Si on excepte les animaux de compagnie, les bêtes sont absentes de la vie quotidienne dans les sociétés occidentales prospères. Or, c’est aussi par le contact direct avec les animaux que nous nous définissons comme humains, par la compréhension de ce qui nous lie à eux et ce qui nous différencie. Cet essai interroge ce lien intime à partir d’une scène présente dans nombre de textes littéraires: la rencontre entre animaux humains et non humains. Basé sur une vaste enquête qui explore le champ littéraire du dernier siècle, ce livre s’efforce de dégager la manière dont l’écriture fait écho à l’empathie qui s’exprime envers les animaux et notamment à l’importance des rencontres comme déclencheurs d’un engagement fort en faveur des droits des animaux et de l’écologie au sens large.
Parmi les prix qu’elle a décernés en 2021, notre Académie royale de langue et de littératures françaises avait distingué un ouvrage de Pierre Schoentjes, Littérature et écologie. Le mur des abeilles (Corti 2020). Saluant le lauréat, professeur de littérature française à l’Université de Gand, Yves Namur présentait cet essai comme entendant répondre à la question suivante : « Comment la littérature s’empare-t-elle des questions environnementales pour penser notre avenir et notre futur ? ». Il soulignait que l’auteur fondait sa démarche sur une relecture de notre patrimoine littéraire à la lumière de cette question.Pierre Schoentjes nous revient aujourd’hui avec un nouvel essai, Nos regards se sont…
De l’égalité à la liberté. En passant par le Revenu de Base Inconditionnel
Le demi-siècle 1965-2015 fut marqué par une série de crises ou de mutations profondes, dont notre vision du monde occidentale ne pouvait sortir intacte : révélation accrue des crimes nazis et staliniens, conséquences de la décolonisation, contestation de mai 68 et maoïsme, chocs pétroliers, fin de l’U.R.S.S. et déclin du communisme, croissance des pays émergents, etc. Telles sont les turbulences historiques devant lesquelles Éric Clémens, philosophe de formation, a tenté de repenser les bases de la politique et de l’éthique – rappelons notamment son essai Le même entre démocratie et philosophie (Lebeer-Hossman, 1987) –, mais sans éluder la nécessité de l’action concrète, puisqu’il a notamment organisé ou participé à de nombreux débats publics et qu’il milite pour l’attribution à chaque citoyen d’un « revenu de base inconditionnel ». Le livre qui parait aujourd’hui rassemble des textes publiés tout au long de ces années, jalons d’une recherche exigeante et rigoureuse entre interrogation philosophique et écriture poétique ; son titre l’indique, égalité et liberté sont deux préoccupations – éminemment républicaines – qui dominent, ou plutôt arriment le questionnement auquel s’astreint l’auteur. Un tel questionnement imposait au philosophe d’en revenir une fois encore aux origines de l’humanité et à la manière dont ses prédécesseurs les ont expliquées. Pour Clémens, le devenir-homme se détache d’une préhistoire obscure par la formation du langage verbal, lequel relève de la pure fiction : il n’est nullement le reflet du réel, comme on le croit souvent, et son statut est celui d’une convention entre sujets parlants. C’est par lui pourtant que s’élaborent les fondements de la société humaine : « contrat social » (Hobbes), interdits du meurtre et de l’inceste (Freud), dispositifs éthiques et politiques qui tentent de juguler les multiples divisions entre individus et entre groupes. De fil en aiguille, l’auteur conclut que le noyau primordial de l’éthique est l’interdit de porter atteinte au corps dans sa dimension symbolique, comme le montre a contrario le régime bestial des camps nazis : c’est le respect du corps vivant et parlant, en tant que porteur d’une identité, qui fonde tous les autres prescrits moraux.Il faut donc ne pas confondre la violence dans le monde animal – lutte pour la survie de l’individu et de l’espèce – et la violence entre humains, rendue possible par le verbe : c’est en effet le discours fanatique ou manipulateur qui bloque le dialogue, catalyse la volonté de dominer, induit les comportements que nous qualifions paradoxalement d’« inhumains ». Ainsi Clémens s’interroge-t-il à plusieurs reprises sur les usages que nous faisons de la langue, discernant deux grands registres : le communicatif et le poétique – opposition traitée jadis par Julia Kristeva. Autant le premier est régi par l’impératif de clarté, la continuité logique et les règles de grammaire, autant le second, prenant le risque de l’obscurité et de l’indétermination, tente d’ouvrir l’éventail des possibles en tirant à hue et à dia normes et routines linguistiques. Or, c’est le poétique qui, dans la Grèce antique, a précédé l’invention de la démocratie ! En effet, L’Iliade et L’Odyssée abondent en joutes verbales entre rivaux, mais aussi en personnages intérieurement partagés, ouvrant ainsi la voie au débat public sur l’agora d’Athènes. Il est vrai, cette priorité du poétique sur le politique ne se maintiendra pas constamment au cours des siècles.Il n’en reste pas moins que la liberté de parole est le plus fondamental des droits de l’homme, et qu’elle fonde l’espace politique comme espace de dialogue entre sujets libres et égaux. Hormis le cas des régimes totalitaires, la question est de savoir comment maintenir ouvert ce dialogue, éviter que les médias n’imposent à tous un discours moyen, prêt-à-penser. C’est ici précisément que doit intervenir cette expérience particulière que révèle le travail poétique des Mallarmé, Artaud ou Joyce : telle qu’ils l’emploient, la langue est ce qui fait apparaitre aussi bien ces deux grands contradictoires que sont la division et le lien – c’est pourquoi elle est le lieu par excellence de la liberté. Mais, on l’a dit plus haut, ceci n’élude pas la nécessité de l’action, qui est avec le langage dans une relation de « co-appartenance », sans primat de l’un sur l’autre… Le livre de Clémens, faut-il le préciser, est cent fois plus riche et plus nuancé que ces quelques propositions glanées au fil des pages. Il est aussi d’une lecture austère, émaillé de supposés-connus et autres formulations très synthétiques : visiblement, le philosophe-poète n’a pas voulu qu’on le comprenne trop vite, craignant…
L’écrivain et le politique. Six essais sur Yourcenar
Tanguy DE WILDE D’ESTMAEL (dir.), L’écrivain et le politique. Six essais sur Yourcenar , Avant-propos de Jacques De Decker, Presses Universitaires de Louvain, 2018, 114 p., 14,50 € / PDF : 9,99 €, ISBN : 978-2-87558-728-2 Actes de la journée qui s’est tenue à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique le 19 décembre 2017 à l’occasion du trentième anniversaire de la disparition de Marguerite Yourcenar, L’écrivain et le politique. Six essais sur Yourcenar interroge le rapport de l’auteure de Mémoires d’Hadrien, L’œuvre au noir, Le coup de grâce au politique. Un rapport de prime abord peu évident tant il est médié par le souci de l’universalisme. Jacques De Decker qui signe l’avant-propos, Bruno Blanckeman, Michèle Goslar, Tanguy de Wilde, Luc Devoldere dégagent la spécificité de Yourcenar, à savoir un détachement, une méfiance envers la politique (en tant que gestion des affaires humaines) et un intérêt omniprésent pour le politique. Cet intérêt se traduit doublement, au niveau de son œuvre et au niveau de sa vie, notamment au travers de ses engagements écologiques à une époque où seuls quelques visionnaires, des décennies avant le réchauffement climatique qui frappe la planète, alertaient sur la crise environnementale, la sixième extinction des espèces animales, la déforestation, le saccage des écosystèmes et de la biodiversité. Au travers des six interventions (Bruno Blanckeman, Francesca Counihan, Luc Devoldere, Michèle Goslar, Alexandre Terneuil, Tanguy de Wilde), deux champs de questionnement se dessinent : d’une part, « le grand livre du politique » (Bruno Blanckeman) qu’est Mémoires d’Hadrien (1951), chef d’œuvre qui, dans une vision rétrospective à vertu prospective, sonde l’empire d’Hadrien, plonge dans le passé afin de proposer des schèmes d’intelligibilité, des modèles politiques à l’exercice du pouvoir après la Deuxième Guerre mondiale, d’autre part, la pensée écologique que, pionnière, Yourcenar a déployée dans ses romans, ses essais. Comme l’évoque Michèle Goslar, ses préoccupations se déplaceront de l’histoire à la géologie, de l’homme à la Terre : si « elle a constamment dénoncé les brutalités à l’égard des bêtes, la pollution des eaux, de la terre et des airs, elle alerta une des premières sur les risques de percement de la couche d’ozone, milita contre l’abattage des jeunes phoques au Canada (…), fustigea la destruction des forêts, les dangers de l’industrialisation (….), la production de l’inutile et des gadgets ».Méditations sub specie aeternitatis sur un modèle de gouvernance avec l’empereur Hadrien, interrogations sur la tension entre « idéal et principe de réalité » (Bruno Blanckeman) dans l’exercice du pouvoir… Yourcenar éclaire le présent, ses apories, par sa confrontation avec un passé antique, avec le passé de la Renaissance ( L’œuvre au noir ) ou l’Italie mussolinienne ( Denier du rêve ) autant qu’elle réinterprète le jadis par l’éclairage que lui procure notre présent. Dans ce jeu sur des temporalités éloignées qui se croisent, l’Histoire, sa mémoire se voient ressaisies sous la focale intemporelle d’une vision métaphysique des âges de l’humanité et de la Terre.Deux figures se découpent dans son œuvre : l’empereur Hadrien en qui se condense la quête du dirigeant à la hauteur de sa tâche (creusement de la question platonicienne « quel individu fera un bon gouvernant pour les autres hommes ? ») et Zénon comme figure de résistance à l’intolérance, à l’entreprise de domestication du monde, une entreprise prométhéenne d’apprentis sorciers qui mena à la dévastation actuelle de la Terre. Au travers de Zénon, Yourcenar met en garde ses contemporains et les générations futures contre le pouvoir de destruction que l’homme exerce sur lui-même et sur les formes du vivant. « L’homme est une entreprise qui a contre elle le temps, la nécessité, la fortune, et l’imbécile et toujours croissante primauté du nombre (…) Les hommes tueront l’homme » ( L’œuvre au noir ).Nous avons, depuis lors, été sourds aux cris d’alerte lancés par Yourcenar et d’autres sentinelles de la lucidité. Celle qui milita et mit en garde contre les conséquences planétaires délétères d’une métaphysique occidentale au sein de laquelle l’homme, « maître et possesseur de la nature » (Descartes), est « le prédateur-roi, le bûcheron des bêtes et l’assassin des arbres » (Yourcenar), celle qui s’inquiétait de la possibilité grandissante « de la destruction de la Terre elle-même » ne pourrait qu’exprimer son désespoir si elle revenait, le temps d’une permission, sur une planète dévastée, ayant perdu en quarante ans et continuant de perdre à un rythme accéléré ses forêts, soixante pourcents des espèces animales, dans une détérioration assassine de l’Indice Planète…