Il s’agit de deux variantes inédites de Philippe Cantraine pour Une symphonie Or, mises en regard du roman publié par les éditions Luce Wilquin, p. 218-220 et 250-252.
» Le Lorrain – Albéric pour ses hommes, tandis que les génies des eaux s’étaient durablement montrés contraires, avait pris lui aussi le chemin de Tombouctou où il se trouvait à présent, suivant légèrement en retrait les camions d’un des convois en route vers Bourem où s’attardait la seconde escouade.
Sinon pour quelques bateaux affrétés, l’hivernage avait longtemps ralentit toute avance. Les derniers venus des militaires français, qui longtemps étaient restés en amont, bloqués avec leurs Berliet ou leurs Peugeot par les crues tardives, il les devinait au ronflement conjugué de leurs moteurs dans le lointain. Sur l’autre rive, des éléments d’un nouveau convoi, arrivés en tête ou venus peut–être par d’autres chemins, abordaient le bac pour Korioumé.
Le Lorrain s’était fait déposer…
Introduction [page 37 de la version papier] Dans son essai Fiction : l’impossible nécessité, Vincent Engel XX signale que « le discours sur la littérature de la Shoah est dominé par une insistance sur l’incapacité de ce discours et plus particulièrement sa déclination artistique » XX . De fait, le judéocide fut une expérience d’une monstruosité telle qu’elle paraît se situer au-delà de tout ce qui est humainement imaginable, dicible et transmissible. Cependant, ces trois concepts, Engel les qualifie comme des mots qui ne trahissent que notre incapacité à imaginer, dire et transmettre, « des mots qui ne disent rien sur ce qu’on entend qualifier à travers eux » XX . Méditant sur le caractère toujours inédit et unique de l’expression de l’indicible, Engel montre comment le parcours du narrateur imaginé par Jean Mattern dans Les Bains de Kiraly XX (2008) atteste que, s’il est possible de surmonter la détresse en construisant un discours sur un événement apparemment inimaginable, indicible et intransmissible, le dépassement de cet inénarrable passe nécessairement par l’élaboration d’un récit personnel. Dans cette étude, nous nous proposons de nous faire l’écho des témoignages de deux voix majeures des lettres belges actuelles, deux romanciers [page 38 de la version papier] appartenant à des générations différentes mais dont les familles, juives, éprouvèrent dans leur chair et leur âme les atrocités nazies : Vincent Engel (°1963) et Françoise Lalande-Keil (°1941). Vincent Engel: Respecter le silence des survivants – Vous pourriez le laisser en prison, l’envoyer en Allemagne, dans un camp... – Vous ne connaissez pas les camps, monsieur de Vinelles ; sans quoi, je crois que vous me supplieriez de le fusiller sur-le-champ plutôt que de l’y envoyer XX ... Cette réplique de Jurg Engelmeyer, un officier allemand qui a ordonné l’exécution d’un jeune garçon en représailles aux actes commis par son père résistant, ne montre-t-elle pas que la monstruosité du nazisme hante le parcours romanesque de notre auteur pratiquement depuis son début ? Dans son article intitulé « Oubliez le Dieu d’Adam » XX , Engel relate qu’au cours de ses études de philologie romane à l’Université catholique de Louvain, son père lui offrit Paroles d’étranger d’Élie Wiesel, une lecture qui le bouleversa : Par le silence de mon père, par son indifférence à la chose religieuse, je redécouvre le judaïsme. Dans les livres, d’abord, au CCLJ (Centre Communautaire Laïc Juif) ensuite. Et Dieu se voile d’un drap sombre : celui de la souffrance à la puissance infinie d’Auschwitz. Toutes les souffrances se mêlent : celle de ma mère [décédée d’un cancer quelques années plus tôt], celle de la famille de mon père disparue dans les camps. (Idem, p. 72) Pourquoi parler d’Auschwitz ? Cette question, Engel s’astreindra à y répondre dès que cette réalité s’imposera à lui comme une « expérience marquante » bien que non vécue personnellement. La lecture et l’étude approfondie de l’œuvre de Wiesel imprimeront sur sa vision de la Shoah « un vocabulaire et des évidences : un monde était mort à Auschwitz, une société y avait fait faillite, et plus rien ne pouvait être comme avant » XX . D’où la nécessité, poursuit Engel, de « repenser le monde, refonder la morale, instaurer des conditions nouvelles pour la création artistique – pour autant qu’elle fût encore possible XX –, forger des mots neufs pour prononcer l’imprononçable [page 39 de la version papier] [...] » (idem, p. 18-19). D’autres évidences surgiront progressivement dans l’esprit de celui pour qui Auschwitz deviendra vite « une obsession » : celles de constater que la masse des documents publiés « n’ont guère servi à éduquer les gens » (idem, p. 20-21) et que les descendants des survivants, qui ont pour tâche de reprendre le flambeau du témoignage, doivent « trouver d’autres moyens d’expression, car ils n’ont pas vécu l’épreuve » (idem, p. 19). Si ses travaux scientifiques XX lui permirent d’« épuiser » la question « épuisante » de la responsabilité de Dieu devant le génocide juif ou, en tout cas, de tourner une page (ODA, p. 72), par après, c’est principalement à travers la fiction qu’Engel poursuivra cette interrogation sur la Shoah. Une interrogation qui trouve donc sa source directe dans la tragique histoire familiale et dans une identité juive ashkénaze fort ancienne. Comme il le détaille dans quelques interviews et articles XX , ses ancêtres paternels, polonais, étaient des juifs religieux appartenant à la bourgeoisie aisée. Bien que la situation dût se dégrader après la Première Guerre mondiale au cours de laquelle la famille se réfugia à Budapest où son père naquit en 1916, ils sont une famille juive inscrite dans le processus d’assimilation propre à cette période et à leur classe sociale ; les enfants fréquentent des écoles où ils côtoient la bourgeoisie polonaise catholique. Une intégration donc plutôt réussie mais qui n’empêchera pas leur déportation au début des années quarante. De toute la famille paternelle survivront un seul oncle, communiste avant la guerre et rescapé des camps, qui s’en ira faire sa vie à Los Angeles et y deviendra religieux orthodoxe, ainsi que le père de Vincent Engel, parti poursuivre ses études en Belgique vers 1938 et qui, après avoir passé la guerre dans les forces belges de la R.A.F, décidera de s’y installer définitivement : « Plus tard, il me dirait : “N’oublie pas que, pendant la guerre, des Juifs se sont battus”. » (Idem, p. 70.) Quand, à quarante ans, il rencontre son épouse, celle-ci, bien qu’appartenant à une bourgeoisie catholique bruxelloise imbue de solides préjugés, propose de se convertir au judaïsme. Une proposition qui sera rejetée par l’intéressé pour des raisons sur lesquelles l’écrivain ne peut que conjecturer : [page 40 de la version papier] Son athéisme s’était certainement renforcé à l’épreuve de la guerre et des camps. Ou bien, comme d’autres, refusait-il d’inscrire dans une telle tradition de martyre des enfants à venir. Ou bien, plus pragmatiquement, avait-il jugé que les meilleures écoles, à son avis, étaient catholiques. Hypothèse que conforte non seulement le refus de la conversion de sa femme, mais aussi le fait que ses enfants seraient baptisés, inscrits dans des écoles catholiques et feraient leur profession de foi. (Idem, p. 70-71) Une profession de foi qui, chez l’adolescent Engel, ne va pas de soi ! La découverte de l’œuvre de Wiesel et la relecture de Camus lui permettront de régler progressivement le conflit qu’il entretient avec ce christianisme qui prône la soumission, ferme les yeux sur les injustices les plus flagrantes – « Questionner Dieu sur la souffrance, celle d’Auschwitz ou celle de ma mère, accroît l’obscénité de la souffrance, puisque Dieu n’intervient pas et ne répond pas » (idem, p. 74) – et transmet à tous un goût certain pour la culpabilité. Ce qu’Engel (re)découvre dans Camus, la fausseté de la question de Dieu tout comme le devoir pour tout un chacun de suivre un cheminement éthique exigeant, n’est-ce pas en définitive ce que son père lui a transmis ? Évoquant ailleurs la figure paternelle, Engel insiste d’une part sur la certitude de celui-ci « qu’il n’y a pas de droits de l’homme sans le respect de devoirs, et de liberté sans responsabilité » ; d’autre part, sur « [son] impossibilité de dire à ses proches qu’il les aimait ». Et, ajoute-t-il, « pour ce qui est du judaïsme, un silence réduit à l’essentiel. [...] Mais un silence capable de faire passer le judaïsme, le sien, auquel son cadet au moins adhérera pleinement après ses vingt ans » XX . Car ce qui séduit Engel dans le judaïsme, c’est le fait qu’il représente « un rapport à…
Entretien: David Michiels, directeur du théâtre royal des Galeries
- Vos occupations et vos rêves d’enfant réservaient-ils une place à la comédie, la mise en scène, le métier de comédien ? Le théâtre ne faisait pas partie de notre vie familiale. Il n’entrait pas dans les préoccupations de mon père, passionné par le foot et le cyclisme, ni dans celles de ma mère, institutrice dans l’enseignement spécialisé. Par rapport aux milieux culturels, je me situais surtout en dilettante et après mes humanités, j’ai suivi les cours de journalisme à l’International Press Center. C’est en cherchant un job pour payer mes études que j’ai mis un pied dans le monde du spectacle. Mais entendons-nous, il consistait à ; charger et décharger les camions des Galas Karsenty. A l’époque, le théâtre parisien débarquait à Bruxelles pour exporter les productions les plus populaires et les plus appréciées de la capitale française. L’univers « matériel » du théâtre me plaisait et j’ai été amené à prendre différentes postures inhérentes au métier : accessoiriste, figurant, souffleur et régisseur (parfois le tout en même temps !). A dix-neuf ans, on ne doute de rien et on suit sa bonne étoile. Le hasard de la vie et surtout, celui des rencontres, m’ont insensiblement familiarisé aux différents métiers du théâtre. A cet égard, je sais gré à Raymond Pradel de m’avoir permis d’entrer, de toucher et d’agir en « artisan » à la réalisation d’un spectacle. Lors d’une tournée en province, alors que j’étais chargé de conduire le matériel, Jean-Pierre Rey me demanda si je souhaitais jouer le rôle du « notaire » ... Je serais donc aussi comédien car les suggestions du Directeur des Galeries mobilisaient d’emblée les énergies de chacun... - Vous dites : « J’ai réellement tout fait dans le théâtre et je suis très heureux d’avoir accumulé cette expérience de terrain. Oui, j’insiste sur mon intérêt initial pour les aspects artisanaux et techniques d’une création, et ma curiosité naturelle pour la vie matérielle du théâtre. Tant de métiers sont présents dans l’élaboration d’un spectacle ! Assistant à la mise en scène, je rendais volontiers les services qui m’étaient demandés dans tous les domaines périphériques (électricien ou figurant s’il le fallait), je me suis trouvé un emploi dans les petits rôles qu’on me confiait, de plus en plus certain d’avoir ouvert en curieux et passionné, toutes les portes du théâtre. - « Mettre un pied dans le monde du spectacle », c’est accéder à une autre réalité ? Oui mais c’est aussi partager des émotions avec les plus grands. Jean-Pierre Rey en avait le format et m’a beaucoup appris. A son contact, je me suis trouvé « chez moi » dans le théâtre, et de manière très naturelle... Directeur du Théâtre Royal des Galeries... Un défi ? Une consécration ? Un rêve ? Une inclination naturelle ? Au cours des années 1990, la santé de Jean-Pierre Rey s’est fort dégradée. Quand il me demanda de lui succéder, j’ai pensé que mon expérience de terrain pouvait se révéler utile à la Compagnie. J’ai donc accepté sa proposition. - Quand Jean-Pierre Rey a fondé « La Compagnie des Galeries » en 1953, répondait-il à une aspiration du public bruxellois ? La fin de la deuxième guerre mondiale a changé profondément la mentalité des spectateurs. Les plateaux bruxellois ont longtemps été occupés par des comédiens français (qui assuraient quasi le monopole de la comédie). Peu à peu, les comédiens belges se sont révélés et ont répondu naturellement et in situ, à la demande de divertissement qui s’affirmait dans l’immédiat après-guerre. - Lucien Fonson, Aimé Declercq et Jean-Pierre Rey avaient monté quelques pièces dans la cour du Château de Beersel... Le succès était déjà au rendez-vous ! Oui, C’est bien à Beersel en 1949 qu’on retrouve l’ADN de la Compagnie des Galeries ! A la fin des années 40, Jean-Pierre Rey, comédien et jeune régisseur au Vaudeville et au Parc, rassemble quelques comédiens et monte des spectacles en plein air adaptés aux lieux, dans la cour du château de Beersel (Représentations de Hamlet, Roméo et Juliette...). Le succès populaire est immédiat et conforte le projet, le rêve d’un théâtre permanent... Aimé Declercq et Lucien Fonson voient dans ce formidable écolage à Beersel, l’opportunité de créer une troupe à demeure au Théâtre des Galeries. Jean-Pierre Rey est alors sollicité pour asseoir de manière officielle la Compagnie des Galeries qui produit ses premiers spectacles en 1952-1953. Même si les débuts sont difficiles, les créations s’enchaînent, de Feydeau à Marguerite Duras, de Molière à Françoise Dorin. Entouré d’une équipe solidaire et disposant d’une équipe de comédiens doués et dynamiques, Jean-Pierre Rey fait bouger son monde (tournées des Châteaux, représentations dans les régions les plus éloignées de la capitale). Surmontant des années difficiles, le Théâtre est enfin consacré et subventionné. Plus tard, la télévision a relayé les créations et programmé un nombre important de captations. Un large public fit alors la connaissance d’une génération particulièrement douée : Christiane Lenain, Jean-Pierre Loriot, André Debaar, Serge Michel, Jean Hayet et Jacques Lippe accèdent alors à la notoriété... - C’est alors qu’émergea l’idée folle et géniale de la Revue, qui deviendra à chaque fin d’année un événement fort de la capitale... En arrivant au Théâtre des Galeries, avez-vous suivi la foulée de votre prédécesseur ou avez-vous eu envie de changer les normes de création et de sélection ? C’était un devoir de suivre la tradition et la réinventer à chaque spectacle. Un principe d’excellence que des comédiens doués ont su préserver mais qui exige de facto un rajeunissement respectueux. Une règle déontologique que nous tentons de suivre... - Gérer un théâtre est aussi un défi économique... Par les temps qui courent, on peut imaginer que le devoir est de plus en plus redoutable... On ne peut le nier, il y eut des années difficiles, des équilibres délicats, mais aussi des renoncements pénibles... Réduire les achats, se séparer de l’un ou l’autre collaborateur, travailler sans compter les heures... Sans aucun doute, il a fallu se serrer les coudes pour y arriver ! La rentabilité d’un théâtre comme le nôtre est une exigence drastique. - Le milieu du théâtre est particulièrement sensible. Comment avez-vous négocié votre « entrée » ? Très naturellement. L’impression d’être chez soi. Je connaissais tout le monde et j’avais eu l’occasion de m’essayer aux différents postes techniques qui participent de la création d’un spectacle. Et les plus anciens de la Compagnie m’ont, pour la plupart, soutenu . Il n’y a pas eu d’ « intégration » à proprement parler mais une sorte de con- tinuité rendue légitime par mes occupations mêmes au sein du théâtre. - On voit souvent le Théâtre Royal des Galeries comme un lieu réservé aux pièces de « boulevard ». Et cependant, la comédie peut y être grinçante, proche quelquefois de la tragédie. De Feydeau à Marguerite Duras, les grands écarts ne sont pas exclus ! Les grands écarts sont importants. La programmation doit être variée ; les publics différents réclament tout à la fois des œuvres de tradition et de renouvellement. La Compagnie rassemble un public varié, de tous les âges et de toutes origines sociales. 900 places leur sont attribuées tous les soirs... C’est énorme. Les abonnés nous viennent de toutes les régions du pays, même de Flandre ! Ceci pour expliquer le soin que nous apportons pour répondre aux attentes du plus. - Quels sont éléments qui vous inspirent une nouvelle pièce et quel sens donnez-vous aux propos du public ? Quelle responsabilité ! Il y a le travail d’équipe, les suggestions, la lisibilité d’une pièce, les premières observations du metteur en scène... Il convient aussi de se mettre à l’écoute du public. A cet égard,…
Chronique du rattachement de la Belgique au Congo
Cela devrait se passer sur une petite place, derrière l’église Saint-Boniface à Ixelles-Elsene, dans le triangle du quartier Matonge. Une plaque en émail, lettres blanches sur fond bleu, apposée sur un mur : « Place-Patrice Lumumba-Plein, Premier ministre de l’État indépendant du Congo, 1925-1961 ». Mais la bourgmestre et le collège échevinal de la commune n’en veulent pas, depuis de longues années, et découragent toutes les initiatives, y compris clandestines, en ce sens. Cela pourrait aussi se passer, carrément, sur la place des Martyrs, et plus exactement sous le monument de ladite place : le Collectif Manifestement voudrait y inhumer la dépouille (ou le peu qu’il en reste) de l’homme politique congolais, assassiné dans les circonstances que l’on connaît (vraiment ?), en janvier 1961. Mais ici aussi, ça coince. Ce qui ne serait peut-être pas le cas si… le royaume de Belgique était tout simplement rattaché à la république du Congo. Une plaisanterie ? Une aberration ? Une incongruité ? On n’oserait pas dire « une blague d’étudiants », car le Collectif Manifestement se fendrait aussitôt, en pleines vacances d’été, d’un droit de réponse au Carnet , tout ce qu’il y a de plus sérieux… Bye Bye Belgium D’ailleurs, cette idée du rattachement de la Belgique au Congo n’est pas si neuve : les animateurs du collectif (parmi lesquels Laurent d’Ursel, Xavier Löwenthal, Maurice Boyikasse Buafomo, Serge Goldwicht, et beaucoup d’autres qui ne se comptent pas que sur les doigts d’une seule main) y ont pensé, bien avant qu’un soir de décembre 2006, le journal télévisé de la RTBF ne diffuse son Bye Bye Belgium , mémorable canular (un « fake news », dirait Donald Trump) qui n’a pas fait que du bien au journalisme : la Flandre avait voté son indépendance, la Belgique implosait de Knokke à Martelange, et le roi Albert II, contraint à l’exil, avait trouvé refuge, où ça ? au Congo, justement… Colette Braeckman, éminente journaliste ès-Congo, n’avait-elle pas elle-même écrit dans Le Soir , en janvier 2007, à propos de ce rattachement improbable : « Un ‘rattachement’ de ces quelques arpents de terre (la Belgique, NDLR) à un Congo 80 fois plus vaste est évidemment une aberration géographique, mais finalement pas plus folle que le fait colonial lui-même où des quidams prétendaient ‘découvrir ‘, ‘civiliser’, et ‘mettre en valeur’ des terres qui, on le saura plus tard, sont peut-être le berceau de l’humanité. (…) Comment, après cela, lorsque le premier, le deuxième et le troisième degré s’entremêlent, encore qualifier de ’pochade’ l’initiative du ‘rattachement’ ? » C’était il y a dix ans, déjà…Une décennie, et donc l’occasion toute trouvée pour narrer à ceux qui l’ignoreraient encore, dans un livre-album lesté de documents, tracts et photomontages, les prolégomènes, les suites, et pas encore les conclusions (toujours à venir) de ce rattachement potentiel, improbable, qui ne fait qu’alimenter cette lancinante question subsidiaire : comment envisager les relations entre deux États, deux nations, qui n’ont pas encore trouvé le chemin de l’apaisement, près de soixante ans après une indépendance précipitée, et plus d’un siècle après le rattachement forcé du Congo et de ses populations au bienheureux royaume de Belgique ? La démarche du Collectif Manifestement, derrière ses coups d’éclat, ses manifestations plus ou moins réussies, ses réunions crypto-sécessionnistes et ses déclarations montant souvent très haut dans les tours, pour retomber parfois en fumées et fumeroles, est de poser la question, sur la scène publique, et en dehors des seuls cénacles politiques (qui vraiment préfèrent ne pas revenir sur le sujet). La main coupée du Congolais À propos du Congo, certains souhaitent que dans le processus de colonisation belge apparaisse clairement la notion de « génocide ». D’autres, que les autorités politiques de l’État belge reconnaissent l’asservissement, la maltraitance et l’exploitation forcenée des populations. Les mêmes et d’autres encore, demandent qu’à tout le moins l’histoire de la colonisation ne fasse plus l’objet de tabous, et que, par exemple, la participation de la Belgique à l’assassinat de Lumumba, en armant les bras des tueurs, soit reconnue comme telle. Et d’autres toujours (ça fait quand même du monde…), que toutes les statues du roi Léopold II ne soient pas déboulonnées des places publiques – on ne renie pas l’histoire – mais mentionnent autre chose qu’un roi « bâtisseur », « anti-esclavagiste », « bienfaiteur », « porteur de valeurs civilisées »…etc. C’était l’une des premières actions du Collectif Manifestement : le 22 décembre 2006, les plus motivés d’entre eux se réunirent au pied de la statue équestre de Léopold II à Ostende. S’y trouvent également des statues de Congolais nus, dont la main de l’un d’entre eux avait été sectionnée par un opposant à la cause léopoldiste, allusion à la sinistre pratique des « mains coupées ». Le Collectif Manifestement, en acte symbolique de réparation, greffa une main, blanche celle-ci, sur le bras noir du malheureux amputé… Deux cents pages plus loin, arrivé au bout de cet ouvrage rigoureusement foutraque, qui pousse la logique du rattachement jusqu’au bout du délire (inhumer Léopold II et Lumumba côte-à-côte à Kinshasa), on ne sait plus trop quels argument invoquer pour réfuter le rattachement de la Belgique (ou ce qu’il en reste) au Congo (et ce qu’il reste à y faire…). Pierre Malherbe Le 21 janvier 2007 à 15 heures, sous le regard incrédule, médusé puis attendri des forces de l’ordre détrempées par une pluie de saison, un long cortège s’ébranla majestueusement depuis la place Loix, à Saint-Gilles, et sillonna les rues de l’ancienne capitale et métropole Bruxelles, jusqu’à la Porte de Kinshasa (anciennement Porte de Namur), là où ne se dressait pas encore, pour la mémoire des siècles et de ce grand jour, la fière statue des pionniers de la République royale et populaire du Congo. Dans sa torpeur coupable, le monde entier pouvait bien ignorer l’issue inéluctable de ce jour d’exception, les marcheurs, eux, n’ignoraient rien, et les larmes de l’émotion et la sueur de la lutte trempaient leurs joues et leurs drapeaux mieux que la pluie qui battait comme une bénédiction. Parce qu’elle aggrave la vérité pour mieux l’inscrire dans les esprits dubitatifs, l’Histoire rappellera qu’un camion-remorque de location, flanqué providentiellement du slogan « Désormais vous pouvez voir grand », traînait nonchalamment un crocodile de 23 mètres de long et de 9 tonnes d’airain, authentique mascotte, carnassière allégorie et définitif emblème du Rattachement de la Belgique au Congo. L’empereur constaté Maurice Boyikasse Buafomo Ier décréta le 21 janvier « Journée mondiale de la fête nationale, royale et populaire du Congo rétroactivement unifié ». Il arrive que l’Histoire en marche le soit en dépit de ses acteurs, révolutionnaires aguerris ou agents des forces réactionnaires, ne s’appuyant que mollement sur eux, qui sont toujours là, à caqueter sans fin sur leurs gesticulations trépidantes, convaincus que rien d’essentiel ne peut survenir sans eux, qui s’arrogent crânement la paternité de toutes les inerties. Il arrive aussi que l’Histoire se mette en branle par le truchement involontaire d’humbles fauteurs de troubles, car l’Histoire, pour avancer, s’abreuve où et quand bon lui semble. Enfin, il arrive – et c’est le cas le plus rare et le cas ici narré – que germe, quand sonne l’heure, la graine des Grands Chambardements, semée par la brise du destin dans les esprits les plus libres, les caractères les mieux trempés, les corps les moins avachis, à contre-courant des vents dominants de l’époque. Le Rattachement de la Belgique au Congo naquit d’hommes de cette étoffe-là.…