Helléniste de première force, traductrice et biographe des grands classiques, Marie Delcourt, éminent professeur à l’Université de Liège, était une chercheuse de haut niveau hantée par le souci de communiquer son savoir. C’est ainsi qu’excellente cuisinière, elle tint à publier un manuel culinaire à l’usage des femmes exerçant des professions particulièrement absorbantes, souvent intellectuelles.
Dans le même esprit, elle accéda à la demande du quotidien Le Soir qui, à deux reprises, à la veille de la seconde guerre mondiale, puis de 1960 à 1970, lui confia la rédaction d’éditoriaux d’intérêt général. Le journal, signe qu’il les portait en grande estime, les publiait en première page, comme autant de rappels discrets à l’essentiel.
Discrets parce que l’érudite, attentive à la « politesse du style », n’aimait pas les grandes phrases ni les mots compliqués. Essentiel parce que « l’autre regard » de Marie Delcourt était légèrement ironique et porteur de significations plus fondamentales.
Michel Grodent a sélectionné parmi ces textes ceux qui ont le mieux résisté aux atteintes du temps. De fait, certains d’entre eux semblent avoir été écrits aujourd’hui même. Proches et en même temps distanciés, on y sent, sous la chroniqueuse, la philosophe qui fait feu de tout bois.
Auteur de L'autre regard : Chroniques du journal Le Soir
Anachroniques est le deuxième volet d’un diptyque, cette fois consacré au temps lorsque le premier, sorti un an plus…
La collection d’essais tirés des conférences prononcées lors de ces rencontres privilégiées que sont les Midis de la poésie comptait déjà, parmi les grands noms qui l’émaillent, Pasolini, Brecht, Bauchau, Duras, Aragon… Grâce à l’étude que livre Gérald Purnelle, professeur à l’Université de Liège, deux Liégeois viennent rejoindre cette cohorte d’éminences : Jacques Izoard et François Jacqmin. Comparer deux poètes, ou plutôt deux voix poétiques, est un exercice plus complexe qu’il n’y paraît. Il ne s’agit pas de superposer des citations ni de computer des corrélations lexicales ; encore faut-il sonder au cœur et aux reins leur œuvre respective, via les récurrences thématiques, les fantasmes, le ton, la vision dont elle est porteuse. Une naissance et une mort en région liégeoise augmentées d’une contemporanéité d’écriture ne suffisent en effet pas à fonder une connivence entre poètes, même si elles permettent d’entrevoir quelques traits de parenté.Gérald Purnelle a très bien mis en exergue les différences de tempérament des deux hommes, et ce sans entrer dans le détail de leur intimité vécue, mais en se plaçant d’emblée sur le terrain de leur ethos social comme littéraire.Quelles silhouettes, et quelles carrures que celles de ces frères séparés. D’un côté, Jacques Delmotte au pseudonyme de col alpin, « militant » de la cause poétique, qui s’y dépense sans compter, s’y brûlera ; homme de réseaux (il n’a jamais cessé de publier concomitamment aux plus grandes enseignes et dans des revues éphémères, confidentielles) et de rencontres (pas un seul « écrivant » à Liège pour ignorer le passeur magnifique qu’il fut) ; professeur, qui savait susciter l’éveil à la fécondité de la langue française parmi ses classes de techniques / professionnelles, par exemple en leur livrant en pâture un « poème du jour » à discuter, dépecer, noter sur dix ; diseur enfin à la sensualité directe, poète tactile, rebelle jusqu’au bout au(x) cloisonnement(s). De l’autre, François Jacqmin, homme d’un seul nom de famille, avouant volontiers que la découverte de la poésie marqua une « fracture » dans son existence, manifestée par un « manque d’adhésion généralisé », ce qui n’est pas sans évoquer un certain Henri Michaux ; compagnon de route – y avait-il une autre manière d’en être ? – du surréalisme d’après-guerre, s’auto-désignant comme « le membre le plus tranquille de la Belgique sauvage » ; homme du retrait, du confinement de sa parole, de la divulgation au compte-goutte, qui publie son premier recueil d’importance, Les Saisons , à l’orée de la cinquantaine en se tenant loin des coteries, des logiques de conquête du champ. Jacqmin, silentiaire d’un empire intérieur à dimension de jardin.Gérald Purnelle a parfaitement saisi à quel point « l’écriture poétique d’Izoard et de Jacqmin se fonde également sur une permanente perception du monde comme origine et, comme enjeu, sur l’inscription du sujet dans ce monde et dans le langage ». Ce postulat explique la réticence – le refus ? – manifestée par Izoard à intellectualiser le réel, et à l’inverse les ressorts émotionnels, frisant l’extase, qui sont présents dans l’expression de Jacqmin ? Et là où Izoard entre en contact avec des matières, des étoffes, usant sans vergogne de l’œil, du doigt, de la langue, du sexe, Jacqmin approche par cercles concentriques, franchissant par paliers les couches invisibles qui ceignent l’essence des choses. Une essence qui, évidemment, se révèle évanescence.Le verbe est alors ressenti tout différemment de part et d’autre. Pour Jacqmin, il y a une inaptitude à exprimer les profondeurs du sensible : ainsi explique-t-il dans un entretien accordé à Revue et corrigée au mitan des années 80 : Je considère que c’est une injure vis-à-vis du monde que de le désigner, que de lui coller un verbe sur le dos et de dire à cet objet « voilà ce que tu es ». Et je ne fais pas plus confiance à ma pensée qu’au langage, ce qui veut dire que la situation est tout à fait bloquée. On retrouve la contradiction dans le fait que je continue d’écrire. Pour Izoard, par contre, qui exerce son écriture comme un décloisonnement, le langage est vecteur de projection vers l’autre. Ne pas se retrancher derrière les vocables, mais faire en sorte qu’ils soient le salutaire fil conducteur allant de l’un à l’autre. Briser ainsi le halo de vide autour des êtres, les aimer. ( extrait de Ce manteau de pauvreté , 1962 )Le mérite d’une telle étude, au-delà de l’outil d’analyse qu’elle fournit, est de constituer un irrésistible incitant à se ressourcer, d’un mouvement parallèle, chez Jacqmin et Izoard, recto et verso d’une même lecture réenchanteresse du monde, avers et revers d’une même obole versée à la poésie."Izoard et Jacqmin : deux poètes belges, qui comptent désormais parmi les plus importants et les plus marquants de la deuxième moitié du XXe siècle, et que tout paraît opposer, à commencer par leur personnalité, leur parcours, et surtout leur écriture poétique. On propose ici un parcours parallèle, afin de dégager les points de vue qui les distinguent, pour ensuite examiner ceux sur lesquels, sans doute moins attendus, mais peut-être plus profonds, ils se rapprocheraient davantage. Le poème est pour Izoard comme pour Jacqmin le chemin, laborieux ou fulgurant, qui doit pouvoir mener d'un pôle, la sensation, à un autre, l'expression, dans un perpétuel désir de jouissance : écrire serait ainsi le moyen projeté d'une conservation de cette jouissance. Jouissance des objets, des corps, de la nature et des mots chez…
À l’occasion du premier anniversaire du décès de Jacques De Decker , de nombreux écrivains, artistes, collègues ou proches livrent un puissant hommage à « l’incurable rêveur de lumière » qu’il était. Composé à l’initiative de sa compagne Claudia Ritter , le livre Je vais promener ma truffe se présente comme un « hymne multiforme » où chacune des (180 !) contributions met en lumière une facette de la personnalité de Jacques De Decker. À l’instar de l’insatiable curiosité de l’homme qui ne fut pas seulement le Secrétaire perpétuel de l’Académie de 2002 à 2020 mais aussi et avant tout un remarquable homme de lettres , le présent ouvrage est émaillé de photographies d’objets, d’œuvres, de lieux et de livres symbolisant sa philosophie généreuse, insolite et amoureuse.Invitant à l’émerveillement, cette balade dans l’univers singulier de Jacques De Decker traverse les villes qu’il a foulées, plonge dans son œuvre, évoque les écrivains qu’il a contribué à faire connaître au travers d’articles ou au détour d’une conversation. Elle témoigne aussi de moments où il était tout simplement présent – où nous l’apercevions, comme l’écrit Rilke, « entier, découpé dans le ciel. »La tonalité des contributions est tantôt mélancolique, tantôt joyeuse, tantôt pudique ; elles adressent à Jacques De Decker un salut fraternel autant qu’elles brossent le portrait d’un monument de nos Lettres belges. Puisqu’il maîtrisait parfaitement les trois langues nationales, ce livre est plurilingue et s’enrichit par ailleurs de contributions en anglais, en italien ou en catalan, témoignant de l’amour que Jacques De Decker portait à la langue et à l’autre. Puisqu’il maîtrisait divers genres littéraires, ce livre est protéiforme : anecdotes, poésie, dialogues, œuvres plastiques et musicales vibrent à l’unisson pour célébrer cet « homme-orchestre ».À la lecture de ce livre-hommage, l’on comprend que Jacques De Decker n’est pas et ne sera jamais un homme du passé. Doué d’une impressionnante vivacité d’esprit et d’un sens du dialogue exceptionnel, il continue à faire rayonner les Lettres et nous adresse un sourire espiègle avant de reprendre sa balade et d’aller « promener sa truffe ». C’est une certitude : nous continuerons à l’apercevoir…