Les propos réunis ici sont issus d’interviews, d’une douzaine d’hommes entre 25 et 65 ans. Ils se demandent ce que peut vouloir dire aujourd’hui être « un homme » et interrogent les multiples sens que ce terme peut prendre, ceux dont ils ne veulent plus, ceux qui restent à inventer. Des hétéros, des bis, des gays, questionnent leur prétendue féminité, et la différence des genres, si incertaine, de nos jours particulièrement vacillante.
Par là chacun tente de dire son monde intérieur, ses humeurs, le fond de son « cœur » ou de son « âme », et ce que ces mots issus d’un autre âge signifient pour lui. Ce qui mène à réinterroger du même coup l’amour, l’amitié, et ce qui pourrait les élargir, les englober, dans ce qu’on a pu appeler un affect « océanique », où l’on se sentirait relié au monde non humain, ou à l’inconnu de ce qui nous dépasse.
« Je me sens masculin, au sens d’une adéquation à mon corps, mais parfois j’ai envie d’être une femme. J’ai l’impression de ne pas coller à ce rôle d’homme, je n’ai pas envie de ça, d’être du côté de la force, de celui qui doit porter la femme, de celui qui doit fermer sa gueule. J’ai l’impression que je n’ai pas assez de confiance pour ça, et j’ai envie qu’on me protège aussi. »
Auteur de Au cœur des hommes : Enquête sur les affects masculins
Sandrine Willems est née à Bruxelles en 1968. Ayant commencé très jeune un parcours de comédienne, elle entreprend ensuite des études de philosophie, qui s’achèvent par une thèse de doctorat sur Georges Bataille. Une licence d’études théâtrales à Strasbourg la ramène alors au théâtre par la mise en scène. Elle réalise ensuite, pour le cinéma et la télévision, plusieurs courts et moyens métrages, ainsi que des documentaires musicaux. Enfin, l’écriture de scénarios l’ayant conduite à la littérature, c’est à celle-ci qu’elle se consacre depuis quelques années.
Autrice d’une œuvre aussi importante que singulière, psychologue, philosophe, Sandrine Willems interroge dans son essai-enquête Au cœur des hommes la construction de l’identité masculine, le rapport qu’elle implique à la sphère des affects, amour, amitié, joie, tristesse… Ayant recueilli les propos d’une douzaine d’hommes âgés de 25 à 65 ans, elle amène ses interlocuteurs à questionner leurs rapports à l’autre, au genre, au monde, à la vie, à l’invention de soi.Dans sa préface, ce qui a suscité le désir de mener une telle enquête est dévoilé : « L’origine de ce projet se situe dans ma réaction au livre d’une femme, où je trouvais que les hommes étaient caricaturés, soit en lourdauds…
Le fantastique dans l’oeuvre en prose de Marcel Thiry
À propos du livre Il est toujours périlleux d'aborder l'oeuvre d'un grand écrivain en isolant un des aspects de sa personnalité et une des faces de son talent. À force d'examiner l'arbre à la loupe, l'analyste risque de perdre de vue la forêt qui l'entoure et le justifie. Je ne me dissimule nullement que le sujet de cette étude m'expose ainsi à un double danger : étudier l'oeuvre — et encore uniquement l'oeuvre en prose de fiction — d'un homme que la renommée range d'abord parmi les poètes et, dans cette oeuvre, tenter de mettre en lumière l'élément fantastique de préférence à tout autre, peut apparaître comme un propos qui ne rend pas à l'un de nos plus grands écrivains une justice suffisante. À l'issue de cette étude ces craintes se sont quelque peu effacées. La vérité est que, en prose aussi bien qu'en vers, Marcel Thiry ne cesse pas un instant d'être poète, et que le regard posé sur le monde par le romancier et le nouvelliste a la même acuité, les mêmes qualités d'invention que celui de l'auteur des poèmes. C'est presque simultanément que se sont amorcées, vers les années vingt, les voies multiples qu'allait emprunter l'oeuvre littéraire de M. Thiry pendant plus de cinquante années : la voie de la poésie avec, en 1919, Le Coeur et les Sens mais surtout avec Toi qui pâlis au nom de Vancouver en 1924; la voie très diverse de l'écriture en prose avec, en 1922, un roman intitulé Le Goût du Malheur , un récit autobiographique paru en 1919, Soldats belges à l'armée russe , ou encore, en 1921, un court essai politique, Voir Grand. Quelques idées sur l'alliance française . Cet opuscule relève de cette branche très féconde de son activité littéraire que je n'étudierai pas mais qui témoigne que M. Thiry a participé aux événements de son temps aussi bien sur le plan de l'écriture que sur celui de l'action. On verra que j'ai tenté, aussi fréquemment que je l'ai pu, de situer en concordance les vers et la prose qui, à travers toute l'oeuvre, s'interpellent et se répondent. Le dialogue devient parfois à ce point étroit qu'il tend à l'unisson comme dans les Attouchements des sonnets de Shakespeare où commentaires critiques, traductions, transpositions poétiques participent d'une même rêverie qui prend conscience d'elle-même tantôt en prose, tantôt en vers, ou encore comme dans Marchands qui propose une alternance de poèmes et de nouvelles qui, groupés par deux, sont comme le double signifiant d'un même signifié. Il n'est pas rare de trouver ainsi de véritables doublets qui révèlent une source d'inspiration identique. Outre l'exemple de Marchands , on pourrait encore évoquer la nouvelle Simul qui apparaît comme une certaine occurrence de cette vérité générale et abstraite dont le poème de Vie Poésie qui porte le même titre recèle tous les possibles. Citons aussi le roman Voie-Lactée dont le dénouement rappelle un événement réel qui a aussi inspiré à M. Thiry la Prose des cellules He La. Je n'ai donc eu que l'embarras du choix pour placer en épigraphe à chaque chapitre quelques vers qui exprimaient ou confirmaient ce que l'analyse des oeuvres tentait de dégager. Bien sûr, la forme n'est pas indifférente, et même s'il y a concordance entre les thèmes et identité entre les motifs d'inspiration, il n'y a jamais équivalence : le recours à l'écriture en prose est une nécessité que la chose à dire, à la recherche d'un langage propre, impose pour son accession à l'existence. C'est précisément aux «rapports qui peuvent être décelés entre ces deux aspects» de l'activité littéraire de Marcel Thiry que Robert Vivier a consacré son Introduction aux récits en prose d'un poète qui préface l'édition originale des Nouvelles du Grand Possible . Cette étude d'une dizaine de pages constitue sans doute ce que l'on a écrit de plus fin et de plus éclairant sur les caractères spécifiques de l'oeuvre en prose; elle en arrive à formuler la proposition suivante : «Aussi ne doit-on pas s'étonner que, tout en gardant le vers pour l'examen immédiat et comme privé des émotions, il se soit décidé à en confier l'examen différé et public à la prose, avec tous les développements persuasifs et les détours didactiques dont elle offre la possibilité. Et sa narration accueillera dans la clarté de l'aventure signifiante plus d'un thème et d'une obsession dont son lyrisme s'était sourdement nourri.» Car, sans pour autant adopter la position extrême que défend, par exemple, Tzvetan Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique, et qui consiste à affirmer que la poésie ne renvoie pas à un monde extérieur à elle-même, n'est pas représentative du monde sensible (et d'en déduire — j'y reviendrai dans la quatrième partie — que poésie et fantastique sont, pour cette raison, incompatibles), on peut cependant accepter comme relativement sûr que la traduction en termes de réalité ne s'opère pas de la même façon lors de la lecture d'un texte en prose ou d'un poème. C'est donc tout naturellement qu'un écrivain recourra à la prose, dont l'effet de réel est plus assuré, dont le caractère de vraisemblance est plus certain, chaque fois qu'il s'agira pour lui, essentiellement, d'interroger la réalité pour en solliciter les failles, d'analyser la condition humaine pour en déceler les contraintes ou en tester les latitudes. Le développement dans la durée permet l'épanouissement d'une idée, la mise à l'épreuve d'une hypothèse que la poésie aurait tendance à suspendre hors du réel et à cristalliser en objet de langage, pour les porter, en quelque sorte, à un degré supérieur d'existence, celui de la non-contingence. Il n'est sans doute pas sans intérêt de rappeler que, dans un discours académique dont l'objet était de définir la fonction du poème, M. Thiry n'a pas craint de reprendre à son compte, avec ce mélange d'audace et d'ironie envers lui-même qui caractérise nombre de ses communications, cette proposition de G. Benn et de T. S. Eliot pour qui la poésie n'a pas à communiquer et qui ne reconnaissent comme fonction du poème que celle d'être. La projection dans une histoire, l'incarnation par des personnages, la mise en situation dans un décor comme l'utilisation de procédés propres à la narration permettent une mise à distance qui favorise l'analyse et la spéculation et qui appelle en même temps une participation du lecteur. Parallèlement, on peut sans doute comprendre pourquoi presque toute l'oeuvre de fiction est de nature fantastique ou, dans les cas moins flagrants, teintée de fantastique. Car la création d'histoires où l'étrange et l'insolite ont leur part est aussi une manière de manifester ce désir de remettre en cause les structures du réel ou tout au moins de les interroger. Pour l'auteur d' Échec au Temps , la tentation de l'impossible est une constante et l'événement fantastique est le dernier refuge de l'espérance. Son oeuvre se nourrit à la fois de révolte et de nostalgie. Révolte contre l'irréversibilité du temps humain dans Échec au Temps , révolte contre le caractère irréparable de la mort qui sépare ceux qui s'aiment dans Nondum Jam Non , dans Distances , révolte contre l'injustice des choix imposés à l'homme dans Simul , révolte contre les tyrannies médiocres du commerce dans Marchands … Nostalgie du temps passé, du temps perdu, du temps d'avant la faute, nostalgie de tous les possibles non réalisés, de la liberté défendue, de la pureté impossible. Nostalgie complémentaire de la révolte et qui traverse toute l'oeuvre de Marcel Thiry comme un leitmotiv douloureux. Comme l'écrit Robert Vivier, «le thème secret et constant de Thiry, c'est évidemment l'amour anxieux du bonheur de vivre ou plus exactement peut-être le désir, perpétuellement menacé par la lucidité, de trouver du bonheur à vivre». Où trouver, où retrouver un bonheur que la vie interdit sinon dans la grande surprise du hasard qui suspendrait les lois du monde? La première maîtresse de ce hasard est justement la…
George Sand, une femme qui s'invente
En 1855 paraissait "Histoire de ma vie", l'œuvre autobiographique de George Sand. Sa lecture invite à suivre, à travers les événements marquants de l'enfance, de l'adolescence…
Thierry BELLEFROID , Comès. D’Ombre et de Silence , Casterman, 2020, 145 p., 29 € / ePub : 19.99 € , ISBN : 978-2-203-18379-7Corbeaux, chouettes, chats, homme-cerf, paysages enneigés, personnages marginaux anguleux, rites d’initiation, génie du silence graphique mettant en scène la Bataille des Ardennes, les sombres conflits entre villageois, la mise à mort des êtres différents… Quarante ans après la parution de l’album Silence , le chef-d’œuvre de Comès , à l’occasion de la souveraine exposition Comès au musée BELvue à Bruxelles dont il est le co-commissaire avec Éric Dubois, Thierry Bellefroid consacre un essai magistral à ce créateur hors norme décédé en 2013. Que l’œuvre de Dieter Comès né en 1942 à Sourbrodt dans les cantons de l’Est se doive d’être lue à partir de l’existence de ce maître absolu de la bande dessinée belge, Thierry Bellefroid le déploie avec passion et finesse. Au fil des pages rythmées par les dessins de Comès, l’ouvrage nous immerge dans un univers hanté par le non-dit, les forces invisibles, le surnaturel, la magie des forêts, le climat fantastique. Du Dieu vivant (1974) au Dix de der (2006) , Comès créera onze albums évoluant d’un style virtuose, en phase avec les couleurs psychédéliques des seventies, proche de Philippe Druillet, à la décantation de formes menant de l’archipel de la couleur à l’alchimie du noir et blanc dont Comès est l’un des sorciers incontestés. Après les femmes-fleurs, les hommes-papillons, les voyages galactiques d’un space opera initiatique truffé de références cabalistiques, Comès qui fut aussi musicien de jazz, percussionniste, emprunte un premier tournant esthétique avec L’ombre du corbeau qui évoque, comme il le fera dans son dernier album Dix de der , la guerre 14-18 qui fit rage dans les Ardennes. Sous l’influence d’Hugo Pratt avec qui il nouera une fidèle amitié, son style s’épure. Après Tardi, il raconte les tranchées, la boucherie du front. Dans un climat fantastique, confronté à des incarnations de la mort, un soldat allemand erre dans les limbes. Comès y tente une nouvelle grammaire, s’accommodant une fois de plus de la contrainte de la couleur mais décidant d’innover ailleurs, dans la mise en scène, dans l’architecture de la page, dans la rythmique .Thierry Bellefroid analyse la nature du virage, expose l’importation de la grammaire du cinéma dans la bande dessinée (panoramique, zoom avant, zoom arrière…), la synthèse des arts que produit l’artiste. Comès allie les instruments du cinéma à la narration graphique, mais, par-dessus tout, il explore les vertus du silence, ce silence des planches avec cases muettes qui l’a fasciné chez Hugo Pratt, ce passage à l’Œuvre au noir et au blanc qui renvoie au silence de son enfance marquée par la guerre, au père germanophone enrôlé dans l’armée allemande, à son mutisme lors de son retour du front russe. Coup de maître en 1980 avec Silence , une fable poétique sur fond de paysages ardennais, autour de Silence, un jeune homme à part, muet, déclaré attardé, au regard reptilien, proche des animaux qu’il magnétise, en butte à la méchanceté d’Abel Mauvy qui l’exploite. Amour interdit avec la sorcière, violence des villageois à l’égard de ceux qui sont différents — Silence, les gitans, les nains… —, arcanes révélant les voies de passage entre la vie et la mort… Silence, l’exclu du langage, soulève une œuvre qui explore des formes d’échange non verbales, mystiques, animistes.L’empreinte du mystère, des dissociations de la personnalité, de notre part sauvage muselée par la société, des fantasmes, de l’onirisme domine La belette , le thriller psychologique Eva sur lequel planent les ombres de Hitchcock, de Klaus Nomi, L’arbre-cœur soulevé par des audaces graphiques qui réinventent le style… Comès ne nous parle pas de sorcellerie, d’envoûtements, de magie noire dans des campagnes reculées : magicien, il accomplit graphiquement des rites incantatoires, des sortilèges, s’attachant à des êtres en marge du système, plus proches du monde animal, végétal, minéral que de la société des humains qui les rejette.Magnifique voyage dans l’univers de Comès, Comès. D’Ombre et de Silence convoque aussi les témoignages de personnes qui l’ont connu, Hugues Hausman, François Schuiten, Benoît Peeters, Didier Platteau, Micheline Garsou, Christophe Chabouté… Le livre refermé, on rêve que, sept ans après la mort de Comès, le scénario de La maison où rêvent les arbres se concrétise : « Un jour, les arbres se révoltent contre l’homme et leurs rêves engendrent des ptérodactyles, des crocodiles, qui agressent l’homme parce qu’il a rejeté la communion qui le liait à la nature, l’homme a rejeté la mémoire du bois. Les livres commencent à rejeter l’encre ».À l’occasion de l’exposition Comès. D’Ombre et de Silence au musée BELvue (jusqu’au 3 janvier 2021, Fonds Comès de la Fondation Roi Baudouin), Casterman publie Ergün l’errant (réunissant ses deux premiers albums Le dieu vivant et Le maître des ténèbres ), Comès, les romans noir et blanc, 1976-1984, Comès, les romans noir et blanc, 1987-2006. Véronique Bergen Lire Silence ou La Belette, c'est entrer dans un monde où l'on sent qu'auteur et création se confondent. Un monde dont le silence lui-même est une composante essentielle. Comprendre la personnalité de Comès, comprendre d'où il vient, aide à comprendre son art. En suivant cette intuition, Thierry Bellefroid a rencontré les témoins de l'éclosion d'un homme et de son oeuvre : amis de longue date, auteurs, éditeurs, musiciens, membres de la fratrie et de la famille, compagnes. Ce livre met en lumière l'aspect intemporel du travail de Comès, son souci de mise en avant des marginaux et ses interrogations existentielles. Le monde rural, la nature et la sorcellerie ne sont toutefois pas occultés. Son meilleur ami Hugo Pratt et ses complices du magazine (À Suivre) - José Muñoz ou François Schuiten -, permettent de comprendre, entre autres,…