trouvais que les hommes étaient caricaturés, soit en lourdauds qui ne comprenaient rien, soit en figures éthérées, pleines d’idéaux abstraits — face à des femmes qui avaient l’apanage d’une sensibilité incarnée. Cette vision simpliste me heurtait d’autant plus qu’elle me semblait faire écho à certains extrêmes d’un féminisme contemporain, qui remet sur un piédestal d’archaïques puissances matriarcales, pour dénigrer le masculin, comme voué à l’intellectualisation, à ses futilités et ses dangers ». C’est avec la sensibilité de l’éthologue, le radar de l’écologie des pratiques animales, humaines ou non-humaines, que Sandrine Willems écoute ses interlocuteurs, sans exporter dans leurs paroles des visions, des stéréotypes (anciens ou nouveaux), des grilles d’analyse. Certes, la formulation des questions, le choix des champs d’investigation prédéfinissent, à tout le moins les réponses.Que des clichés aient la vie dure, que certaines femmes figent les hommes (les uns et les autres cisgenres ou transgenres) dans des rôles enfermants, étouffants, que nombre d’hommes (et de femmes) aient intériorisé des visions normatives, des attentes relève des mécanismes de socialisation que Pierre Bourdieu nomme habitus . Mais il n’y a pas d’héritage de modes de pensée, de valeurs, de modèles sans un bougé, une réinvention des rôles, des manières de vivre et de s’inscrire dans le monde. La formule sartrienne « L’existence précède l’essence » rend compte de cette inadéquation à soi, de ce devenir d’une identité qui ne coïncide jamais avec elle-même. Afin d’amener les personnes interrogées à se pencher sur leurs affects, sur leur perception du sentiment amoureux, de la tendresse, leur porosité par rapport au monde, le mythe de l’androgynie, leur part féminine, les larmes ou encore la sublimation, l’introspection sur le continent des affects se doit d’être relayée par une mise en pensée de ce qui échappe au plan de l’idéel. Comment, sous quelles formes (superficielles ou plus profondes), l’ouverture à de nouveaux nouages entre soi et soi, soi et l’autre, soi et le monde, l’expérimentation d’un affect « océanique » qui s’élargit au non-humain modifient-elles le plan de la psychè et du socius ? Appartenant à certains groupes sociaux, à certains milieux professionnels, culturels, les hommes qui se sont prêtés à l’enquête ne forment qu’un échantillon de la population. Sandrine Willems ne place pas son curseur sur le plan sociologique ou psychologique mais dans un espace éthologique qui recueille des savoirs de soi, des expériences, des doutes. Que disent les affects (passés dans l’athanor de la réflexion) de ceux qui les expriment ? Que perd-on du rapport intime à soi dans sa traduction en concepts ? Comment éviter que le désir d’inventer de nouveaux affects ne devienne un programme alors que le propre des révolutions existentielles est de surgir dans un mélange de pulsions intensives et de riposte à une situation vécue comme insupportable ? Comment être aux aguets et déjouer les nouveaux stéréotypes castrateurs qui remplacent les anciens ? En Occident, le 21e siècle cultive avec brio le paradoxe d’un appel à la libération de soi qui engendre des injonctions massives, des pressions sociétales, des effets de mode moralisateurs et aliénants. C’est avec empathie et dotée de l’oreille d’une musicienne-poète que Sandrine Willems écoute les voix qui explorent les questions qu’elle leur tend, qui se confient à elle. Véronique Bergen En savoir plus Les propos réunis ici sont issus d’interviews, d’une douzaine d’hommes entre 25 et 65 ans. Ils se demandent ce que peut vouloir dire aujourd’hui être « un homme » et interrogent les multiples sens que ce terme peut prendre, ceux dont ils ne veulent plus, ceux qui restent à inventer. Des hétéros, des bis, des gays, questionnent leur prétendue féminité, et la différence des genres, si incertaine, de nos jours particulièrement vacillante. Par là chacun tente de dire son monde intérieur, ses humeurs, le fond de son « cœur » ou de son « âme » , et ce que ces mots issus d’un autre âge signifient pour lui. Ce qui mène à réinterroger du même coup l’amour, l’amitié, et ce qui pourrait les élargir, les englober, dans ce qu’on a pu appeler un affect « océanique » , où l’on se sentirait relié au monde non humain, ou à l’inconnu de ce qui nous dépasse. « Je me sens masculin, au sens d’une adéquation à mon corps, mais parfois j’ai envie d’être une femme. J’ai l’impression de ne pas coller à ce rôle d’homme, je n’ai pas envie de ça, d’être du côté de la force, de celui qui doit porter la femme, de celui qui doit fermer sa gueule. J’ai l’impression que je n’ai pas assez de confiance pour ça, et j’ai envie qu’on me protège aussi. …