À Bruxelles, il y a une infinité de façons d’insulter son prochain et, ce qui ne gâche rien, avec une inventivité qui force le respect. Par contre, quand il s’agit de qualifier un brave et honnête homme, on bascule soudainement dans une étonnante sobriété. En effet, quand on a affaire à un homme que l’on estime, on dit simplement un toffe peï. Toffe peï et tout est dit, pas besoin d’en rajouter. Pourtant, cela sous-entend tellement de choses. Un toffe peï ne fait pas de son « jan », une chose que les Bruxellois ont en horreur. Un toffe peï a le sens du partage, de l’amitié. C’est un excellent convive à table. Par exemple, et quel bel exemple, Alain Magerotte est un toffe peï. J’en parle d’autant plus facilement que je côtoie ce kastar depuis plusieurs années et que nos plumes se sont croisées à deux reprises à l’occasion d’une adaptation bruxelloise qu’il m’avait permis de faire d’ «Exorcisme à Berchem Sainte-Agathe» et d’ «Échangisme épistolaire» en voie de parution chez l’incontournable Lamiroy.
Mais parlons d’Alain l’écrivain, l’homme est verbeux dans son style, plutôt taiseux dans la vie (sauf quand on aborde ses sujets de prédilection dont il sera question plus loin). Dans ses textes, fidèle à un style que j’adore, le cher homme de vérité nous enveloppe dans la chaleur de ses parenthèses-charentaises qui nous emmitouflent façon pantoufles. Parfois même, on trouve des parenthèses entre ses parenthèses, c’est dire si nous avons affaire à un auteur qui ne s’écoute pas au point même de s’interrompre lui-même !
Et puis, il y a la « patte » Magerotte qui, tel un Frédéric Dardant ses pointes d’humour, nous transperce de joie. Et ce nouveau temps qu’il pratique au mépris des conjugaisons (mais ne grammatisons pas !) : le comparatif plus-que-parfait, l’art d’illustrer par l’image une description de personnage ou de situation. L’histoire ? On s’en fout, puisque la route est belle et fourbillonnante (non, ça n’existe pas !) d’idées plus déjantées les unes que les autres. Alors, on se fait une petit Magerotte ?
Joske Maelbeek
Auteur de Alain Magerotte : Du boogie woogie sous le chapeau (L'Article n°47)
« Le visage de ce qui suit m’est bien trop connu pour que l’espace qui m’entoure ne s’assombrisse et que reparaisse devant moi la scène terrible : une nuit dévorant la rue Monge à Paris. »Dans son éditorial, le directeur de collection Maxime Lamiroy évoque une scène de 1939, la manière dont fut sauvée une analyse de la pensée d’un grand auteur russe, avant de la connecter à l’entreprise de Luc Dellisse, qui veut rendre hommage et justice à un philosophe belge peu connu, Henri Van Lier (1921-2009), dont l’œuvre serait sans équivalent… au monde. Dès les premières lignes, nous sommes dans le fait artistique, qui ne se contente pas d’exprimer un premier degré mais génère des échos, des connexions, un supplément de sens. Ledit…
Quand, au milieu du XVIIe siècle, Arnauld d'Andilly fait paraître sa traduction des Vies des saints pères des déserts , il ne livre pas seulement un texte philologiquement sûr à la lecture édifiante des moniales et des reclus; il espère que les gens du monde y trouveront des exemples nombreux de sainteté pour en faire un instrument de leur conversion à Dieu. Bien d'autres livres, qui semblent à l'usage exclusif des conventuels, prétendent in fine excéder le lieu de leur diffusion professionnelle pour être lus dans le «monde». Et ils l'ont été. Cette performance du texte religieux de conversion et de retraite illustre un procès de rencontre entre deux univers, trop souvent tenus pour être quasi étanches et, pour le moins, opposés l'un à l'autre : le cloître et le «siècle». Centrée sur le XVlle siècle français, non sans puiser aux sources d'un passé parfois récent ou s'oser aux extrapolations pour les siècles suivants, la réflexion qui est ici présentée cherche à montrer que, si opposition il y a eu entre ces deux sphères des destinées humaines, la bipartition n'aura été aussi vive que par le fait de la similarité structurelle qui les fait trop semblables pour qu'elles ne s'opposent pas. Par l'ascèse, dont la diffusion se fait dans l'espace curial, qui commande aux nouveaux comportements légitimes et aux représentations dominantes de la société d'Ancien Régime, prennent forme un procès de domestication des pulsions, une éthique de la convergence du paraître social et de l'être psychologique, un fétichisme déréalisant qui porte sur les grâces royales de plus en plus symboliques, sur les petits riens de l'étiquette et sur une subordination de l'espace privé à une montre publique de soi. Ce protocole trouve son homologie déplacée dans l'espace du cloître : la césure de l'être avec son passé mondain, l'investissement dans les promesses divines de la rédemption, la transparence du coeur et de l'âme dans la promiscuité cénobitique, l'attention annihilante, voire mystique, aux moindres détails qui comptent plus que tout au regard de Dieu. De manière plus circonstancielle, les nouveaux modèles de l'éthique aristocratique ont puisé aux instructions anciennes des novices ; en retour, les prélats ou les supérieurs redéfinissent les Règles monastiques à partir des préceptes de la civilité aristocratique. Structurant un échange continu du fait de cette position inédite entre deux mondes, la manipulation des exemples édifiants formalise la congruence des modèles existentiels, tel saint Louis, mythifié pour exalter le fondateur spirituel de la monarchie, pour magnifier l'union des obligations séculières avec celles de la pénitence et pour cautionner la lutte contre les protestants. Parce que le recrutement monastique montre une surreprésentation des fractions sociales dominantes, s'expliquent l'imposition du modèle aristocratique dans les réformes monastiques du XVlle siècle et, plus sourdement, l'émergence d'un procès plus vaste où rétrospectivement se définira l'homme moderne — l'individu — dans son agir social et dans la représentation qu'il va intérioriser des usages licites et surtout sublimants où l'individu finira par se penser au-delà des…
Anachroniques est le deuxième volet d’un diptyque, cette fois consacré au temps lorsque le premier, sorti un an plus…