Dans le petit volume intitulé « La poésie est-elle un mensonge ? », 70e numéro des Cahiers du journal des poètes, Jean Cocteau déclare avec l’aplomb un tantinet impertinent qui pouvait être le sien : » Vous savez bien que la poésie est la manière la plus insolente et la plus précise de dire la vérité. »
Ainsi, la poésie servirait la vérité, parce qu’elle vise la précision et non l’exactitude des choses, c’est-à-dire l’adéquation de son langage avec ce qui doit être dit et non la conformité de sa parole avec une quelconque réalité. De ce fait, elle est bien insolente : dévoilant les masques du réel et cherchant constamment à en saisir l’essence, elle bouleverse l’ordre des choses, en fait surgir la matière brute originelle.
Cette conception de la poésie est proche, à bien des égards, de celle de Pierre Emmanuel. Lorsque l’on songe à l’homme d’engagement(s) qu’il fut, viennent en tête spontanément son rôle joué à la R.T.F.,…
Daniel Fano : chroniqueur de réel / poète exponentiel (in Varia)
Daniel Fano est un poète – « chroniqueur » , dit-il – belge et inclassable. Né en 1947, longtemps journaliste (de 1971 à 2007), il a été découvert par Marc Dachy, adoubé par Henri Michaux et Dominique de Roux. Fano désamorce nos idéologies, nos mythes, décape nos idoles à l'humour noir. Fulgurants à l'origine, ses poèmes aux accents yéyé (dans Souvenirs of you, édité au Daily-Bul en 1981, Gainsbourg résonne aux oreilles du personnage de Typhus) s'amplifient avec le temps, deviennent de longues proses, où Fano se fait chroniqueur du cauchemar de l'Histoire, désorchestre la censure manichéiste du moment. Rencontre avec un auteur culte en équilibre instable, pour la plus grande joie des quêteurs de lucidité. - À la lecture de vos poèmes courts, de vos longues proses, il semble que vous décloisonniez les genres, leur hiérarchie. Ce qui n'est pas une démarche volontaire. Ça m'est naturel. Tout ça s'est accumulé au fil du temps. Comme tout le monde, j'ai eu ma phase d'imitation, dans l'adolescence. La plus profonde a été celle des surréalistes. Curieusement, pas des surréalistes belges que je ne connaissais pas. Je vivais en province, et j'étais plutôt tourné vers Paris. Mon poète préféré, c'était Benjamin Péret, par exemple, qui était plus proche du nonsense, que j'avais déjà un peu intégré, accidentellement. Et j'ai écrit dans un esprit qui a fait dire à certains que j'étais proche des frères Piqueray, poètes que j'ai connus par après. Mais ils ne m'ont pas du tout influencé. Donc, c'est par des chemins détournés... en allant vers le nonsense anglais, et en le retrouvant chez certains surréalistes français, chez Péret, ou Desnos (à cause de La Complainte de Fantômas, Les quatre sans cou), dont les poèmes allaient vers le populaire, faisaient référence aux paralittératures, qui m'intéressaient déjà, et m'intéresseraient de plus en plus, sans parler de Soupault... Ces gens n'étaient jamais fixés dans une formule définitive. Ensuite j'étais en France, en 1966. J'étais garçon de course à Paris, pour une maison d'édition. J'ai eu accès à des tas de choses. On parle des années 60, d'années assez extraordinaires. J'ai découvert des auteurs américains comme Burroughs, évidemment, mais aussi Claude Pélieu, Dylan Thomas. Trois découvertes par jour. C'était un bombardement permanent. Et là, déjà, il y a eu les objectivistes américains, que très peu de gens connaissaient à l'époque – pour le moment, on publie des choses sur eux. Les objectivistes m'ont tout de suite paru intéressants. Car ce qui ne m'intéressait pas, c'était l'emphase, le lyrisme. Chez les objectivistes, je trouvais la distance qu'il fallait. Puis il y a eu des coïncidences assez étonnantes. En 66/67, à la même période, Serge Gainsbourg sort un album de chansons où l'on trouve notamment le titre Torrey Canyon, qui évoque l'un des tout premiers pétroliers qui se sont fracassés en déclenchant des marées noires. Il n'y a pas un gramme de sentiment, on ne sait pas ce qu'il pense, lui. Il raconte. C'est l'histoire du bâtiment : qui l'a construit, sous quel pavillon il naviguait, et ainsi de suite. En même temps, sur le même album, il y a Comic Strip, avec les onomatopées. Et tout cela est dans l'air du temps. J'aimais bien les Kinks, aussi, qui décrivaient la vie sociale en Angleterre. Au lieu de raconter des histoires de stars, ils racontaient l'histoire de filles qui sortent de l'usine. Donc, tout ça s'est mêlé, avec d'autres curiosités que j'avais à l'époque, notamment la bande dessinée, qui était en train de se légitimer. Tout ce qui passait, les magazines, tout ça m'a influencé, l'époque, l'air du temps. Le problème est que l'air du temps vieillit très vite. Il ne fallait pas suivre toutes les modes. Avoir une distance ironique, éventuellement. C'est une différence qui fait que je ne peux pas être un véritable objectiviste. Je mets de l'humour et de l'ironie dans ce que je fais. C'est mon apport personnel – question de tempérament. Mais aussi le mélange de toutes ces influences, qui fait que, si l'on me met une étiquette, elle ne colle pas . En partie peut-être, mais je serai toujours ailleurs. Je serai toujours en mouvement. - Est-ce que vous considérez qu'il y a eu différents Daniel Fano, différentes périodes que vous pourriez délimiter, a posteriori ? Des périodes à la Picasso ? [rires]. C'est un peu difficile. Je crois qu'on se rendrait compte, si l'on voulait faire le travail sérieusement, que ce serait toujours lié à des rencontres. C'est clair qu'il y a la période Marc Dachy XX , qui va de 1971 à 1978, au moment où il part pour Paris. C'est la création de Transédition, sa passion pour Dada. Je suis relativement peu publié dans la revue Luna-Park, mais en réalité j'écris beaucoup. Ce qui est important, sans doute, pour cette première période, c'est l'entrée dans le journalisme, ce qui n'était pas du tout prévu à l'origine. Mais c'est encore une question de rencontre, puisque Marc Dachy me faisait rencontrer des gens que je n'aurais peut-être pas rencontrés, dont Françoise Collin XX , qui a créé par la suite les Cahiers du Grif. Elle s'occupait de pages culturelles dans un hebdomadaire et m'a invité à collaborer. Au début, c'était très pointu, sur des avant-gardes américaines. Puis après, ça a été tout ce qui m'intéressait en paralittérature. Cela m'a donc permis d'approfondir des curiosités. Mais l'évolution des techniques a aussi son importance. Évidemment, au départ, c'est la machine à écrire mécanique. Écrire, ça fait mal. Et donc, il y a surtout des textes courts qu'on retrouve dans des anthologies de l'époque. De plus en plus, on voit revenir des personnages récurrents, comme Monsieur Typhus. Je crée toute une série de personnages, parce que ça permet de les confronter aux éléments du réel que je capte. Notamment dans toute la série qui est parue aux Carnets du Dessert de Lune. Là, c'est vraiment le cauchemar de l'Histoire. Et donc, il y a des tas de crapuleries qui sont reprises dans tous les camps. Il n'y a pas de manichéisme. Et ces personnages, Monsieur Typhus, Rita Remington, Patricia Bartok, Jimmy Ravel, Rosetta Stone... ce sont des personnages qu'on pourrait dénommer « marionnettes plates », des personnages qui pourraient rentrer dans tous les rôles possibles. Il y a une référence au dessin animé, puisqu'ils meurent, mais trois lignes après, ils sont de nouveau tout à fait intacts, ils repartent. C'est le principe du personnage qui tombe d'une falaise, et qui remonte. Ou sa tête explose, et il réapparaît. Assez curieusement, alors que j'essaye parfois de leur faire des choses assez abominables, ils ne parviennent jamais à rivaliser avec les atrocités du monde. À la limite, la fiction galope derrière le réel, et ne parvient jamais à le rattraper. - Mais cette tétralogie que vous évoquez, parue aux Carnets du Dessert de Lune, prend une forme un peu différente du reste... Oui, il est clair que les longues proses, qui sont une accumulation de choses, comme du bruit, une espèce de cataracte, sont facilitées par l'ordinateur, qui permet de travailler sur la longueur. Si l'on ne voyait que deux grandes époques dans mon parcours, ce serait certainement celles-là. Je crois que je n'aurais pas pu faire, avec la machine à écrire mécanique, des choses comme Sur les ruines de l'Europe ou Le privilège du fou. - À propos de votre rapport à l'Histoire, quel sens politique se cache derrière cette poésie qui s'affranchit, se libère des hiérarchies? Il est clair que les situationnistes m'ont marqué. C'est indéniable. Et, aussi, ce qu'il y avait autour. Les livres de Baudrillard, La Société de consommation, ou de Vance Packard, La Persuasion clandestine... Des livres sur la société. Je n'ai pas été quelqu'un de politique, même dans ces années-là. Mais j'ai observé, j'ai absorbé comme une éponge. J'ai toujours été un voyeur, un écouteur. Et en critiquant, justement, comme je le disais tout à l'heure, le…
Thierry-Pierre Clément et l’Atelier du Héron. Entretien. (dans Dossier)
Né à Bruxelles en 1954, Thierry-Pierre Clément est poète et romancier. En 1992, il a créé, à Bruxelles, l’Atelier du Héron , premier atelier de l’archipel développé autour de l’Institut international de géopoétique . * Jérémy Lambert – Comment es-tu entré en poésie? Thierry-Pierre Clément – On entre toujours de manière un peu mystérieuse en poésie. C’est une ouverture du cœur, de l’esprit, qui peut se révéler dès l’enfance. Chez moi, c’est arrivé à ce moment, mais sans que je sache que c’était de la poésie. Quand je marchais en forêt, ma mère me disait de respirer l’odeur des feuilles mortes, de regarder l’oiseau en vol… Elle m’a ouvert à quelque chose qui est resté en moi. Vers l’âge de neuf ou dix ans, j’ai écrit quelques poèmes, sans prétention, mais c’est vers l’âge de seize ans que j’ai vraiment commencé à écrire de la poésie, après la lecture de Rimbaud. Ah ! Le « passant considérable » (Mallarmé) de la poésie! Il fait partie des figures qui m’ont vraiment marqué. Après sa lecture, j’ai voulu exprimer ce que je ressentais et prendre moi-même la plume, sans vraie technique. À partir de là, l’écriture ne m’a plus lâché, parce que j’ai senti dans la poésie la possibilité d’un langage autre, que je recherchais pour m’aventurer dans le monde. C’est ce que Rimbaud, et bien d’autres à sa suite, m’ont appris. Tu publies ton premier recueil à la fin des années 1970. Tout à fait, c’était en 1979. Le recueil s’appelait Électrolation et fut publié aux éditions Saint-Germain-des-Prés (à Paris). « Électrolation » est le mot que j’avais trouvé à l’époque pour traduire cette « insolation électrique », ce trop plein de technologies modernes. À l’époque déjà. Oui, oui. Je lisais beaucoup les poètes de la Beat Generation, par lesquels j’étais très influencé. Il y avait alors dans ma poésie une critique profonde de la société. Électrolation a été suivi, un an plus tard, par Torrent, chez le même éditeur. En vérité, s’il y a longtemps que je me suis mis à écrire, j’ai peu publié : sept recueils de poèmes (et un roman) en presque quarante ans ! * Comment s’est faite ta rencontre avec l’oeuvre de Kenneth White? Je ne sais plus exactement si j’ai commencé à lire White avant la géopoétique, ou grâce à la géopoétique. Aujourd’hui, les choses ne sont plus très claires, dans la mesure où notre rencontre s’est faite dans le cadre de la géopoétique, mais il me semble que j’avais d’ores et déjà lu des textes de lui. À tout le moins, j’en avais entendu parlé. Une autre figure qui m’a mis en route lors de mon adolescence est Henry Thoreau. À l’époque, j’étais tout à fait imprégné de la pensée de Thoreau, ainsi que des poètes de la Beat Generation (notamment de Gary Snyder, avec qui j’ai correspondu par la suite). C’est dans cette lignée que se situe White. Et la découverte de la géopoétique? Cela s’est fait en 1989 ou 1990, à la suite d’un article qui parlait de l’aventure de la géopoétique, que je pense avoir lu dans Nouvelles clés, une revue de spiritualité. Cet article m’a beaucoup intéressé et j’ai décidé d’écrire à Kenneth White. Après la lecture de cet article? C’est cela. Nous avons correspondu et j’ai commencé à dévorer les livres de Kenneth White. En 1991, je suis allé au premier colloque de géopoétique, à Nîmes. Je l’y ai rencontré et le courant est tout de suite très bien passé. Ça a été très rapide : le colloque et la rencontre en 1991, la création de l’Atelier du Héron en 1992. Fin 1992, oui. Lors du second colloque de géopoétique (toujours à Nîmes), j’ai eu envie d’organiser une tournée de White en Belgique. Il était enthousiaste. Je l’ai donc invité une semaine, en octobre. Il logeait chez nous et je le revois dans la cuisine me demandant si je serais partant pour former un petit groupe en Belgique, qui travaillerait dans le sens de la géopoétique et qui serait relié à l’Institut de géopoétique qu’il avait créé en 1989. Pourquoi pas ! C’est ainsi que j’ai été « bombardé » fondateur de ce que j’ai appelé l’Atelier du Héron — White me laissant toute liberté quant à l’organisation du groupe. C’était le début de l’archipel géopoétique. En effet, il s’agissait du premier atelier rattaché à l’Institut de géopoétique. Comment as-tu conçu l’Atelier du Héron? Au cours de la tournée de Kenneth White, et à la suite de sa proposition, j’ai lancé un appel aux personnes intéressées par la mise sur pied d’un groupe de géopétique. C’est comme cela que plusieurs sont venues nous trouver. J’ai ensuite suscité une réunion, en novembre, qui a accueilli une quinzaine ou une vingtaine de personnes et, ensemble, nous avons déterminé la manière dont nous voyions les choses et ce que nous souhaitions faire — étant entendu, pour moi, que je ne voulais pas créer quelque chose de trop formel, de trop institutionnel. Le Héron n’est d’ailleurs jamais devenu une asbl? Non. C’était une association libre, sans président, sans statuts… C’était un atelier... ... un atelier aventureux. L’idée était de toujours rester proche de la nature, de garder le contact avec la terre. Nous allions randonner un peu partout. Nous nous arrêtions régulièrement, devant ou au cœur d’un paysage particulièrement inspirant, et lisions des poèmes, écrivions, photographions, dessinions, réalisions d’éphémères installations à l’aide de branches, d’écorces, de pierres ou de tous autres éléments naturels qui nous paraissaient porteurs, dans leur mise en relation et en espace, d’une énergie renouvelée. Et par quoi nous-mêmes découvrions alors un renouvellement de notre propre rapport à la nature. Quel était le profil des premiers membres? C’était très ouvert. Pas mal d’écrivains, de poètes ; des plasticiens, des photographes, des dessinateurs ; mais aussi des gens qui étaient simplement intéressés, sans nécessairement être des créateurs. Une diversité intéressante en ce qu’elle montre bien que c’est l’objet qui rapproche… Exactement. On se retrouvait autour de ce projet pour lequel tout restait à faire : l’Institut de géopoétique venait d’être fondé et nous en étions le premier atelier ! Nous n’avions pas d’itinéraire préétabli : on avançait, on marchait, on tâtonnait. Comment choisissiez-vous les activités que vouliez réaliser? Au départ, nous n’avions pas vraiment de thème : on expérimentait les choses. Ce n’est que peu à peu que des thèmes sont apparus, de façon à donner une sorte d’itinéraire à nos pérégrinations. Nous avons randonné en Belgique d’abord, puis aussi à l’étranger (France, Pays-Bas...). Se sont alors aussi développées des relations avec d’autres ateliers. Oui : l’Atelier du Rhône, l’Atelier de Paris, d’autres encore, en Allemagne. * Et il y a eu les Carnets . Sur le modèle des Cahiers de l’Institut de géopoétique, les Carnets de route ont été en quelque sorte la seconde peau de l’Atelier. Cet aspect éditorial a été introduit à la fin des années 1990 : une nouvelle étape était en train de se dessiner pour l’Atelier, menée par Pascal Naud et Serge Paulus, deux membres du groupe. Ces Carnets furent une façon de laisser une trace de nos travaux, après l’« éphémarité » qui avait plutôt caractérisé les débuts de l’Atelier. Comment l’esprit de la géopoétique résonnait-il pour toi et dans ce que tu écrivais? J’ai toujours perçu la géopoétique comme quelque chose de très ouvert, tout en étant lié, profondément, à la relation…
Marcel Thiry, une poétique dans la guerre? (in Vues d'ailleurs)
En mars 2016, l’Ambassade de Belgique à Kiev a commémoré le centième anniversaire du corps expéditionnaire belge (les ACM), venu prêter main-forte aux armées du Tsar. Celui-ci comptait, en son sein, un jeune soldat qui deviendrait, après la guerre, une des figures majeures des lettres belges et francophones du XXe siècle : Marcel Thiry. À l’occasion de cette commémoration, le poète Lucien Noullez a été invité à évoquer, en une conférence que Le Carnet reproduit ci-dessous, la figure de Marcel Thiry, dont le premier livre en prose Passage à Kiev a été traduit, cette année, par un spécialiste ukrainien de notre littérature : Dmitri Tchistiak. * Une sorte d’effroi m’étreint , à évoquer Marcel Thiry, ici même, à Kiev, cent ans après qu’il y est passé, cinquante ans après qu’il en a rendu compte dans une série d’articles destinés au journal Le Soir, à Bruxelles, et cinquante-six ans après qu’il a brièvement évoqué ce périple, au sein d’une collection de souvenirs, dans un numéro d’hommage de la revue Marginales, en 1963. Ce texte, intitulé Falaises était, à cette époque et de son propre aveu, la seule autobiographie de sa main. Il ne savait pas encore, en écrivant Falaises, qu’il publierait son récit de guerre dans Le Soir, ni que cela deviendrait un livre. Mais il précise : « les mémoires, ni le roman autobiographique ne sauraient aller si loin dans la restitution de l’expérience intime que le récit parfaitement fictif en apparence et qui sait éviter tout rapprochement visible avec la vie de l’auteur. » Bigre ! Il y a là de quoi me faire trembler. Et nous faire trembler tous ! Car, pour notre auteur, la réalité ne semble pas donnée. Passant par Kiev, on dirait que seule la fiction narrative, ou l’évocation poétique, puissent assumer, dans son chef, la réalité de ce passage. Une sorte d’effroi m’étreint, donc. Êtes-vous bien là ? Suis-je bien ici ; sommes-nous vraiment réels, avant d’avoir transposé notre commune expérience dans la chair d’une fiction ou dans le corps d’un poème ? Si c’est probablement l’honneur de la littérature de faire échec au temps, ou, à tout le moins, comme le disait Charles Du Bos, de jouer, en regard de l’inexorable chute d’eau qui est la métaphore du temps, les « fonctions de l’hydraulique », alors, Marcel Thiry compte bien, comme je le pense, parmi les plus grands écrivains du XXe siècle. Sans fin, son immense anamnèse le ramène aux tâtonnements de la vie présente. Et sans fin, également, sa rêverie à l’imparfait alimente la vie réelle de ses lecteurs. Dans tout ce temps qui passe, la prose et les vers de Marcel Thiry décantent des moments fabuleux. Fabuleux, non parce qu’ils seraient magnifiques en eux-mêmes, mais fabuleux, uniquement, parce que l’écrivain les retient. Comment ai-je pu, moi qui suis né à Bruxelles en 1957, et qui n’ai jamais fait que de très évasifs voyages, accompagner ses pas dans les boues galiciennes d’automne, en 1916 ? Simplement parce que Thiry décrit merveilleusement cette boue, lui donne comme un halo de légende, et la rend donc présente, même pour un lecteur qui relit Voie lactée, cent ans après les faits : « La boue galicienne n’était pas une boue comme celle des autres fronts de la guerre, mais des fleuves de vase, une marée de fange. À travers toute la steppe russe c’est un limon d’Asie à marbrures grasses qu’elle prolongeait jusqu’ici et qu’elle poussait vers le pied des Carpates. En lente force, elle s’épandait comme dilatée par de lointaines inondations de Ganges, ou comme si les Brahmapoutres avaient étalé à travers Indes et toundras leurs crues épaisses. » Qui, parmi nous qui le lisons, irait vérifier la splendeur du vocable « Brahmapoutre » dans l’évocation de la gadoue galicienne ? Qui chercherait des poux à Marcel Thiry, en vérifiant si les coulées de boue qu’il décrit trouvent bien leur source dans un « limon d’Asie » ? La boue galicienne nous convainc, simplement parce qu’elle est décrite avec des termes qui nous sont autant étrangers qu’à lui-même. Mais la rigueur du style et de la langue suffisent. De cette boue, même si nous n’en savons rien, nous éprouvons l’étrangeté et le mystère... L’œuvre de Marcel Thiry compte, explicitement, trois livres en prose dédiés à son périple avec les ACM. Passage à Kiev, désormais traduit en ukrainien, est un ouvrage de jeunesse – ce qui ne signifie pas une œuvre négligeable – et c’est un bonheur, pour l’admirateur de l’écrivain que je suis, de saluer sa traduction en ukrainien. J’en appellerais d’autres de mes vœux. Car Thiry n’a jamais cessé de revenir sur cette expérience fondatrice. Pour lui, à l’instar de la boue remuante dont nous venons d’évoquer la présence dans Voie lactée, la guerre fut – et cela le distingue des « poilus » coincés sur le front – une sorte d’initiation au mouvement, au voyage, à l’aventure... c’est-à-dire aux rêveries de toute jeunesse, de tous les temps. D’une certaine façon, aussi affreuses que furent les boucheries auxquelles il assista, aussi précaires que furent les conditions de vie et de ravitaillement du corps expéditionnaire belge, aussi douloureuse fut la perspective de perdre son frère Oscar – Oscar était son ainé et son initiateur en littérature, et Oscar fut laissé pour mort, frappé à la tête par un éclat d’obus, mais il revint de ses blessures diminué, au point de devoir abandonner toute velléité d’écriture ! D’une certaine façon, malgré les turpitudes, la boue, le froid, la totale incompréhension de ce qui se jouait dans la Russie d’alors entre les Bolchéviks et les armées fidèles au Tsar, malgré le mal de mer, la fatigue, le mal du pays, les orteils gelés et la misère sexuelle, Marcel Thiry semble ne jamais sombrer dans le malheur, dans le désespoir ou dans la dépression. Lorsqu’en 1966, cinquante ans plus tard, il publie une relation suivie de tout cela, il note bien, dans la Préface : « À ce reproche de parler gaiement de la guerre, à ce reproche de servir le fléau en racontant non sans allégresse comment on le traversa, je ne puis répondre qu’une chose : c’était ainsi. Nous étions gais, au fond, malgré des périodes misérables, malgré l’éloignement des nôtres et de tout, malgré le risque. Certes, d’avoir vu tomber des frères creusait en nous de profondes et inguérissables blessures. Mais une force vitale nous redressait et nous entrainait de nouveau sur le rythme de cette étrange joie. » Engagé en 1915, à dix-huit ans, Marcel Thiry fait le tour du monde, mais il écrit, dans son poème le plus célèbre et le plus célébré, publié en 1924 : "Toi qui pâlis au nom de Vancouver", qu’il ne s’agit que d’un « banal voyage ». Tout cela tient ensemble : à la fois la joie incoercible, la découverte de la féminité troublante, qu’il évoque également dans la même préface : « Et ce sont les rencontres féminines, note-t-il, et la découverte de ce que cette langue mystérieuse pouvait prendre de caressante musicalité sous un de ces timbres de contralto comme il s’en trouve là-bas d’incomparables. » La joie, la femme et la paradoxale banalité de l’expérience trouvent peut-être leur lien dans la nature même des années d’apprentissage. La jeunesse est un songe, où tout ce qui advient, et surtout l’imprévu et l’improbable, semble couler de source, aller de soi. Il faut dire, tout de même, que le destin du jeune Thiry et de ses compagnons d’arme tranchait singulièrement avec celui de leurs camarades restés au pays. Dans un récit que j’ai publié en janvier 2009, L’érable au cœur, et qu’on m’a fait l’honneur de traduire ici même en ukrainien, je fais de mon grand-père, Léon Noullez, un personnage principal, jeté dans la Grande Guerre. Mon grand-père était sensiblement…