En 2015, le silence aura été quelque peu assourdissant autour du trentième anniversaire de la disparition de Conrad Detrez.
Si ce n’est en septembre une rencontre au Blues-sphere (en Outremeuse à Liège) qui réunissait les témoignages de William Cliff et André-Joseph Dubois, deux écrivains l’ayant connu personnellement, pas un événement, pas un article, pas un salut, fût-ce à Paris, son ultime fief.
Il n’est par bonheur jamais trop tard pour rendre hommage à Detrez et réaffirmer sa position éminente dans le paysage littéraire francophone…
Conrad Detrez fut, avant d’autres figures du monde intellectuel, tels Michel Foucault ou Hervé Guibert, l’une des premières victimes du SIDA. Le rappeler n’est pas dresser un morbide podium aux célébrités touchées par le virus mortifère le plus effrayant de la fin du vingtième siècle, mais plutôt vouloir attirer l’attention sur la fin d’une destinée météoritique en cohérence avec sa trajectoire.
Detrez…
RENCONTRE: La Bellone, un outil de réflexion pour la dramaturgie. Entretien avec Mylène Lauzon
Quand elle débarque en janvier 2004 à Bruxelles, il y a plus de dix ans, Mylène Lauzon ne sait pas qu’elle postulerait un jour à la direction de La Bellone. Formée aux Études littéraires, adjointe à la direction de compagnies de danse à Montréal, elle s’intéresse à la nouvelle narrativité et au rapport texte/image. Lors d’un passage à Copenhague en 2002, où elle conçoit des soirées « Noises in the dark » en lien avec l’architecture, le son et le mouvement, elle fait un saut à Bruxelles et y noue des liens avec le dessinateur Thierry van Hasselt. Celui-ci la met en contact avec Karine Ponties. Les saisons passent, les deux femmes se retrouvent à Montréal. Là, Karine lui propose de travailler un an à Bruxelles sur la dramaturgie et le développement de sa compagnie Dame de Pic. Le sommet de leur collaboration sera Holeulone, en 2006, spectacle pour lequel Mylène écrit aussi des textes. On retrouve ensuite la Québécoise à Mons, au Centre des Écritures contemporaines et numériques 1 . Elle y est adjointe à la direction, « en somme, responsable de tout », c’est-à-dire des formations, des résidences, des festivals et de la gestion d’équipe. « Ma répétition générale avant la Bellone », reconnait-elle dans un rire. Mylène a aussi été danseuse en France en 2007 et 2009 et performeuse pour Sarah Vanhée à Bruxelles. De son aveu « une expérience indispensable pour comprendre de l’intérieur » les métiers de la scène. Au final, elle aura pratiqué presque tous les métiers qui tournent autour de la création : « la moitié de mon corps est dans la création, l’autre, comme opérateur culturel ». Écrire, dit-elle Sa dernière commande littéraire remonte à une collaboration avec Anne Thuot en 2014. « Je n’ai pas écrit depuis », dit-elle, mais cela ne semble pas lui manquer. « Il y a des gens qui se définissent par leur pratique. J’ai toujours fait plein de choses, je ne me fixe pas dans une identité. J’ai d’ailleurs tout autant l’impression d’écrire en faisant de la programmation. En agençant du sens au service de la poésie. Toutes ces pratiques sont interchangeables, même si je ne m’y engage pas de la même façon. Je ne suis pas attachée aux formes. L’important est avec qui je travaille et pour qui. » Sa candidature à la direction de La Bellone marque un tournant dans son parcours, motivée par « l’envie d’avoir des responsabilités, de diriger un lieu, d’avoir un regard transversal. J’étais prête », affirme-t-elle. Elle conçoit sa mission comme un travail autour et avec « de l’humain, de l’intelligence du vivre ensemble », comme la mise à disposition « d’un bel endroit pour accueillir des gens ». Une maison d’artistes ? Quand on la questionne sur le regard qu’elle porte sur sa ville d’adoption, elle pointe avant tout le bilinguisme, moteur de tension créative et artistique. « Bruxelles est une ville où se vivent des fondements identitaires. On se définit par rapport aux autres. Ce qui engendre une vitalité. Comme Montréal, Bruxelles est traversée au quotidien par ces questions. Mais Montréal est isolé tandis que Bruxelles est au cœur de l’Europe. Il y a ici une circulation de population artistique incroyablement riche. » Cette richesse s’inscrit toutefois dans un cadre institutionnel. La Bellone a cette particularité d’avoir des représentants de la Cocof, de la Ville de Bruxelles et de la FWB au sein de son Conseil d’administration 2 . Cela entraine des missions centrées « sur l’ancrage local, sur l’ouverture et l’enregistrement de traces », via le Centre de documentation. « Toutefois, La Bellone se donne ses propres misions, insiste Mylène. Je suis actuellement sur les deux dernières années d’une convention de quatre ans. En 2017, je proposerai un nouveau projet. » En effet, après quatre années de mise en veille et de redressement financier, l’outil devait être réanimé. Sous la tutelle de Laurent Delvaux, chef de cabinet de l’échevine de la Culture de la Ville de Bruxelles, et de la directrice faisant fonction, Barbara Coeckelbergh, la Maison a dû faire un certain nombre de sacrifices afin d’assainir ses comptes. L’équipe, elle, sans projet et au futur incertain, était dans l’attente d’un élan. Et cette attente fut longue. « Même par rapport au secteur, il y reste beaucoup d’attente, voire un peu de pression. » Le projet de Direction, en effet, demande à être réfléchi. Car La Bellone reste « un outil lourd avec un petit budget artistique ». Soutenue presqu’à part égales par les trois instances à hauteur de 380.000 euros, la Maison ne réserve qu’une part minime aux accueils et aux activités artistiques. « Or, tous les artistes qui viennent travailler à La Bellone y déploient leurs efforts, leur temps et leur intelligence. Mais je n’ai ni les moyens de valoriser ce travail ni de le rendre visible. » La Bellone met actuellement à disposition des espaces dans le studio, la cour ou la galerie - le seul endroit où l’on peut diffuser des œuvres finies. L’idéal serait de pouvoir rémunérer tous ceux qui viennent travailler et partager leur savoir. « Pour l’instant je finance de la recherche fondamentale : trois semaines avec une question, sans rencontre avec le public. L’idée à terme est de communiquer sur la recherche comme service à la société. Il ne s’agit pas que d’enjeux esthétiques mais aussi politiques et sociaux. On est citoyen avant d’être artiste. » Remettre le signifiant au centre Le point névralgique de cette politique est le Centre de documentation. Ce dernier recense dans les quotidiens et les revues spécialisées tout ce qui se passe sur les plateaux, ce qui permet des recherches variées en dramaturgie. Actuellement, sa principale clientèle se compose de chercheurs universitaires en politique culturelle. « Le Centre n’est pas un service lié à un besoin de mémoire en tant que telle mais un outil de recherche en théâtre, un outil qui peut nourrir le questionnement actuel », précise Mylène. S’il stocke un volume important de papier, il faut se rappeler qu’il a été créé au moment où Internet n’existait pas. Maintenant que des plateformes multiples existent (telles que les sites des théâtres ou des méta-sites sur la production contemporaine), se pose la question du service offert à la population par le centre de documentation. « Il doit se recentrer sur des services que d’autres ne font pas, interroger son public et produire de l’analyse, des critiques sur les politiques culturelles via le web ». La Bellone deviendrait-elle un centre de discours sur le spectacle ? « Oui, mais qui permet de produire son propre discours. Ma priorité actuelle n’est pas, par exemple, de produire un spectacle d’art numérique mais plutôt d’organiser une conférence sur la culture numérique, pratique qui n’a pas encore interrogé toutes ses ramifications, que ce soit du côté de l’art ou de la neurologie. Il faut créer des états des lieux, poser la question Où en est-on dans sa pratique? afin de prendre le temps de mesurer le geste qu’on pose dans le monde. » Mylène veut remettre l’étude du signifiant au centre des préoccupations : « C’est cela qui manque à la communauté : un outil qui réfléchit à la dramaturgie. Comment fait-on pour avoir un corpus artistique signifiant ? » Des collaborations choisies En marge de ce travail, la Bellone doit-elle remplir des fonctions de défense des professions de la scène? « La Maison n’a pas vocation de représenter un corps de métier. Je suis une généraliste : elle doit rester un outil de ressources transdisciplinaires. On doit s’attacher à créer du lien et à mutualiser. Mais je ne suis pas convaincue par les fusions. Le CIFAS, le Guichet des arts, le Centre de Doc, Contredanse font chacun du bon travail. Ce qui est important, c’est que ces associations résidentes vibrent à La Bellone. Je ne crois pas aux coupoles mais…
Le parti de l’étranger. L’Image du «réfugié» dans la littérature néerlandophone d’aujourd’hui
[Traduit du néerlandais par Christian Marcipont.] Le sort du réfugié est devenu un thème de la littérature contemporaine, y compris des lettres de langue néerlandaise. quels sont les auteurs qui, dans les plats pays, ont eu le courage d’aborder le thème du réfugié, montrant chacun à leur manière que la littérature peut apporter une plus-value parce qu’elle sait observer ce sujet sensible sous une multitude d’angles différents? * De nos jours , il est un thème – avec le climat et le terrorisme – qui domine et détermine l’actualité: celui de la migration. C’est surtout depuis les années 1990, qui voient le déclenchement de la guerre civile en ex-Yougoslavie, que la question des « réfugiés » en Europe est devenue un sujet aux nombreuses implications éthiques, politiques et sociales, et que les brasiers en Syrie et au Moyen-Orient ont rendu plus prégnant encore. Il est devenu l’enjeu de campagnes électorales virulentes et est aujourd’hui instrumentalisé comme jamais auparavant par les politiques, et cela sur le dos de groupes de population qui ne se doutent pourtant de rien. C’est aussi une question qui attise la rhétorique belliqueuse des populistes européens. Que cette problématique ne soit pas sans influencer la culture et la littérature contemporaines, c’est là une quasi-évidence. La question s’est toutefois déjà posée à maintes reprises: le réfugié est-il devenu le cache-misère idéal pour l’artiste qui cherche à s’avancer armé de son engagement? Et, mutatis mutandis, cela vaut-il également pour le monde des lettres? S’agit-il d’un passage obligé, d’une thématique « prémâchée »? Toujours est-il qu’à l’heure actuelle les romans et récits dont les protagonistes sont des réfugiés s’accumulent. Nombre d’écrivains traitent dans leurs livres des motivations des migrants et plus particulièrement des réfugiés, des demandeurs d’asile et des sans-papiers. Ils racontent les obstacles à surmonter dans la quête d’une vie meilleure. Chose on ne peut plus logique si l’on considère que ce n’est pas d’hier que les écrivains observent les soubresauts du monde. Le sujet est au cœur de l’actualité et, de surcroît, ces dernières années les catastrophes se sont succédé sans relâche. Cependant, les écrivains ont parfaitement compris qu’il ne leur était pas permis de se jeter tête baissée dans la littérature pamphlétaire. Mieux vaut se tenir à quelque distance des versatilités de l’opinion. On ne peut sortir de son chapeau un « récit de réfugiés », sauf à espérer marquer un point par le biais du journalisme ou de l’essai. Il y a peu, par exemple, Valeria Luiselli a braqué les projecteurs sur les enfants mexicains qui traversent la frontière entre le Mexique et les États-Unis dans son livre de non-fiction Raconte-moi la fin, récit des expériences qu’elle a vécues comme interprète. Mais, récemment aussi, la même Valeria Luiselli leur a consacré un roman, Archives des enfants perdus, où elle raconte les vicissitudes d’une famille à la dérive, dans le contexte de la crise des réfugiés à la frontière du Mexique et des États-Unis. Or, les choses se présentent différemment dans un roman, qui est régi par d’autres règles: « Les récits qui trouvent leur origine dans la réalité nécessitent une plus longue période d’incubation s’ils veulent se transformer en fiction, beaucoup d’eau doit couler sous le pont avant que l’on atteigne la juste mesure », déclarait à ce propos l’auteur néerlandais Tommy Wieringa dans une interview accordée au quotidien flamand De Standaard. Si l’on considère la situation d’un point de vue international, on constate que les ouvrages dont les réfugiés occupent la première place suffiraient à remplir une bibliothèque entière. Dans le genre, Le Grand Quoi de Dave Eggers représente incontestablement un jalon: l’auteur, à travers un roman, raconte l’histoire de Valentino Achak Deng, un enfant réfugié soudanais qui émigre aux États-Unis sous les auspices du Lost Boys of Sudan Program. Citons ensuite le très populaire Khaled Hosseini. Ce dernier a acquis une réputation planétaire grâce à son livre consacré aux atrocités vécues en Afghanistan sous le régime des talibans. En définitive, le protagoniste des Cerfs-volants de Kaboul, après un passage par le Pakistan, finira par débarquer aux États-Unis. Dans le roman qui lui fait suite, Mille soleils splendides, Hosseini évoque également les camps de réfugiés en Afghanistan. « Voilà plusieurs siècles que la littérature prend fait et cause pour l’étranger, l’« autre », le réfugié », observait Margot Dijkgraaf dans le quotidien néerlandais NRC, renvoyant explicitement à l’œuvre du Français Philippe Claudel, qui n’a jamais fait mystère de son indignation quant au sort réservé aux réfugiés. Amer, humain, allégorique, factuel, pamphlétaire ou moralisateur: les angles d’attaque ne manquent pas dès lors que des auteurs se penchent sur le sujet. À quoi il faut ajouter que la question ne divise pas seulement la société, mais les écrivains eux-mêmes. Tommy Wieringa, par exemple, s’est depuis peu rangé à l’idée qu’« une frontière extérieure européenne sûre est nécessaire », ce qui est un point de vue d’adoption récente. Pour ne rien dire ici de Thierry Baudet, chef de file du parti de droite populiste Forum voor Democratie, qui ne répugne pas à se présenter comme écrivain. Parmi les représentants de la littérature d’expression néerlandaise, Kader Abdolah, originaire d’Iran, fut l’un des premiers à coucher par écrit son vécu de réfugié, entre autres dans De adelaars (Les Aigles) et Le Voyage des bouteilles vides XX . Depuis lors, les textes en prose consacrés à l’immigration sont quasiment devenus un genre en soi. Pourtant, des années-lumière séparent Hôtel Problemski XX, Dimitri Verhulst s’immerge dans un centre pour demandeurs d’asile, et l’effrayant L’oiseau est malade XX d’Arnon Grunberg. Souvent, le réfugié offre matière à opter pour des thèmes plus vastes. C’est ce qu’a réussi à faire, par exemple, Joke van Leeuwen avec Hier (Ici), une parabole sur les frontières et sur les contours de la liberté. « Les frontières maintiennent une pensée de type nous / eux, ce qui ne ressortit pas exclusivement au passé. Au contraire, j’ai l’impression que ce type de pensée binaire s’est renforcé ces dernières années », déclare-t-elle à ce sujet. Jeroen Theunissen, de son côté, a introduit subrepticement le thème des réfugiés dans son roman Onschuld (Innoncence) XX , où l’on voit le photographe de guerre Manuel Horst se faire enlever et torturer par des djihadistes dans le guêpier syrien avant, la chance aidant, de parvenir à s’échapper. Il est très peu disert à propos de sa nouvelle liberté, assure qu’il n’a nul besoin d’un soutien posttraumatique et tombe amoureux de Nada, une réfugiée syrienne. Il rentre avec elle en Belgique, où il leur faut batailler pour se construire une nouvelle existence avec le jeune fils de Nada, Basil. Mentionnons également Rosita Steenbeek, auteure de Wie is mijn naaste? (Qui est mon prochain?), un ouvrage engagé non fictionnel s’apparentant au reportage et consacré à l’accueil des réfugiés à Lampedusa, en Sicile et au Liban. Présenter un miroir au lecteur Venons-en à trois œuvres néerlandaises en prose qui traitent du thème des réfugiés d’une manière beaucoup plus directe et qui, pour se baser sur un récit nettement personnel, n’en parviennent pas moins à donner à cette problématique une portée universelle. Elvis Peeters (° 1957) – qui écrit ses romans en collaboration avec son épouse Nicole Van Bael – est un de ces auteurs flamands qui abordent régulièrement ce thème avec maestria, quoique sans menacer quiconque d’un doigt moralisateur. Plus d’une fois on trouve chez lui un penchant…