Ostende Carnets est l’origine du livre Ostende paru quelques semaines plus tôt, la coulisse où le ballet se prépare, la planque reculée d’où l’on peut mieux observer, la palette où se mélangent les formes, les couleurs, les gestes des personnages et de leur créatrice. Des objets y mutent comme des êtres vivants, des humains évoluent, expérimentent en secret, se découvrent. Des idées naissent, changent, se fixent mais le plus souvent s’y refusent, avant de trouver leur place dans l’oeuvre finale, la série picturale narrative Ostende, que le carnet de Dominique éclaire d’un jour nouveau.
Pour nous, lecteurs et lectrices, le carnet en sera aussi l’aboutissement, la clé de lecture et le révélateur. En voyant ce qui, de la vie des personnages et du travail de l’autrice, n’était pas visible dans les peintures, on percevra ce que les personnages projettent entre les murs d’une grange ou derrière les rideaux. On en apprendra plus sur la majorette et ceux qui l’accompagnent, on y verra des corps ou des parties de corps – bustes, fesses, visages, mains – et l’on comprendra peut-être pourquoi Irène exhibe le sien sur les plages d’Ostende. Ou peut-être ne le comprendra-t-on pas. On verra, mais on sera libre de donner la suite que l’on veut à ces textes et à ces scènes ouvertes à l’interprétation.
On retournera le point de vue, pour voir enfin derrière. On verra les formes abstraites d’Ostende naître, fondre, se transformer jusqu’à devenir cristaux, roches molles, matière aux contours flous ou abrupts. On percevra des mouvements, des bruits sourdre paisiblement de l’espace vierge des pages d’un carnet, espace de liberté formelle absolue pour sa détentrice.
Plusieurs niveaux de lecture apparaîtront alors. On pourra observer ces changements comme des mouvements primaires que l’oeil reconstitue, récits sans objet quelque part entre l’animation et la séquence, ou chaînons manquants entre le figuratif et l’abstraction. On pourra voir des personnages en train d’être créés et de se créer eux-même une nouvelle identité, cachée, imperceptible mais pourtant bien présente sur les plages d’Ostende. On verra une artiste se chercher, chercher son propos et les techniques appropriées à celui-ci, et une oeuvre se construire par touches successives, du fourmillement de tentatives chaotiques et audacieuses à la sérénité qui fait la force d’Ostende. Et l’on fera, comme elle, des va-et-vient d’un livre à l’autre, d’un format à l’autre, repérant quelles techniques, quelles présences, quelles formes ont retenu son attention, tentant de comprendre ce qui se joue en chacun des êtres et des lieux représentés.
Autrice de Ostende : carnets
En 2008, Faire semblant c’est mentir (L’Association), qui racontait son enfance et son rapport à ses parents, est nommé à Angoulême. Il reçoit la même année le Prix international de la Ville de Genève. En 2010, elle achève Chronographie (L’Association) qui recueille, depuis 2002, des portraits qu’elle fait de sa fille et que sa fille fait d’elle. Plus si entente (FRMK et Actes Sud BD), co-écrit avec Kai Pfeiffer, et L’amour dominical (FRMK), fruit d’un travail en duo avec Dominique Théate, viennent compléter son œuvre. Dominique Goblet est également plasticienne et expose régulièrement peintures et sculptures en Belgique et à l’étranger. Ses techniques mixtes, ses influences multiples, sont mises au service d’une écriture graphique unique. Preuve que l’autrice et illustratrice belge bénéficie de la reconnaissance de ses pairs au niveau international, Dominique Goblet a été désignée en 2019 présidente du jury du Festival de la Bande Dessinée d’Angoulême. Avant de recevoir le prix Atomium de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Dominique Goblet avait reçu, en novembre 2019, le Grand Prix Töpffer. Ce prix, décerné par le canton et la ville de Genève, récompense, chaque année, un artiste francophone pour l’ensemble de son œuvre.
L’arbre de mon père (volume 1) : Mémoire d’une famille grecque en Égypte (1948-1955)
Bruxelles, 2013, une pièce peuplée de livres, de plantes et de photographies. Un homme aux cheveux gris souris, de petites lunettes juchées sur son nez, pointe du doigt un garçonnet au centre d’un cliché en noir et blanc : « Alors, là, c’est moi dans les bras de ma mère. Elle m’appelait Kostaki. Ça veut dire petit Kosta en grec. » Avec son autre index, sur une carte cette fois : « Et tu vois ce petit point-là ? C’est Mansourah, ma ville. » C’est ainsi que débute l’exploration de l’histoire familiale des Saitas, sous les crayons d’Émilie et à travers les mots de son père, un Grec ayant grandi dans l’Égypte nassérienne. Les premières évocations, dispersées légèrement dans leur lourdeur manifeste, concernent les avortements subis par la grand-mère, Yaya Fifi, prise en charge par une madame Pétain (sans lien avec le Maréchal, même si tous deux ont exercé à la même époque). Puis – là les lunettes se posent et la tête trouve refuge dans une main – un autre souvenir, celui d’un séjour à l’hôpital grec d’Alexandrie pour une infection pulmonaire, au sortir de la guerre. Kosta a alors un an. Pendant des mois, il y aura la dégradation de son état de santé (malgré la pénicilline dénichée dans des établissements britanniques, grâce à la position d’un oncle officier au Canal de Suez), l’inquiétude des proches (le costume noir mortuaire était prêt), la maltraitance des infirmières (des religieuses allemandes considérant d’un œil mauvais et d’une main leste les soins préférentiels accordés au bébé), et finalement la guérison, sinon qui narrerait cet épisode et l’interromprait par pudeur ou trop-plein d’émotion… ?Une salutaire contextualisation socio-politico-économique est alors envisagée, dont la limpidité rivalise avec la beauté des illustrations. Kostaki voit le jour dans une configuration particulière : le crépuscule de la tutelle britannique en Égypte. À ce moment, des murs invisibles se dressent et des tensions palpables se perçoivent entre les couches populaires meurtries par le choléra et les inégalités, le roi et la noblesse bien en pâte, et les Occidentaux nantis (Français, Italiens, Britanniques et « Égyptiotes ») dont les jours sur le territoire sont comptés. Chacun vivant (dans) des réalités parallèles, comme le comprend très vite le petit Kostaki : Et moi, dans cette petite cuisine, je me sentais coincé entre deux mondes. D’un côté, les Grecs ; de l’autre, les Égyptiens. Dans le salon, mes parents recevaient les invités avec des nappes en dentelles et des coupes de fruits protégées par des moustiquaires. Et dans la cuisine… il y avait Abdu. Ces deux mondes séparés par les moustiquaires, ces voiles et dentelles sont autant de filtres déformants qui nous séparent du reste du monde. Saitas profite admirablement de la liberté (de codes, de couleurs, de mises en page) que lui confère la bande dessinée. Ainsi, grâce à un travail de reconstruction et de documentation considérable, ses illustrations et sa narration collent au plus près du mouvement de la mémoire : passer du portrait d’un membre de la famille à la vulgarisation d’événements historiques, enjamber des flash-backs et dénouer des liens familiaux, donner de l’étoffe par des anecdotes cocasses… Tout en précisant, par la bouche de la Tante Dolly, que « [leur] famille n’est pas plus folle qu’une autre… puisque chaque famille est composée d’êtres imparfaits ».Tout est juste et délicat dans l’entreprise de Saitas. On attend la suite de ce premier tome (couvrant les années 1948-1955) : le retour au pays des racines, la Grèce. Samia Hammami « L'Arbre de mon père » est le premier volume d'un récit familial en trois tomes, qui retrace l'enfance de Kosta, le père de l'auteure. À travers son histoire, on découvre celle de la communauté des Égyptiotes, les Grecs d'Égypte. En quelques pages d'introduction très claires, on en apprend plus sur cette communauté majoritairement bourgeoise, enrichie par le commerce du coton et vivant tous dans le même quartier, à l'écart du reste de la population égyptienne. Entre anecdotes d'enfance et réflexions sur la communauté, son récit nous plonge aussi dans l'Égypte de l'après Seconde Guerre mondiale, période décisive au cours de laquelle le pays s'affranchit du protectorat britannique avec l'arrivée au pouvoir de Nasser. Émilie Saitas compose un livre…
Exil forcé ou volontaire, exil nécessaire. Oui, on part pour ne pas suffoquer. Mais il y a des champs de bataille…
Notifications