Depuis une époque immémoriale, nous sommes entourés d’êtres et de choses – des animaux et des plantes, des objets quotidiens, des bâtiments – qui ont une forme reconnaissable, un certain « visage », et c’est une donnée première de notre expérience. Cela contribue à tisser une « texture des choses » que diverses théories contemporaines, de concert avec certaines forces sociales, s’emploient à défaire ou tendent à nier. (« Il ne faut pas s’imaginer que le monde tourne vers nous un visage lisible », a déclaré Foucault). Ainsi s’effectue peu à peu, de diverses manières, une disparition des formes et un retour à une réalité supposée être originairement un flux indifférencié. Pour s’opposer à cette tendance à la fois intellectuelle et sociale, Jacques Dewitte met en évidence, à travers des lectures serrées, un terrain commun pouvant accueillir à la fois une pensée des apparences vivantes et du tact qu’exige toute classification (Adolf Portmann), un renouveau de la typologie en architecture (Léon Krier), une exigence de faire distinctions conceptuelles dans la théorie sociale et politique (Hannah Arendt), sans oublier une théologie des êtres créés selon leur espèce. Un petit livre fondamental, donc, au sens où il pose les fondements rationnels de l’émerveillement devant un « monde beau et très divers ».
Philosophe, écrivain, traducteur, auteur entre autres du Pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit. Essai sur la résistance au langage totalitaire, de L’exception européenne, de Kolakowski. Le clivage de l’humanité, Jacques Dewitte pose dans son dernier essai La texture des choses. Contre l’indifférenciation, les fondements d’une pensée ontologique qui, s’appuyant sur Aristote, réfute les mutations conceptuelles et sociales actuelles promouvant l’indifférencié. Composé de textes parus il y a une vingtaine d’années et de textes récents, l’essai se présente comme une réflexion ambitieuse sur ce que l’auteur appelle « la texture des choses » ou « la bigarrure de l’Être ».…
Divin Vinci, Léonard de Vinci, L’Ange incarné
À l’occasion du 500ème anniversaire de la mort de Leonardo da Vinci, le philosophe et écrivain Daniel Salvatore Schiffer, grand spécialiste du dandysme, interroge l’œuvre, la vie, la pensée de celui qui incarne l’humanisme de la Renaissance. Peintre, sculpteur, architecte, poète, ingénieur, inventeur, philosophe humaniste… c’est sous l’angle de l’universalité de son génie que Daniel Salvatore Schiffer appréhende l’astre Léonard de Vinci. S’appuyant sur les écrits de l’artiste — son Traité sur la peinture , ses Codex, carnets, journaux souvent rédigé dans une écriture spéculaire … —, revisitant l’œuvre ( La Joconde, La Cène, La bataille d’Anghiari, Léda et le cygne, Bacchus, Saint jean Baptiste …), Divin Vinci, Léonard de Vinci, L’Ange incarné explore la synthèse des arts et des sciences mise en œuvre par celui qui, faisant de la peinture une « cosa mentale », une chose mentale, la dotait, par-delà sa fonction esthétique, d’une fonction cognitive. « Dessiner, c’est connaître » écrivait-il. Loin de s’en tenir à la seule étude des influences ayant marqué Vinci (pensée platonicienne, néoplatonisme, apprentissage de la peinture avec Andrea del Verrocchio…), Daniel Schiffer montre les inventions techniques et esthétiques qui en font le lointain précurseur des impressionnistes (la fameuse innovation picturale du sfumato ), ou des préraphaélites et des symbolistes (la figure de l’androgynie). À cheval sur le Quattrocento et le Cinquecento , appartenant à la deuxième Renaissance dite haute Renaissance (avec Michel-Ange, Raphaël), Leonardo da Vinci (né près du bourg de Vinci en Toscane en 1452, mort à Amboise en 1519) conçoit l’esprit du peintre comme un miroir conscient de la nature. Dans sa volonté d’universalité, réalisant picturalement la pensée renaissante d’une analogie entre le microcosme et le macrocosme entre le corps humain et le corps du cosmos, Vinci affirme l’artiste comme démiurge. Si la peinture se doit d’imiter une nature marquée par la perfection divine, si elle se place sous le signe de la mimésis d’Aristote, elle se pose en analogon de la Création divine.Convoquant les grands exégètes de Vinci, Frank Zöllner, Edward MacCurdy, Daniel Arasse, André Chastel, Sophie Chauvin…, les écrits que lui ont consacré Vasari, André Suarès, Paul Valéry, Freud ( Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci ), l’essai décrypte l’œuvre par la vie, la vie par l’œuvre, les deux par la pensée de celui qui forgea un « manifeste prismatique », à savoir la défense d’un « regard total mais multiple, global mais fragmenté (…) physique et métaphysique » (Schiffer). Œil et main du créateur de la beauté androgyne de Saint Jean Baptiste (inspiré par son sulfureux amant, Salaï), de La Vierge aux rochers, des dessins anatomiques, d’animaux, de plantes, de machines volantes, de machines de guerre, œil et main de l’inventeur d’automates… Daniel Salvatore Schiffer montre avec brio l’artiste-homme de science comme proto-dandy, précurseur d’Oscar Wilde, de Brummel, « philosophe-artiste » au sens de Nietzsche, écologiste avant la lettre. Végétarien comme l’était Pythagore, attentif au bien-être des animaux, au respect de la nature, il achetait des oiseaux en cage afin de les libérer. Professant un retour aux canons esthétiques de l’Antiquité grecque, la Renaissance est marquée par une double révolution que Daniel Schiffer questionne : d’une part, le passage du théocentrisme médiéval à l’anthropocentrisme, à l’humanisme ( L’Homme de Vitruve manifeste la pensée d’un homme au centre du monde), d’autre part, le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme avec la révolution copernicienne. Mais, par son attention aux animaux, aux formes non humaines du vivant, Vinci annonce le dépassement de l’anthropocentrisme au profit d’une pensée écologique d’une égalité ontologique entre tous les êtres, humains et non-humains.Analysant l’esthétique de l’inachèvement, le sourire léonardesque ( La Joconde, Saint Jean Baptiste ), l’androgynie des figures, Daniel Salvatore Schiffer renouvelle l’approche du continent Vinci en sondant l’unité de l’œil et l’esprit dans l’œuvre-vie de « l’ange incarné…
Faire vivre l’opéra, un art qui donne sens au monde, Entretiens
À l’occasion de la septantième édition du festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, un festival que Bernard Foccroulle dirige depuis douze ans, paraît un recueil d’entretiens au fil desquels celui qui fut auparavant le directeur du Théâtre royal de la Monnaie (1992-2007), livre son regard sur l’opéra, ses devenirs, son avenir, ses enjeux actuels. Pour couronner sa dernière saison à la tête du festival d’Aix, il dresse un bilan, une cartographie de la vitalité de l’opéra contemporain, interroge sa place dans la cité, son actualité, sa capacité à penser les mutations du monde. Si, loin d’être devenu une institution muséale, tournée vers le passé, l’opéra affiche de nos jours une créativité audacieuse et une connexion à un monde qu’il questionne, c’est, entre autres, grâce à l’engagement de directeurs ouverts non seulement aux grandes œuvres du répertoire — des œuvres recréées, réinterprétées par l’action conjointe de la direction musicale, du metteur en scène, des interprètes — mais aux nouvelles créations. La vie des chefs-d’œuvre est éternelle, leur richesse étant gage d’une relance infinie des interprétations, des visions qu’on porte sur eux. Non seulement, la manière de chanter, de mettre en scène, de se rapporter aux œuvres du répertoire ne cesse d’évoluer, mais les lectures que Pierre Boulez/Patrice Chéreau, René Jacobs/Trisha Brown, Marc Minkovski/Olivier Py, Sir Simon Rattle/Stéphane Braunschweig, Louis Langrée/Peter Sellars ont produit de Janacek ( Dans la maison des morts ), Monteverdi ( L’Orfeo ), Mozart ( Idoménée, roi de Crête ), Wagner (la Tétralogie, L’Anneau du Nibelung ), Mozart ( Zaïde ), plus que de simplement les dépoussiérer, les ont revitalisés dans des directions insoupçonnées. Apport des chorégraphes dans la mise en espace, élargissement du geste lyrique aux petites formes (mise en scène des lieder de Schubert de Winterreise , spectacle Trauernacht autour de J. S. Bach…), l’opéra renouvelle son langage, ses horizons, repense sa fonction dans un monde globalisé. Partisan de dialogues interculturels, de rencontres entre la forme européenne de l’opéra et les formes « opératiques » du reste du monde — nô, kabuki, opéra chinois, musique arabe, sud-américaine… —, soucieux de ne pas reconduire la domination de la culture occidentale sur les autres, conscient des pièges à éviter, Bernard Foccroulle met en garde contre les risques de standardisation, d’uniformisation que génère la mode actuelle du cross-over, de la world music qui brasse des clichés folkloriques de traditions extra-occidentales dont elle détruit l’âme, la profondeur. « Je vois une différence radicale entre les créations interculturelles et le cross-over qui est une tendance actuelle, une manière commerciale et superficielle d’inclure des ingrédients « exotiques « — ce qui ne mène à rien d’autre qu’à une culture consumériste standardisée ».Né en Italie au début du XVIème siècle, ayant renouvelé son écriture, ses formes, ayant accompagné l’évolution des pensées, des mentalités dans les pays européens, l’opéra connaît aux XXème et XXIème siècles un succès sous toutes les latitudes. Bernard Foccroulle insiste sur les défis qu’il se doit de relever afin de demeurer une scène où les consciences interrogent leur époque et proposent des alternatives à l’état de choses. L’un de ces défis a trait à son extension mondialisée, à l’inventivité dont il devra faire preuve musicalement, artistiquement afin de ne pas succomber à la facilité d’un art non plus total mais global, avalé dans l’industrie du spectacle.Davantage qu’une fenêtre ouverte sur un monde en évolution, l’opéra en sa multitude de formes (opérette, comédie musicale, opéra-comique…) en est une des caisses de résonance, un des acteurs qui a à prendre à bras le corps, par la revisitation des mythes ou une narration contemporaine, les problèmes et défis actuels (inégalités sociales, réchauffement climatique, crise migratoire, crise environnementale…).Signalons la parution simultanée du très beau livre illustré L’Opéra, miroir du monde, Festival d’Aix-en-Provence 2007-2018 également chez Actes Sud, lequel retrace les spectacles qui ont été montés sous Bernard…