Dans le petit volume intitulé « La poésie est-elle un mensonge ? », 70e numéro des Cahiers du journal des poètes, Jean Cocteau déclare avec l’aplomb un tantinet impertinent qui pouvait être le sien : » Vous savez bien que la poésie est la manière la plus insolente et la plus précise de dire la vérité. »
Ainsi, la poésie servirait la vérité, parce qu’elle vise la précision et non l’exactitude des choses, c’est-à-dire l’adéquation de son langage avec ce qui doit être dit et non la conformité de sa parole avec une quelconque réalité. De ce fait, elle est bien insolente : dévoilant les masques du réel et cherchant constamment à en saisir l’essence, elle bouleverse l’ordre des choses, en fait surgir la matière brute originelle.
Cette conception de la poésie est proche, à bien des égards, de celle de Pierre Emmanuel. Lorsque l’on songe à l’homme d’engagement(s) qu’il fut, viennent en tête spontanément son rôle joué à la R.T.F.,…
De l’écrit à la scène. La réécriture dans la dramaturgie belge francophone
1 « Que périssent tous ceux qui se permettent de réécrire ce qui était écrit ! Qu’ils soient châtrés et qu’on leur coupe les oreilles ! » XX En mettant ces paroles dans la bouche de Jacques le Fataliste, Diderot nous rappelle combien la réécriture suscite depuis longtemps des débats passionnés, entre apologie de la nouveauté et exploration du texte traversé. La question de la réécriture n’est pas neuve ; elle ne l’était pas plus au XVIIIᵉ siècle. Les tableaux théâtraux médiévaux mettaient en scène des passages de la Bible, tandis que le théâtre classique français – Britannicus de Racine ou Horace de Corneille par exemple – puise son propos dramaturgique dans les faits historiques de l’Antiquité romaine. La réécriture interroge par ailleurs l’autorité auctoriale depuis l’avènement de notre civilisation : Homère pourrait ne pas être un seul individu mais plutôt une identité collective construite ; les questionnements sur la paternité des œuvres de Shakespeare renvoient eux aussi à la valeur symbolique des appropriations, adaptations et autres emprunts. 2 Le xxᵉ siècle, dans son double mouvement rétrospectif et prospectif, appelle particulièrement l’exploration de la réécriture. Porter son regard sur les œuvres du passé constitue une démarche métathéâtrale qui apparaît comme nécessaire pour interroger et renouveler les codes spectaculaires. Benoît Barut souligne que « La forme du mot réécriture (préférée à récriture) fait état de cette espèce de bégaiement à l’œuvre, qui est appel à une pause et mise en évidence du redoublement hypertextuel : la réécriture déploie une poétique de l’hiatus. » XX 3 Depuis la fin du XXᵉ siècle, on a pu observer une mise en crise plus systématique du texte théâtral, voire de l’idée de répertoire tout court. Le texte a non seulement perdu sa position centrale en tant que yin et yang de la pratique culturelle qu’on appelle en Occident le « théâtre », mais, de plus en plus, les metteurs en scène et les auteurs semblent également ressentir la nécessité de (faire) réécrire les textes, qu’il s’agisse de romans, d’autres textes de théâtre ou, plus rarement, de poésie. Le théâtre postmoderne a introduit la mise en crise de l’idée même du récit tout en continuant à insister sur sa propre spécificité médiale. La pratique de la « réécriture » s’inscrit dans ce développement où l’adaptation ne se limite plus à la simple transposition de la structure narrative d’un médium (le texte) à un autre (la scène), mais où elle se veut un véritable travail de « re-création ». 4 Le présent volume de la revue Textyles entend explorer les pratiques de réécriture et stimuler la réflexion autour du statut du « répertoire » théâtral, en Belgique francophone en particulier. Ce dossier thématique combine une double approche : la réécriture y est abordée à la fois dans une acception étroite, comme un processus au cours duquel le texte source est véritablement réécrit, et dans une acception plus large, renvoyant aux procédés d’adaptation et d’appropriation scéniques de textes théâtraux, d’œuvres littéraires ou de productions cinématographiques. Par l’étude de techniques dramaturgiques variées, les 6 textes qui composent ce volume cristallisent l’enjeu qui semble réunir tous ces spectacles ; ils soulignent en effet particulièrement combien ces gestes de réécriture, totale ou partielle, fidèle ou en filigrane, interrogent l’acte d’écrire pour le théâtre aujourd’hui. La réécriture se pare donc d’une fonction métathéâtrale indéniable que ce numéro tente de mettre au jour. 5 Le premier article qui compose le volume est consacré à la réécriture de King Lear par Jean-Marie Piemme dans King Lear 2.0 Karel Vanhaesebrouck se fixe comme objectif d’explorer les stratégies dramaturgiques mise en place dans ce texte intermédiaire, au statut étrange et fondamentalement provisoire, sans finalité ou déterminisme établis. Pour l’auteur, la réécriture effectuée par Jean-Marie Piemme relève de la novellisation, à la fois en tant que genre littéraire particulier et que pratique culturelle de masse. Dans un deuxième temps, Karel Vanhaesebrouck analyse quelle vision du théâtre shakespearien se dégage de cette réécriture et comment le spectacle se situe par rapport à l’universalité souvent affirmée de Shakespeare. 6 Cette relation du présent avec les œuvres du passé est également centrale dans l’article rédigé par Pierre Piret et consacré à la pièce de Paul Pourveur, Des mondes meilleurs, alors en cours d’écriture. Cette pièce est basée sur Le Bréviaire des politiciens écrit par Mazarin. Si l’on peut s’étonner de ce recours au passé par un dramaturge qui s’oppose fréquemment à la notion de répertoire, l’auteur de l’article nous montre combien son rapport à cette notion n’est pas contradictoire ; Paul Pourveur vise plutôt à déconstruire un certain modèle du théâtre, dans lequel la relation au répertoire est empreinte de fascination pour des œuvres passées qui seraient toujours parlantes ou actualisables pour le public contemporain. La seconde partie de l’article pose la question de la capacité du théâtre, une fois délié du récit, à interroger la structuration politique du temps. 7 Le spectacle L’Amour, la guerre de Selma Alaoui est quant à lui un « spectacle-patchwork », qui puise ses matériaux textuels dans de nombreuses œuvres du répertoire. Dans le troisième article, Karolina Svobodova examine dans quelle mesure ce spectacle peut être qualifié de palimpseste et souligne l’usage utilitariste des emprunts, principalement exploités pour témoigner du rapport que Selma Alaoui entretient avec les œuvres shakespeariennes. Proposant un texte composé d’extraits shakespeariens et de commentaires sur ceux-ci, la réécriture explore particulièrement ses propres fonctions dialectique et métathéâtrale. 8 Claude Schmitz interroge lui aussi ces fonctions dramaturgiques, en recourant notamment à un procédé peu fréquent, à savoir le transfert de l’univers cinématographique – Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock – vers la scène. Catherine Bouko met en évidence comment, loin d’une quelconque fidélité à l’œuvre, le dramaturge bruxellois place l’exploration des codes théâtraux au cœur de son propos, dans un spectacle en forme de mise en abyme faisant la part belle aux rapports entre réalité et fiction. Loin d’être des extractions ponctuelles provenant du film hitchcockien devenu mythique, la réécriture prend ici la forme d’une ouverture sémantique des ready-mades et des mystères narratifs empruntés à l’œuvre phare. 9 Le rapport entre réel et fiction active des enjeux politiques dans les spectacles Africare de Lorent Wanson et Mission de David Van Reybrouck. Ces deux spectacles portant sur le Congo sont en effet constitués de témoignages de victimes dans le premier cas et de missionnaires dans le second. Dans le cinquième article, Maëline Le Lay analyse comment le recours à des témoins doit mener à une rupture énonciative qui saisit les spectateurs et dont la force d’impact dépend notamment des modalités de montage des différentes composantes dramaturgiques. La bonne distance d’écriture face à ce matériau authentique sensible devient un enjeu central de la réécriture. 10 Enfin, le volume se clôture par une proposition de Jean-Marie Piemme. Pour le dramaturge, la réécriture résulte de l’action de deux forces contraires, à savoir l’existence inévitable de textes préalables d’une part et notre approche systématiquement actualisée des pièces du passé, d’autre part. L’attribution de sens aux textes constitue un processus, toujours en mouvement, qui se refuse à toute fixité et auquel le spectateur participe activement. Si la réécriture cristallise ainsi le rejet de l’apologie de la nouveauté, Jean-Marie Piemme la conçoit…
Au cœur des guerres, un roman monde de Claudio Magris
À Trieste, un homme , jamais nommé, décide de créer un musée de la guerre, afin, pense-t-il, de préserver la paix. Il collecte et amasse tout un matériel d’origines diverses: tanks, mitrailleuses, canons, fusils, mais aussi armes blanches venues de contrées lointaines et uniformes variés. Le tout s’entasse dans un hangar. Ce «il» mystérieux récolte aussi des inscriptions, des traces, des graffitis, qu’il copie dans des carnets. Un jour, un incendie détruit le hangar, notre homme y perd la vie et ses carnets brûlent. Mais le projet ne disparaît pas. Une jeune femme, Luisa Brooks, fille d’un pilote afro-américain et d’une Juive triestine, lui succède et le musée prend forme. De salle en salle, nous assistons à la mise en place méthodique de toutes les panoplies guerrières, à travers siècles et continents. Et à partir d’une arme, sophistiquée ou rudimentaire, naissent une foule de récits, où le collectif croise l’individuel. L’épopée des conquistadors, les Caraïbes à feu et à sang, la traite des noirs, le massacre des Indiens, la résistance en Tchécoslovaquie et enfin Trieste. Trieste où en avril 1945, s’affrontent, dans une incroyable confusion, nazis, titistes, communistes italiens, fascistes dans un combat final. Mais qu’était Trieste pendant la guerre? Et qu’est-il advenu de l’importante communauté juive? Et où est morte Deborah, la grand-mère de Luisa? Une seule réponse: la Rizerie de San Sabba. Dans une ancienne usine où l’on décortiquait le riz, les Allemands ont installé un camp de concentration géré par les SS. Une chambre à gaz artisanale, des fours crématoires, rien n’y manquait. Mais qui le sait encore en Italie? C’est là que fut assassinée la grand-mère de Luisa, comme des milliers de détenus, antifascistes, juifs, exterminés à domicile, ou envoyés à l’Est, pour une mort plus industrielle. Sur les murs de la Rizerie, figuraient les griffonnages des détenus: des noms, non pas des assassins, mais des personnages plus flous, aux profils incertains: délateurs, complices. Puis la chaux est passée par-là, plus de traces. Sauf dans quelques carnets du concepteur du musée, qui s’était mis en tête de retrouver ces seconds couteaux, et le mot est de circonstance. Des pages précises, quasi scientifiques, qui n’omettent aucun détail des objets exposés, des topographies exotiques, une litanie de noms de tribus indiennes, des descriptions savantes de plantes et d’insectes, des images saisissantes, comme cet amoncellement de cactus chez un botaniste tchèque dans Prague occupée, car les plantes aussi peuvent être des armes, et puis les langues: serbo-croate, tchèque, anglais, créole, espagnol, envahissent les pages, et parfois un shlimazel surgit, donc le yiddish aussi… Et tout cela fait style, une écriture rigoureuse ou torrentielle, colorée, chatoyante. Mais que nous dit Magris? Qu’exprime-t-il? Une réflexion amère et inquiète sur un monde où certains protagonistes gardent leur ambiguïté, alors que d’autres se recyclent en d’honnêtes commerçants et où les infamies se dissolvent dans les relations mondaines. Figure majeure des lettres italiennes, Claudio Magris incarne une voix singulière, encore mitteleuropéenne, écho de Trieste, ville plurielle, mythique et extraordinaire terreau littéraire. © Tessa Parzenczewski, 2018 Classé sans suite, roman de Claudio Magris, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard coll. "L’Arpenteur" domaine italien, 472…