Depuis une époque immémoriale, nous sommes entourés d’êtres et de choses – des animaux et des plantes, des objets quotidiens, des bâtiments – qui ont une forme reconnaissable, un certain « visage », et c’est une donnée première de notre expérience. Cela contribue à tisser une « texture des choses » que diverses théories contemporaines, de concert avec certaines forces sociales, s’emploient à défaire ou tendent à nier. (« Il ne faut pas s’imaginer que le monde tourne vers nous un visage lisible », a déclaré Foucault). Ainsi s’effectue peu à peu, de diverses manières, une disparition des formes et un retour à une réalité supposée être originairement un flux indifférencié. Pour s’opposer à cette tendance à la fois intellectuelle et sociale, Jacques Dewitte met en évidence, à travers des lectures serrées, un terrain commun pouvant accueillir à la fois une pensée des apparences vivantes et du tact qu’exige toute classification (Adolf Portmann), un renouveau de la typologie en architecture (Léon Krier), une exigence de faire distinctions conceptuelles dans la théorie sociale et politique (Hannah Arendt), sans oublier une théologie des êtres créés selon leur espèce. Un petit livre fondamental, donc, au sens où il pose les fondements rationnels de l’émerveillement devant un « monde beau et très divers ».
Philosophe, écrivain, traducteur, auteur entre autres du Pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit. Essai sur la résistance au langage totalitaire, de L’exception européenne, de Kolakowski. Le clivage de l’humanité, Jacques Dewitte pose dans son dernier essai La texture des choses. Contre l’indifférenciation, les fondements d’une pensée ontologique qui, s’appuyant sur Aristote, réfute les mutations conceptuelles et sociales actuelles promouvant l’indifférencié. Composé de textes parus il y a une vingtaine d’années et de textes récents, l’essai se présente comme une réflexion ambitieuse sur ce que l’auteur appelle « la texture des choses » ou « la bigarrure de l’Être ».…
Au cœur des hommes : Enquête sur les affects masculins
Autrice d’une œuvre aussi importante que singulière, psychologue, philosophe, Sandrine Willems interroge dans son essai-enquête Au cœur des hommes la construction de l’identité masculine, le rapport qu’elle implique à la sphère des affects, amour, amitié, joie, tristesse… Ayant recueilli les propos d’une douzaine d’hommes âgés de 25 à 65 ans, elle amène ses interlocuteurs à questionner leurs rapports à l’autre, au genre, au monde, à la vie, à l’invention de soi. Dans sa préface, ce qui a suscité le désir de mener une telle enquête est dévoilé : « L’origine de ce projet se situe dans ma réaction au livre d’une femme, où je trouvais que les hommes étaient caricaturés, soit en lourdauds qui ne comprenaient rien, soit en figures éthérées, pleines d’idéaux abstraits — face à des femmes qui avaient l’apanage d’une sensibilité incarnée. Cette vision simpliste me heurtait d’autant plus qu’elle me semblait faire écho à certains extrêmes d’un féminisme contemporain, qui remet sur un piédestal d’archaïques puissances matriarcales, pour dénigrer le masculin, comme voué à l’intellectualisation, à ses futilités et ses dangers ». C’est avec la sensibilité de l’éthologue, le radar de l’écologie des pratiques animales, humaines ou non-humaines, que Sandrine Willems écoute ses interlocuteurs, sans exporter dans leurs paroles des visions, des stéréotypes (anciens ou nouveaux), des grilles d’analyse. Certes, la formulation des questions, le choix des champs d’investigation prédéfinissent, à tout le moins les réponses.Que des clichés aient la vie dure, que certaines femmes figent les hommes (les uns et les autres cisgenres ou transgenres) dans des rôles enfermants, étouffants, que nombre d’hommes (et de femmes) aient intériorisé des visions normatives, des attentes relève des mécanismes de socialisation que Pierre Bourdieu nomme habitus . Mais il n’y a pas d’héritage de modes de pensée, de valeurs, de modèles sans un bougé, une réinvention des rôles, des manières de vivre et de s’inscrire dans le monde. La formule sartrienne « L’existence précède l’essence » rend compte de cette inadéquation à soi, de ce devenir d’une identité qui ne coïncide jamais avec elle-même. Afin d’amener les personnes interrogées à se pencher sur leurs affects, sur leur perception du sentiment amoureux, de la tendresse, leur porosité par rapport au monde, le mythe de l’androgynie, leur part féminine, les larmes ou encore la sublimation, l’introspection sur le continent des affects se doit d’être relayée par une mise en pensée de ce qui échappe au plan de l’idéel. Comment, sous quelles formes (superficielles ou plus profondes), l’ouverture à de nouveaux nouages entre soi et soi, soi et l’autre, soi et le monde, l’expérimentation d’un affect « océanique » qui s’élargit au non-humain modifient-elles le plan de la psychè et du socius ? Appartenant à certains groupes sociaux, à certains milieux professionnels, culturels, les hommes qui se sont prêtés à l’enquête ne forment qu’un échantillon de la population. Sandrine Willems ne place pas son curseur sur le plan sociologique ou psychologique mais dans un espace éthologique qui recueille des savoirs de soi, des expériences, des doutes. Que disent les affects (passés dans l’athanor de la réflexion) de ceux qui les expriment ? Que perd-on du rapport intime à soi dans sa traduction en concepts ? Comment éviter que le désir d’inventer de nouveaux affects ne devienne un programme alors que le propre des révolutions existentielles est de surgir dans un mélange de pulsions intensives et de riposte à une situation vécue comme insupportable ? Comment être aux aguets et déjouer les nouveaux stéréotypes castrateurs qui remplacent les anciens ? En Occident, le 21e siècle cultive avec brio le paradoxe d’un appel à la libération de soi qui engendre des injonctions massives, des pressions sociétales, des effets de mode moralisateurs et aliénants. C’est avec empathie et dotée de l’oreille d’une musicienne-poète que Sandrine Willems écoute les voix qui explorent les questions qu’elle leur tend, qui se confient à elle. Véronique Bergen En savoir plus Les propos réunis ici sont issus d’interviews, d’une douzaine d’hommes entre 25 et 65 ans. Ils se demandent ce que peut vouloir dire aujourd’hui être « un homme » et interrogent les multiples sens que ce terme peut prendre, ceux dont ils ne veulent plus, ceux qui restent à inventer. Des hétéros, des bis, des gays, questionnent leur prétendue féminité, et la différence des genres, si incertaine, de nos jours particulièrement vacillante. Par là chacun tente de dire son monde intérieur, ses humeurs, le fond de son « cœur » ou de son « âme » , et ce que ces mots issus d’un autre âge signifient pour lui. Ce qui mène à réinterroger du même coup l’amour, l’amitié, et ce qui pourrait les élargir, les englober, dans ce qu’on a pu appeler un affect « océanique » , où l’on se sentirait relié au monde non humain, ou à l’inconnu de ce qui nous dépasse. « Je me sens masculin, au sens d’une adéquation à mon corps, mais parfois j’ai envie d’être une femme. J’ai l’impression de ne pas coller à ce rôle d’homme, je n’ai pas envie de ça, d’être du côté de la force, de celui qui doit porter la femme, de celui qui doit fermer sa gueule. J’ai l’impression que je n’ai pas assez de confiance pour ça, et j’ai envie qu’on me protège aussi. …
Des lucioles et des ruines : Quatre récits pour un éveil écologique
Athane ADRAHANE , Des lucioles et des ruines. Quatre récits pour un éveil écologique , Le Pommier, 2024, 336 p., 22 € / ePub : 14,99 € , ISBN : 9782746526891Il est des livres qui bondissent comme des chiens-loups, qui prennent à bras le corps la question de nos rapports au vivant et lancent un chant en faveur de nouveaux dialogues avec le monde, les humains, la faune, les arbres, les océans. Philosophe, artiste pluridisciplinaire, écrivaine, photographe, chanteuse, Athane Adrahane ouvre un chantier de réflexions, de pratiques éthopoétiques qui, s’appuyant sur les puissances du récit, délivre des cailloux de Petite Poucette afin de ne pas se résigner au monde des ruines qui compose notre présent. Les alliés qu’Athane Adrahane choisit afin de retisser des liens harmonieux avec les formes du vivant, afin d’habiter autrement la Terre, de retisser le monde compose comme un portrait en creux (au-delà du « Je » personnel) de l’autrice. Les quatre voix littéraires élues forment une boussole de textes-actions afin de nous orienter dans un monde qui sombre. Il s’agit de Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier, de L’homme qui plantait des arbres de Jean Giono, de Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… de Christiane Flescherinow et du Petit Prince de Saint-Exupéry. Ces quatre éco-récits hétérogènes se livrent comme des intercesseurs nous éveillant aux manières de nous déprendre de la pensée dualiste opposant l’humain au monde, d’en finir avec la hiérarchie au sommet de laquelle trône l’homos sapiens. Ce qu’ils nous révèlent, chacun avec leurs harmoniques, c’est notre appartenance au monde. La disparition des mondes du rhinocéros blanc, des bonobos, des forêts, des êtres sacrifiés par le néolibéralisme signera immanquablement celle des humains. Désastres écologiques, désastres relationnels, désastres économiques. Ces effondrements et saccages hantent nos actualités (…) Il arrive aussi qu’au sein de ce que l’on pense totalement sec et éteint survivent des graines de possible, des braises de rêve, des sources en dormance. Dans le désert, il y a de la vie et des oasis. Armée d’une lucidité sans faille, Athane Adrahane sait que les actions militantes, les combats écologiques n’endigueront pas les mégadestructions en cours, ne feront pas revenir les milliards d’animaux disparus, d’arbres partis en fumée. Ranimant la question spinoziste « que peut un corps ? », elle interroge ce que peuvent les corps des récits (humains mais aussi non-humains), le corps de la Terre blessée, aux abois. Si, creusant une pensée engagée qui excède la pensée du soin, du « care », si, face à l’urgence à agir, elle mesure la fragilité, la puissance impuissante des dispositifs narratifs, elle en explore la capacité à réinventer le dialogue, tissé d’affects et d’une pensée sensible, avec la planète. À la Terre vue comme une esclave, une manne de ressources, un objet à exploiter jusqu’à ce que mort s’ensuive, Tournier, Giono, Christiane F., Saint-Exupéry mais aussi Isabelle Stengers, Vinciane Despret, Starhawk, UrsulaK. Le Guin, Gilles Deleuze, Félix Guattari, David Abram, Baptiste Morizot, Aldo Leopold, Davi Kopenawa, les peuples autochtones… opposent la perception de la Terre comme sujet, comme « personne à honorer ». À toutes celles et tous ceux qui écrivent les dernières mesures du requiem du vivant, qui se pensent encore maîtres et possesseurs de la nature, Athane Adrahane lance un contre-chant de vie — des vies souvent minuscules —, de victoires sur la bétonisation des sols et des esprits. Les appels à un archipel d’actions locales, à des réinventions de lien avec le cosmos, les questionnements sur les manières harmonieuses, respectueuses d’habiter la Terre n’engagent rien moins qu’une remise en question de la propriété privée. Chacun des chapitres des Lucioles et des ruines. Quatre récits pour un éveil écologique se présente comme un massif de graines qui fécondent des alliances, qui « repeuplent le paysage » (Isabelle Stengers). Cesser de penser à échelle d’homme, « penser ‘comme une montagne’ exige de se décentrer, de ‘prendre en conte’ non seulement le point de vue humain, mais aussi la diversité des points de vie qui façonnent un biotope et qui, de par leur interaction, en assurent (ou non) la grande santé. ». Il n’y pas d’égalité entre forces de destruction et forces de créations, entre ruines et lucioles. Même au cœur de la dévastation actuelle, de la destruction sans retour de l’environnement, des écosystèmes, il y aura toujours des lucioles, des agencements improbables, têtus, qui surgiront des ruines. L’art du combat poético-politique, l’éthique de la terre, Athane Adrahane les met en œuvre non seulement dans ses recherches, ses textes, mais aussi dans ses engagements avec d’autres collectifs humains ou non-humains. Écrit par une sœur du Petit Prince, cet essai fulgure comme une luciole. Ou plutôt comme un essaim de lucioles qui, souvent, déjouent les mégaprojets écocidaires et réensauvagent les corps et les consciences. Véronique Bergen Depuis des siècles, nous nous orientons avec la boussole de l’exception humaine, qui émousse notre rapport au vivant, notre sensibilité. Quand ce n’est pas l’ampleur sidérante des enjeux écologiques qui nous anesthésie. Athane Adrahane nous engage ici, par l’art du récit, à raviver notre dialogue intime avec le monde. Entrelaçant les voix de grands intercesseurs (Giono, Tournier, Saint-Exupéry, Christiane F.), elle dessille notre regard sur sa beauté, comme sur notre pouvoir de le ravager – soulignant ainsi quel rôle essentiel la littérature peut jouer aujourd’hui. Car au sein d’un monde en ruines où tant de voix disparaissent, il est encore des foyers de lumière et de vitalité, quelques précieuses lucioles, à préserver, et d’autres histoires que celle…
Auteur d’essais sur Pierre Drieu de la Rochelle , Camille Lemonnier , de romans ( L’enfance…