Cœurs mis à nu. Seize siècles d'écriture du moi

RÉSUMÉ

Édition établie par Marc LobetÀ propos du livre

Jacques Crickillon définit un jour Marcel Lobet comme «l’homme qui creuse sans fin ses sillons vers une ligne d’horizon salvatrice, qui revient très souvent à cette fonction de délivrance qu’il attribue à l’écriture littéraire», préoccupation qui explique l’attention que porta continuellement Lobet à…

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On découvre régulièrement Henry-David Thoreau, cet écrivain américain de la première moitié du dix-neuvième siècle qui fut un disciple d'Emerson avant de devenir une sorte de trappeur érudit, un Rousseau de l'ère pré-atomique.

Avec Walden ou la vie dans les bois, Thoreau a illustré la littérature forestière : Nathaniel Hawthorne disait de lui qu'il «tirait plus de joie de la fréquentation d'un pin que de celle d'un humain». On a considéré ce prophète sylvestre comme un robinson volontaire répondant à l'appel de la vie primitive.

Préfaçant le Journal de Thoreau, Régis Michaud écrivait que cet explorateur nostalgique adorait la nature inviolée : «Il s'élevait alors à un panthéisme sombre et saturnien; il écoutait parler l'Esprit de la Terre. Il se passait en lui d'étranges métamorphoses. Le souvenir de l'homme sauvage le hantait. Il se sentait redevenir Peau-Rouge, cruel chasseur qui se nourrissait de la chair crue de l'antilope, ce même instinct des origines, qui refaisait un loup du chien Buck de Jack London. Cet instinct isole Thoreau de la ligne polie des écrivains américains, il le rapproche de la lignée des aventuriers, des errants, des coureurs de mer, Melville, Whitman, London…

Plus encore que Walden, le Journal de Thoreau nous donne la mesure de cette personnalité complexe où il y avait du bon sauvage et du botaniste, du moraliste et du philosophe, du comptable et du mystique, du poète et du prophète : «Mon journal contient de moi ce qui autrement déborderait et se perdrait; glane du champ que, dans l'action, je moissonne. Je ne dois pas vivre pour lui, mais en lui, pour les dieux. Ils sont mes correspondants à qui j'envoie, chaque jour, cette page, port payé. Je suis comptable dans leurs bureaux et, le soir, reporte le bilan du jour sur le grand livre. Ainsi une feuille suspendue au-dessus de ma tête, dans le chemin : je courbe le rameau, écris mes prières sur la feuille, puis le lâche, et le rameau se redressant présente au ciel mon griffonnage. Bien que je le garde enfermé dans mon pupitre, il est aussi public qu'une feuille dans la Nature. C'est le papyrus sur le bord du ruisseau, le vélin dans les prés, le parchemin sur la montagne. Je le vois partout, aussi libre que les feuilles qui s'amassent dans les allées en automne. Le corbeau, l'oie, l'aigle tiennent ma plume, et le vent emporte ces pages aussi loin que je vais. Ou bien, si mon imagination manque d'essor et se traîne dans la vase et la boue, c'est avec un roseau que j'écris.»

Ce long passage vaut toute une exégèse, on retrouve les motifs modernes de la communication cosmique, de l'écriture considérée comme un rite sacerdotal, de l'écrivain tenu pour un greffier de l'invisible, du prophétisme littéraire où les mots se chargent d'un message mystique.

Retournant dans un monde élémentaire, Thoreau recouvre l'innocence perdue. Et on observera que la femme est absente de son éden sans que cela exclue une sorte de sensualisme mystique.

Il y avait dans ce puritain des poussées naturistes analogues à celles de Chateaubriand affrontant la forêt vierge : «Des enfants se baignent, jouent avec un bateau (je suis dans les saules). La couleur de leur corps, à cette distance, est plaisante, la couleur si rarement entrevue de la chair. Le bruit de leurs ébats m'arrive au-dessus de l'eau. Comme il paraîtrait singulier à un ange qui visiterait la terre d'inscrire sur son carnet de notes qu'il est défendu aux hommes, sous les peines les plus sévères, de montrer leur corps. Rose pâle que le soleil brunirait bientôt! Des hommes blancs! Il n'y a pas d'hommes blancs à opposer aux rouges et aux noirs : ils sont de la couleur que le tisserand leur donne. Je me demande si le chien reconnaît son maître quand celui-ci se baigne, et s'il ne reste pas à côté des vêtements.»

Réaction naturiste contre un puritanisme qui persiste à travers toutes les licences d'aujourd'hui.

Délibérément Thoreau parlera de lui-même en poète uniquement soucieux de s'abandonner à la joie d'être, dans un loisir laborieux : «L'art de la vie, de la vie du poète, c'est d'être occupé sans avoir rien à faire.» La poésie, c'était, pour Thoreau, la recherche d'une communion non pas avec l'homme mais avec le cosmos. C'était aussi l'attente d'une réponse transmise de l'au-delà, d'un outre-monde qui deviendrait «le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui.»
Table des matières

De la confession littéraire
1 / Saint Augustin (354-430)
2 / Héloïse (1101-1164) et Abélard (1079-1142)
3 / Pétrarque (1304-1374)
4 / François Villon (1431-1463)
5 / Michel de Montaigne (1533-1592)
6 / Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)
7 / Maine de Biran (1766-1824)
8 / Benjamin Constant (1767-1830)
9 / René de Chateaubriand (1768-1848)
10 / Stendhal (1783-1842)
11 / Lord Byron (1788-1824)
12 / Eugène Delacroix (1798-1863)
13 / Sainte-Beuve (1804-1869)
14 / Alfred de Musset (1810-1867)
15 / Kierkegaard (1813-1855)
16 / Henry-David Thoreau (1817-1862)
17 / Charles Baudelaire (1821-1867)
18 / Henri Frédéric Amiel (1821-1881)
19 / Léon Tolstoï (1828-1910)
20 / Paul Verlaine (1844-1896)
21 / Arthur Rimbaud (1854-1891)
22 / André Gide (1869-1951)
23 / Valéry Larbaud (1881-1957)
24 / Franz Kafka (1883-1924)
25 / Marie Noël (1883-1967)
26 / François Mauriac (1885-1970)
27 / Julien Green (1900-1998)
28 / Françoise Mallet-Joris (1930)
Une dramaturgie intérieure
À PROPOS DE L'AUTEUR
Marcel Lobet

Auteur de Cœurs mis à nu. Seize siècles d'écriture du moi



Marcel Lobet naît le 28 juin 1907 à Braine-le-Comte, où son père est fonctionnaire aux chemins de fer. Après l'école primaire chez les Marianistes, il entame des humanités gréco-latines à Soignies et les poursuit à Nivelles et à La Louvière. Attiré très tôt par la littérature, il participe dès 1926 à l'aventure de La Nouvelle Équipe, à laquelle il donne des notes de lectures et des articles sur Bernanos. L'auteur de Sous le soleil de Satan l'en remerciera dans des lettres chaleureuses qui ont été publiées.

Après son service militaire effectué à Bruxelles, Lobet devient en 1929 secrétaire de rédaction à la Revue belge où, pendant huit ans, il travaille avec Pierre Gœmaere. Son premier livre est consacré au prêtre-poète Camille Melloy (1934). C'est le début d'une production de près de soixante volumes. Sous le pseudonyme de Henri Orlier, il publie des articles dans diverses revues comme Scarabée ou La Cité chrétienne. Il y évoque entre autres Estaunié, Rimbaud et Octave Pirmez. Il publiera sept contes pour enfants sous le même nom d'emprunt.

1936 est l'année de son mariage. Quatre enfants naîtront de cette union; parmi eux, le futur cinéaste Marc Lobet. L'année suivante, il entre à L'Indépendance belge. Il y entame sa véritable carrière de journaliste. Elle le conduira en 1944 à La Nation belge, puis en 1950 au Soir auquel il collaborera pendant près de vingt ans et dont il deviendra secrétaire de rédaction.

Au début de la seconde guerre mondiale, Lobet échappe à la captivité. Employé en usine, il peut s'appliquer à des travaux littéraires. Esprit ouvert à toutes les cultures, il publie en 1939 L'Islam et l'Occident, et l'année suivante, une approche de la poésie musulmane, Au seuil du désert. L'essayiste dévoile son talent dès la parution de Chercheurs de Dieu en 1941. Il y aborde le thème de la quête de la transcendance notamment chez Pascal, Racine, Rimbaud, Dostoïevski ou Claudel. Il effectue aussi des travaux historiques et s'attache à Godefroid de Bouillon (1943), à L'Épopée belge des croisades (1944), aux Aventures merveilleuses de Marco Polo (1950) et aux Croisés belges à Constantinople (1953).

Il signe en 1943 un livre majeur, l'Histoire mystérieuse et tragique des Templiers, l'un des premiers ouvrages en français consacrés au sujet depuis près d'un siècle, étude prolongée en 1954 dans La Tragique Histoire de l'ordre du Temple. En 1946 il s'essaie à un roman, Nocturnes, qui relate l'histoire malheureuse d'un amour. Mais l'écrivain n'a pas perdu son goût pour l'Orient. Il écrit des contes, Une poignée de figues (1942), repris et complétés sous les titres Une poignée de dattes (1951) et Les Babouches d'Ali (1985); il prolonge sa réflexion sur la littérature et la poésie musulmanes dans Des chants du désert au jardin des roses (1949).

Critique de cinéma au Soir, il en devient aussi le critique chorégraphique. Il est le premier à souligner l'importance de l'apport de Béjart dans le monde artistique. D'autre part, il fait paraître en 1946 un livre consacré à Daniel-Rops, l'un de ses maîtres à penser. Suivront des études sur Virrès, J.-K. Huysmans, Arthur Masson, Thiry, Montherlant, Claudel et Léopold Levaux, Élie Willaime. Il collabore à d'innombrables revues, journaux et périodiques. Il voyage beaucoup, en Europe et en Afrique, participe à de nombreux congrès, entretient de multiples amitiés. Il devient professeur à l'Institut pour journalistes de Bruxelles où il donne un cours d'histoire des littératures.

Lobet va s'exprimer pleinement dans le domaine de l'essai. Il centre son intérêt sur la confession intime et les journaux littéraires (il laisse lui-même un journal inédit, tenu pendant de longues années et jusque peu de temps avant sa mort — il en a livré quelques passages en revues). La poésie et l'amour voit le jour en 1946. Huit ans après, la connaissance littéraire fait l'objet de La Science du bien et du mal. Dans ce qui apparaît comme une trilogie composée d'Écrivains en aveu (1962), de La Ceinture de feuillage (1966) et du Feu du ciel (1969), le critique se penche sur toute l'histoire littéraire, de saint Augustin à Kafka. Lobet croit au salut par l'écriture et à la dimension sacrée de celle-ci. Avec les Classiques de l'an 2000, il compose une vaste fresque dans laquelle il fait un tri parmi le patrimoine universel de la littérature.

Après 1970, Marcel Lobet écrit des textes de plus en plus autobiographiques, dans lesquels il livre des souvenirs (Du Hainaut picard au Roman Païs de Brabant, en 1985, Mon enfance wallonne à Braine-le-Comte au début du siècle, en 1988). D'autres ouvrages comme L'Abécédaire du meunier (1974), La Pierre et le pain (1979), enfin, L'Esprit ou la lettre, essai sur la pérennité de l'écriture (1990) développent son souci de la recherche de la Vérité dans une fin de siècle qu'il estime de plus en plus désacralisée. C'est à une œuvre de fiction, Nathanaël ou le Journal d'un Templier, paru en 1986, que Marcel Lobet confie son message essentiel. Cet ouvrage passionnant, à l'écriture flamboyante, est la version remaniée en un volume du diptyque Le Fils du Temple (1977) — prix du Conseil culturel de la Communauté française de Belgique en 1978 — et Le Temple éternel (1983). Situé dans le cadre historique de la destruction de l'ordre des moines-guerriers, il raconte, sous forme de journal intime, la vie d'un homme promis aux plus hautes destinées et son aventure mystique et spirituelle. L'auteur n'a pas manqué de souligner que le héros lui ressemblait comme un frère.

Titulaire de nombreux prix et de distinctions honorifiques, Marcel Lobet est mort à Rixensart le 19 octobre 1992, un mois avant de recevoir, pour fêter ses quatre-vingt-cinq ans, un volume de Mélanges auquel ont collaboré une cinquantaine d'écrivains. Il avait été élu à l'Académie royale de langue et de littérature françaises le 14 février 1970.


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