Depuis quelques années, je traduis en français l’œuvre de Claire Keegan, nouvelliste irlandaise, publiée par les éditions Sabine Wespieser. À ce jour ont paru deux recueils, L’Antarctique (mai 2010) et À travers les champs bleus (octobre 2012), ainsi qu’une novella, Les Trois Lumières (avril 2011).
Les histoires que Claire Keegan écrit se déroulent, pour la majorité d’entre elles, en Irlande – une Irlande rurale, le plus souvent. Une atmosphère, un passé, une culture spécifiques les imprègnent.
Dans mon travail de traduction, c’est surtout le style personnel de Claire Keegan que je m’attache à rendre en français : une écriture précise, dense, frappante et retenue à la fois, par ailleurs non dénuée de poésie. Il importe que la version française soit aussi concise, efficace, rythmée et imagée.
Néanmoins, certaines particularités propres au monde irlandais en général sont présentes et j’ai le souci de les préserver, dans la mesure du possible.
Présence…
Du tins dès diggers / Du Temps des "Diggers" (décembre 1918 - mai 1919)
Il y a un peu plus de cent ans , des troupes de l’armée australienne se sont installées dans notre région durant quelques mois avant de regagner progressivement les Antipodes. Les militaires australiens – ils s’appelaient eux-mêmes les diggers XX , les terrassiers, les excavateurs en souvenir des tranchées qu’ils avaient creusées dans les Dardanelles ou encore dans la Somme – ont «occupé amicalement» des territoires que l’armée allemande avait plus ou moins abandonnés à la hâte; sans être à proprement parler considérés comme des libérateurs, ils n’en furent pas moins accueillis avec sympathie par les populations locales. * Afin de rappeler dans quelles circonstances s’est déroulée cette «occupation amicale», nous publions une introduction historique due à Claire Dujardin , «Au temps des Aussies»; elle y balise clairement ces quelques mois qui ont longtemps laissé des traces dans notre mémoire collective mais qui risquent de tomber dans l’oubli si on ne les évoque pas avec rigueur et clarté. Généralement grands et sportifs, jeunes pour la plupart, les Aussies impressionnèrent les gens du cru et ils eurent du succès auprès de la gent féminine. Il n’en fallait pas plus pour susciter une certaine jalousie chez les jeunes Wallons qui se sentaient parfois concurrencés par ces diggers, si séduisants sous leur slouch hat, le célèbre chapeau avec un des bords coquettement relevé. Cette jalousie a pu se manifester à l’époque par le biais de textes wallons à caractère satirique – chanson, monologue, pasquéye – qu’il nous a paru intéressant de reproduire à l’occasion de ce centenaire. On profitera de l’occasion pour rappeler qu’à l’époque, le wallon était encore une langue largement pratiquée et, en plus, qu’elle servait aussi de medium privilégié en matière de satire, ce qui n’était pas le cas pour la langue française, du moins chez nous, en ce début du 19e siècle XX . Langue de la truculence, de la connivence, le wallon convenait tout à fait à une critique qui demeurait tout à fait bonhomme, mâtinée qu’elle était de l’autodérision, une autre caractéristique de la littérature pamphlétaire qui usait de notre parler patrimonial. * Nous reproduisons donc, avec une traduction française la plus littérale possible, le texte d’une pasquéye attribuée à Augustin Colonval de Nalinnes, et le texte de trois chansons dues respectivement à Charles Denis (Yves-Gomezée), Alfred Launois (Châtelet) et Louis Toussaint (Dinant). Comme c’était souvent le cas à l’époque, celles-ci se chantaient «sur l’air de» et malheureusement, ce n’était pas toujours précisé. Il n’est pas question ici de réaliser une édition «philologique» de ces textes; en effet, si l’on excepte le texte de la chanson d’Alfred Launois, nous ne disposons pour ceux-ci que de versions «reconstituées» qui ne permettent pas une étude rigoureuse de la langue. Cette langue se retrouve dans quelques autres textes qu’il nous a paru intéressant de reproduire: quelques lignes des mémoires de Félicien Barry qui évoquent la présence des Australiens à Charleroi, une courte prose de Jean-Luc Fauconnier qui rappelle un souvenir de famille châtelettain et, dans une adaptation en parler de Presles, un extrait des mémoires de Gabrielle d’Ursel par l’atelier wallon du Patrimoine preslois; l’épouse du comte Jacques d’Oultremont, évoquant en français l’hébergement d’un état-major australien au château familial. * La transcription de ces textes a été harmonisée dans le respect des prescrits du système Feller tels qu’ils sont appliqués par l’Association littéraire wallonne de Charleroi . Cette publication n’aurait pas été possible sans l’aide de deux historiens – Claire Dujardin et Bernard Lejeune – qui ont publié de remarquables ouvrages sur cette présence antipodique dans nos régions, un fait très spécifique qui risquait de tomber dans l’oubli sans leurs travaux. Nous ne pouvons que les remercier en admirant, à la fois, la qualité de leurs recherches et leur disponibilité. Les éditeurs de èl Bourdon, © Pierre Arcq, Jean-Luc Fauconnier et Jacques Lardinois, revue èl Bourdon n°718-719, septembre octobre 2019. Notes 1. Le terme digger est aussi associé au fait que vers la moitié du 19e siècle, il y a eu une ruée vers l’or, comme aux USA, en Australie. Les Australiens avaient des activités minières qui leur avait valu, déjà dès l’époque coloniale, ce surnom. 2. «The Waloon peasant speaks old French, but middle and upper classes speak French as it is spoken in France…» ‘Le paysan wallon parle le vieux français, les classes moyennes et les classes supérieures parlent le français comme il est parlé en France…’ Ces lignes du Major Donald Dunbar Coutts sont reproduites dans Claire Dujardin in «The diggers» in Charleroi December 1918 – May 1919, Osborne Park, WA 6017 (Australie), 2018. Elles témoignent de la diglossie perçue par ce militaire australien qui, bien sûr, désigne le wallon sous le très révélateur old French. Le terme digger est aussi associé au fait que vers la moitié du 19e siècle, il y a eu une ruée vers l’or, comme aux USA, en Australie. Les Australiens avaient des activités minières qui leur avait valu, déjà dès l’époque coloniale, ce surnom. «The Waloon peasant speaks old French, but middle and upper classes speak French as it is spoken in France…» ‘Le paysan wallon parle le vieux français, les classes moyennes et les classes supérieures parlent le français comme il est parlé en France…’ Ces lignes du Major Donald Dunbar Coutts sont reproduites dans Claire Dujardin in «The diggers» in Charleroi December 1918 – May 1919, Osborne Park, WA 6017 (Australie), 2018; elles témoignent de la diglossie perçue par ce militaire australien qui, bien sûr, désigne le wallon sous le très révélateur…
Histoire d’une famille, Les Gendebien au temps des révolutions et des guerres européennes
Écrire la biographie d’un individu, avec ce qu’elle comporte de révélations, de rencontres, de richesses et d’aléas, relève déjà de la gageure ; mais s’attacher à retracer l’histoire des membres successifs d’une même famille depuis ses plus lointaines origines, quel défi ! L’ouvrage que Paul-Henry Gendebien consacre à sa lignée plaide en tout cas pour une extension des enquêtes généalogiques, qu’il s’agirait de réintégrer dans le récit national commun, et qui pourraient avoir ici pour objets les Nothomb ou les Orban… Docteur en droit, économiste, député à différents niveaux des structures de l’État, Délégué Général de la Communauté Wallonie-Bruxelles à Paris pendant huit ans, auteur d’études sur la Wallonie, l’Afrique et la Francophonie, l’homme est aussi connu pour son combat politique, lui qui fonda en 1999 le mouvement Rattachement Wallonie-France. Afin de dresser cet impressionnant « mémorial familial », Paul-Henry Gendebien a toutefois remisé sa panoplie de militant pour se faire authentiquement historien. Son désir premier est en effet de se situer dans la continuité et le legs d’un héritage tout immatériel mais sans cesse présent à la conscience de ceux qui en sont intimement porteurs. Il l’exprime sans ambages dans son avant-propos : Une communauté de destin lie entre elles un chapelet de générations dont le passé, si l’on n’y prend garde, risque tôt ou tard de se perdre, mais dont le futur doit émerger au-delà des nostalgies et en dépit des incertitudes. Ce fort sentiment d’appartenance, qui relève de l’évidence pour ceux qui ne sont saisis, exige pourtant d’être entretenu, revivifié, retrempé aux sources de la mémoire, contribuant de cette manière à la transmission morale d’une famille. Et il y en a, des anecdotes ou des hauts faits à relater, des sacrifices à saluer, des portraits à brosser, d’incessants aller-retour entre destin particulier, collectivité et Histoire majuscule, au cours des treize générations qui ont porté les Gendebien jusqu’au XXIe siècle… Aux alentours de l’an 1500, leur nom se rencontre sous différentes graphies, et ils sont alors « des artisans du métal, des maîtres de forges, des petits notables au pays de Dinant ». De là, leur essaimage gagne la Vallée de la Meuse, Mons, Bruxelles, La Haye, jusqu’à Paris. Comme une grande part de la population européenne, les Gendebien traverseront leur lot de bouleversements sociopolitiques et économiques, de catastrophes aussi. L’enfance de Bastien Gendebien, premier ascendant direct de la lignée dont la naissance se situe vers 1530, est bercée par les exactions du Téméraire et il verra, dans sa prime vingtaine, défiler dans sa cité les troupes de Henri II. Son fils Jean sera emporté en 1616, peu après son épouse Damide, par un mal qui a tout de la peste. En 1675, un autre Jean, de la quatrième génération, se résout à faire incendier sa propre maison afin qu’elle ne tombe pas dans les mains d’envahisseurs allemands…Une certaine force de résistance doublée d’un indéniable esprit d’initiative caractérise les membres successifs de la famille. Un Sébastien, dans la première moitié du XVIIe siècle, inaugurera en quelque sorte une tradition chez les Gendebien, à savoir se mêler avec pertinence et courage des affaires publiques. Il prendra en effet la direction des travaux visant à remettre en état les remparts de la citadelle de Dinant. En 1698, un autre Sébastien fera reconnaître par l’autorité française les armoiries familiales frappées aux couleurs liégeoises et dont « les armes sont d’or à un pal de gueule accosté de six flammes du même ».De chanoine sauveur de reliques en juriste épris de liberté – car au fil du temps les Gendebien serviront avec excellence le Rouge comme le Noir – nous arrivons au « moment Alexandre », qui fut l’un des principaux animateurs de la révolution de 1830. Les quelque cents pages que Paul-Henry Gendebien consacre à ce prestigieux aïeul valent à elles seules un essai de grande qualité, quasiment sécable de l’ensemble, qui non seulement montre le rôle central joué par le personnage dans les événements (notamment avec le Comité de l’Association nationale qu’il fonde pour enrayer, en mars 1831, la restauration des Nassau fomentée depuis Londres), mais qui restitue aussi le climat bouillonnant de l’époque, la violence des affrontements, la force de conviction chevillée à l’âme de cette génération de trentenaires et de quadras qui jetèrent en quelques mois les bases d’un nouvel état.Au fil des pages, l’ouvrage se mue en « beau livre », cédant le pas à un riche album photo, d’une très belle définition. Enfin, la perspective s’ouvre sur les entrelacs des frondaisons de l’arbre généalogique, avec ses apparentements. L’on y rencontre ainsi les noms du capitaine d’industrie Ernest Solvay et, pages plus intéressantes encore pour Nos Lettres, celui du postromantique Octave Pirmez, auteur de Jours de solitude , ou encore de Henry Carton de Wiart, à qui l’on devra l’œuvre qui a donné à Liège son surnom, La Cité ardente …Si la famille est bien cet agrégat organique et spirituel qui ne vit qu’en durant et en s’élargissant son espace vital, celle des Gendebien en est un spécimen de choix, elle qui s’est fondée et construite « sur le labeur permanent, sur la persévérance, sur la fidélité des vertus…