Étant donnée l’interdépendance étroite entre le temps et l’espace, le moindre changement dans l’espace entraîne une modification au niveau du temps. Si une société se transforme, la manière dont elle vit, perçoit et conçoit le temps se transforme, et l’individu vivant au sein de cette société est contraint de développer de nouvelles attitudes face au temps. Dans une société coincée entre deux civilisations, l’homme vit…
La parole comme voie spirituelle : Dialogue avec l’Inde
Sandrine WILLEMS , La parole comme voie spirituelle. Dialogue avec l’Inde , Seuil, 2023, 200 p., 19,50 € / ePub : 13,99 € , ISBN : 9782021493276Dans son dernier essai, l’écrivaine, philosophe, psychanalyste et réalisatrice Sandrine Willems nous invite à un décentrement, nous propose un voyage mental, esthétique et conceptuel loin de l’anthropocentrisme qui a façonné l’Occident. S’ils se voient remis en question de nos jours, de l’intérieur de nos sociétés, l’anthropocentrisme de l’Occident et son primat de l’humain ont eu une incidence sur notre perception de la parole réduite à la sphère humaine, confisquée par cette dernière. L’ouverture de l’esprit aux dimensions qui échappent à la raison se fait sœur d’une expérience de la spiritualité qui, afin de ne rester murée dans l’indicible, doit se mettre en quête d’un langage, plus exactement d’une parole qui puisse en rendre compte. Éblouissant essai sur les diverses visions de la parole, sur sa nature, son origine, son statut, ses effets, réflexions sur les puissances, les ressources, les mystères qu’elle détient, La parole comme voie spirituelle. Dialogue avec l’Inde nous convie à une rencontre avec l’Inde ancienne. Sandrine Willems porte à la lumière la manière dont la spiritualité indienne envisage la parole comme une énergie qui transit toutes les formes de l’être et de la vie, de l’animal au végétal ou au minéral, du divin à l’humain. L’affirmation d’une continuité entre humains et non-humains se traduit dans une pensée qui, loin des dualismes de l’Occident et de leurs conséquences, envisage les échos, les correspondances entre les entités et le Tout, entre les existants et le cosmos.S’appuyant sur les textes fondateurs de l’hindouisme et les différents courants de pensée indienne, des Védas aux Tantras, de la Bhagavad-Gita aux Upanishads , de l’épopée sanskrite Mahabharata au recueil Yoga Sutras , Sandrine Willems propose la conjugaison d’une voie esthétique et d’un chemin spirituel. À partir de la pratique du yoga qu’évoque l’autrice, de la découverte de la musique indienne, des mantras qui pulsent le chant, l’essai explore les enseignements de l’hindouisme et du bouddhisme, leurs puissances thérapeutiques, la gémellité entre exploration intérieure et expression esthétique, l’ouverture à une écoute qui libère la parole, la vie des critères de l’utilité et du savoir. Au cœur du texte, une mort, celle de la mère, une crise sanitaire, une pandémie, symptôme d’une crise du système. Se tenant dans une région qui abolit et transcende la division entre théorie et pratique, la pensée indienne s’offre comme une alternative à l’effondrement d’un système capitaliste mondialisé lié à une vision du monde. Non pas une panacée mais une autre voie. Affin au continuum entre affect et concept, entre pensé et vie qui sous-tend la pensée indienne comme il vertèbre les philosophies de l’immanence de Spinoza à Deleuze ou certains corpus des mystiques, le corps du texte est transi par une parole qui le dépasse, qui l’excède, qui, faisant l’épreuve de noces entre non-maîtrise et laisser-être, transforment autant la scriptrice, l’autrice que les lectrices et lecteurs. Lorsque la poésie fait résonner l’homme et le non-humain, elle rejoint la résonance que visait la musique, le dhvani (…) L’affect cette fois n’est plus causé par le monde, mais par quelque chose qui le dépasse. Les cheminements dans les textes, les œuvres de Plotin, de mystiques, de Maître Eckhard, de Lacan, de Heidegger, de John Cage, la subtilité des rapprochements, des frottements idéels entre Rabindranah Tagore, Bataille, Foucault, Deleuze s’emportent dans les mouvements d’un texte derviche tourneur qui épouse une parole perçue comme une énergie, un souffle, une expérience inscrite dans un rapport au sacré. Point d’ombilic du sacré, la parole, son nouage entre sens et sons, son espace où respire le silence, produisent des effets thérapeutiques, sont dotés d’effets performatifs : la conception de l’Inde rejoint celle de la psychanalyse fondée sur les vertus de la cure par la parole. Les passerelles entre la parole védique et l’idéalisme allemand, entre des textes mystiques et philosophiques occidentaux et la pensée indienne, l’analyse de la conception heideggérienne du Quadriparti, de la poésie conçue comme reliance entre la terre et le ciel, les humains et les dieux, comme l’expression d’une quasi-identité entre le Denken, le penser et le Danken , le remerciement forment autant de scansions d’une réélaboration spirituelle de la vie. Laquelle passe par la vivification de la parole. Véronique Bergen Plus d’information Loin de l’anthropocentrisme qui depuis quelques siècles règne en Occident, dans l’Inde ancienne la parole est tenue pour une force qui irrigue toutes les strates de l’être, de l’élémentaire au divin en passant par le végétal et l’animal. Au lieu de nous séparer du non-humain, elle devient alors ce qui nous y relie – tout en se reliant elle-même aux bruissements du monde non moins qu’à la musique. Dans cette perspective, le chanteur s’accorde aux oiseaux, le poète révèle les correspondances qui unissent l’infime au large, et le cœur de l’homme coïncide avec celui de l’univers. L’Inde vient par là nous rappeler qu’un cheminement spirituel peut prendre la forme d’une quête esthétique. Le dépassement de l’égocentrisme n’y passe plus par l’impératif de se rendre utile, mais par une joie devant la beauté qui, comme la vie, se donne pour rien. Nourrie par la pratique du yoga, du chant classique de l’Inde et des mantras, cette interrogation revient aux textes fondateurs de différents courants de pensée indiens, des Védas aux Tantras. Et elle les met en résonance avec certains mystiques et philosophes occidentaux, comme avec des thérapeutes de l’âme qui en appellent aussi à la puissance de la parole.…
Avec Lettres du Goulag , Jean-Louis Rouhart a fait paraître un ouvrage essentiel sur le monde du Goulag en Union soviétique. Il y a quelques années, ce germaniste professeur émérite à la Haute École de la Ville de Liège avait réalisé une étude consacrée à la correspondance clandestine – déjà – dans les camps nazis, essai qui avait reçu le Prix de la Fondations Auschwitz – Jacques Rozenberg en 2011. Il s’attaque maintenant à la même problématique dans le monde soviétique. Il s’agit d’un ouvrage scientifique, fort d’une rigueur absolue dans l’approche et le traitement systématique du sujet et pourvu d’un important appareil de notes et d’un grand nombre d’annexes (glossaires, schéma, dates-clés,…) de nature à introduire et à guider le lecteur dans la mécanique du complexe concentrationnaire soviétique vu sous l’angle révélateur de la correspondance entre les détenus et leurs familles. Ô combien révélateur en effet, puisque « Dix ans sans droit à la correspondance » était la dénomination officielle de la sentence telle qu’elle était transmise aux familles des déportés, alors qu’en réalité il s’agissait d’une condamnation à mort le plus souvent déjà exécutée au moment de la notification officielle. Il faudra attendre la Perestroïka et un arrêté du KGB, le 30 septembre 1989, pour que l’indication exacte des dates et des raisons de la mort soit officiellement reconnue. À ce seul instant, on réalisa enfin pourquoi aucun des condamnés à ‘Dix ans de camp de redressement par le travail avec privation du droit à la correspondance et aux colis’ n’avait jamais donné signe de vie Les lettres des détenus constituent donc le cœur de l’ouvrage mais l’accent est mis sur le contexte historique, sur les différentes catégories de détenus et de centre de rétention (camps, prisons, …). Cet ouvrage ne mise pas sur l’émotion, même si leur lecture et le décodage historique et contextuel qui en est donné sont poignants quant au sort des prisonniers et terrifiants quant au cynisme et à la cruauté du système concentrationnaire.Il ne manque pas d’exemples où la littérature de fiction fait entrer le lecteur dans une vérité historique. Il n’est que de lire, pour prendre un exemple récent, Mahmoud ou la montée des eaux , d’Antoine Wauters. Par contre, il est des contextes – politiques, généralement – qui exigent une recherche précise qui identifie les rouages d’une situation de manière à prouver la réalité de l’entreprise décrite. Ce contexte – de négationnisme, de reconstruction de l’histoire, de reformatage politique, nous y sommes. Dans son introduction, l’auteur déclare, à propos de son essai, que « le mérite revient à l’ONG russe de défense des droits de l’homme, la société du Mémorial de Moscou, d’avoir contacté les anciennes victimes du Goulag et leurs descendants afin qu’ils déposent aux archives de la société leurs témoignages oraux et écrits sur les internements et remettent la correspondance qui avait été échangée à ce moment entre les membres de la famille. » L’un des glossaires nous apprend que cette société du Mémorial a été fondée en 1988 par Andreï Sakharov à Moscou dans le but de rassembler les témoignages oraux et écrits des anciens prisonniers et dissidents. Mais depuis 2008, l’association est victime de persécutions policières – confiscation de l’ensemble des archives numériques sur le Goulag –, de procès politiques qui donnent lieu à d’importantes amendes, …La parution de cette étude à un moment où l’histoire soviétique est revisitée par le pouvoir russe [1] nous ramène à une époque où un roman comme Vie et Destin de Vassili Grossman, achevé en 1962 et aussitôt confisqué par le KGB, ne fut finalement édité qu’en 1980 par les éditions L’Âge d’Homme en Suisse. Il est urgent de s’informer et de connaître la vérité historique. Au livre, citoyen-ne !! Marguerite Roman [1] Voir notamment « En Russie, l’historien du goulag Iouri Dmitriev condamné à treize ans de camp à régime sévère » , Le monde , 30 septembre 2020 ; « En Russie, l’État s’octroie un monopole sur l’histoire » , La libre Belgique , 10 juin 2021 ; « La persécution de Iouri Dmitriev, ‘un symbole de la politique de l’État russe à l’encontre des historiens indépendants' »…
Herbert Marcuse : Révolution et philosophie - Repenser Mai 68
Philosophe, écrivain, poète, essayiste, Renaud Denuit s’empare conceptuellement de Mai 68 en se tenant au plus loin des effluves de la commémoration. La fièvre commémorative qui frappe nos sociétés a pour effet de bloquer l’Histoire, de l’embaumer : célébrer le cinquantenaire de Mai 68, le bicentenaire de la Révolution française, les verser dans la consécration officielle garantit qu’un nouveau Mai 68, qu’une révolution n’auront pas lieu. Renaud Denuit redynamise l’événement Mai 68 en analysant l’œuvre de l’un de ses inspirateurs, Herbert Marcuse. Comment la pensée de l’auteur d’ Éros et civilisation , de L’Homme unidimensionnel a-t-elle percolé dans l’esprit de Mai, en France notamment ? Comment ce qu’on a nommé de façon par trop réductrice le freudo-marxisme de Marcuse a-t-il rencontré les combats de Mai 68 pour l’émancipation, contre les formes d’autorité, pour d’autres manières de vivre, de penser ? Comment ses refondations du freudisme (retrouver l’énergie d’Éros réprimée par la logique de la domination), de Hegel (penser l’Histoire comme Vie), de Marx (réintroduire la place du sujet dans le procès de l’Histoire) ont-elles nourri la contestation étudiante, le mouvement des ouvriers, le grand vent de liberté porté par la vague du « jouir sans entraves », du « soyez réalistes demandez l’impossible » ?…