Auteur de Matière à dispute (tome 1) : Une année et des poussières de chroniques langagières
Illustrateur de Matière à dispute (tome 1) : Une année et des poussières de chroniques langagières
Auteur et illustrateur de Matière à dispute (tome 1) : Une année et des poussières de chroniques langagières
Pour trouver la clé, il fallut perdre la mémoire des serrures
La prose poétique, les essais de Claire Lejeune (1926-2008) sont placés sous le signe de la fulgurance, d’une poétique radicalement novatrice qui entend décloisonner les savoirs, les expériences afin de traverser les chapes du pouvoir, de la domination et de recontacter les promesses à venir des origines. Dans les années 1960, La gangue et le feu, Le pourpre, La geste, Le dernier testament, Elle signent l’avènement d’une parole qui noue indissolublement naissance à soi hors des rets du patriarcat, expérience mystique d’un verbe politique et poétique, subversion des piliers d’une civilisation qui a muselé les femmes. De se dire, les sans-voix montent à l’existence, gagnent un processus de subjectivation que Claire Lejeune place sous le signe de l’ouverture à l’autre de la raison et aux terres du symbole. « Nous ne faisons pas la poésie. Elle nous fait de nous défaire » écrivait-elle. Pour trouver la clé, il fallut perdre la mémoire des serrures nous livre de souverains textes inédits choisis par Anne André, Danielle Bajomée et Martine Renouprez, des poèmes à fleur de lave, d’inquiétude, d’un questionnement viscéral, des lettres de sa correspondance avec Maurice Blanchot, avec René Char, avec René Thom, des textes sur les puissances du symbole, accompagnés de photographismes de Claire Lejeune. Le régime de la création est celui de la nudité, de l’extraction hors de la non-vie. Afin de phraser ce qui échappe au monothéisme d’une pensée vertébrée par la Loi — Loi de Dieu, de son substitut, le Père —, il faut inventer une langue-corps, une langue sororale, conquise sur les cendres du divin. « La mémoire de la clé — de l’origyne — s’est perdue, car au nom du Père, sa langue fut coupée, interdite de transmission ».L’entrée en écriture, la conquête d’un soi altéré, diffracté riment avec violence, dépossession, extase mystique sans Dieu, un Dieu confondu pour son imposture. Lire aussi : De la patrie à la fratrie , par Claire Lejeune ( C.I. n° 79) Au travers des extraits de la correspondance avec Maurice Blanchot (une correspondance qui se noua dès 1968 et se prolongea jusqu’en 1994), on mesure toute l’audace d’une entreprise sans équivalent dans les lettres, une démarche radicale qui fut, tout à la fois, poétique, existentielle, intellectuelle, politique. Celle qui porta la blessure immémoriale de la Femme pour la retourner en chant libérateur, celle qui dressa un auto-portrait sous la guise d’une « clandestine, d’une contrebandière de la pensée » fait de la pensée l’instrument de métamorphoses intérieures, d’un recommencement de l’Histoire. Pour gagner une vie supra-individuelle, il s’agit de traverser des seuils, d’être « lourde du Verbe » afin d’« enfanter Le langage ». Réinvention d’une origine barrée et d’une langue mutante, arrachement aux ruines, à la logique des dualismes et délivrance vont de pair. Dans Mémoire de rien, Le Livre de la sœur, Le Livre de la mère, Claire Lejeune défait les héritages mortifères, au fil d’une généalogie où Nietzsche côtoie Lilith, Rimbaud, Héraclite.Au travers de sa poétique sauvage, de l’indompté, du corps soustrait à la tyrannie de l’esprit rationnel, Claire Lejeune nous lègue un vertige de sensible en acte, de concept en mouvement. Comme René Char le lui écrivait dans une lettre de 1966, « Il manquait à la poésie de ce temps une voix pourpre. Nous l’avons désormais ». Véronique…
La Langue dans la cité : Vivre et penser l’équité culturelle
Ils sont légion, les « – isme » malmenés par Jean-Marie Klinkenberg dans un essai qui a tout d’une somme et vient couronner un brillant parcours de passeur de savoir et d’agitateur d’idées. « Purisme », « centralisme », « essentialisme », « conservatisme », « communautarisme »… Les voici pointés et dénoncés, les mots / maux qui sclérosent notre rapport à la langue, et plus particulièrement au français. Car si Klinkenberg plaide pour la mise en œuvre globale de politiques linguistiques efficaces, assumées par les États, l’ère culturelle qu’il problématise est bien celle de la francophonie, avec son tropisme hexagonal (sinon parisien), ses périphéries, ses dominions d’Empire et ses reliquats d’Ancien Régime. Engoncée dans un carcan de préjugés et de préventions frileuses, la réflexion sur la langue est un enjeu majeur pour la compréhension du monde contemporain. Parler, écrire, s’exprimer, bref communiquer, n’est en rien une fonction accessoire de notre intellect, mais bien un instrument de (sur)vie. Voilà pourquoi Klinkenberg refuse de voir en la langue « un bibelot précieux, un jouet compliqué, ou une pure affaire de désaccords de participes passés. […] Elle est un milieu de vie ; elle véhicule de puissantes imageries ; elle joue un rôle capital dans la constitution même du lien social. »Or, qui dit « lien social » ne peut faire l’impasse sur le vivre ensemble. Une valeur qui, parce qu’elle relève de droits fondamentaux dans une société prétendument libre, a besoin d’être sous-tendue par un projet politique ambitieux. C’est là que le bât blesse : dès qu’il s’agit pour les pouvoirs publics de toucher à la langue, le tollé est quasi unanime. En témoignent ce que l’auteur baptise avec humour les récentes « guerre du nénufar » (autour de la réforme de l’orthographe) et « guerre de la cafetière » (à propos de la féminisation des noms de métiers et de fonctions).C’est sans doute d’avoir fait sa carrière à l’Université de Liège (dont il est aujourd’hui Professeur émérite) qui a rompu Klinkenberg à l’exercice d’empoigner le taureau par les cornes. Et pour le coup, il est servi : l’arène est vaste. Premier monstre à se présenter : « le français » comme idiome unitaire, cohérent, pur sang ; mais il est vite terrassé, puisqu’il n’existe pas. Il y a par contre « des français », dont la diversité, la richesse, l’inventivité, les rendent immédiatement plus conviviaux. Deuxième adversaire : le Francophone. Bel animal, défini comme « un mammifère affecté d’une hypertrophie de la glande grammaticale ». L’excroissance est de taille, et lui sert autant de massue que de bouclier. L’usager du français n’est en effet aussi rigide en ses vues que parce qu’il se carapace de l’usage, de la norme, de la règle, et sur cet exosquelette rebondissent toutes les remises en question, si intelligentes et fondées soient-elles.Sans son blindage, le Francophone se révèle pourtant timoré, mais uniquement parce qu’on l’a éduqué ainsi. Dans sa famille, à l’école, au travail, l’on n’a cessé de lui assener qu’il ne parlait pas « correct ». Sa culpabilité individuelle (fondée sur l’idée qu’il trahit sa langue dès qu’il ouvre la bouche ou prend la plume) s’amplifie en culpabilité collective, tout un chacun se sentant l’acteur de la pseudo-dégradation du « niveau de maîtrise » de la langue. Conséquence ultime : le silence se fait, « ennemi de toute démocratie » et le sentiment d’insécurité linguistique règne en maître. C’est le plus imposant adversaire que doit affronter notre Manolete wallon, qui fourbit ses banderilles rhétoriques et parvient à les planter au bon endroit, grâce à une conclusion où à la revendication de liberté succède la nécessaire affirmation de l’équité des locuteurs citoyens.Cet essai, engagé et engageant, déplaira à ceux qui, pensant se délecter d’un ouvrage d’érudition linguistique, se verront en prise à des considérations politiques et économiques, une approche pragmatique des questions soulevées, des réflexions sur les nouvelles technologies, des stratégies et des futuribles en veux-tu. Mais quelle que soit sa position initiale, gardien de la tradition ou esprit ouvert, le lecteur sera amené à repenser de fond en comble son rapport à la langue, partant à sa langue. Expérience dont il sortira ébranlé, certes, mais aussi réconcilié avec cette part intime de lui-même, et…