La littérature, une réponse au désastre
Que peut la littérature ? Comment dispose-telle un espace imaginaire tissé par la fiction, qui soit à même d’agir sur le réel, sur le monde, sur soi, sur la pensée, les affects, les représentations ? Dans son essai vigoureux autant que rigoureux, La littérature, une réponse au désastre , Myriam Watthee-Delmotte dresse une étude exigeante, passionnée, de la manière dont la littérature se pose comme un levier d’action, un dynamisme de forces qui parie pour une riposte au désastre. Le questionnement se découpe en plusieurs champs : une analyse de son rôle de témoin (du chœur antique de la tragédie grecque aux témoins intérieurs, extérieurs ou imaginaires), de ses contenus et des dispositifs langagiers qui mettent en forme ces derniers et une investigation des spécificités du médium de la littérature imprimée par rapport au cinéma, au théâtre ou autre médium requérant un dispositif verbal. La tension sur laquelle Myriam Watthee-Delmotte pose son regard se définit par le point de rencontre entre l’écriture et ce qu’elle nomme, dans un sens blanchottien, le désastre. Méthodologiquement, heuristiquement, l’ouvrage ressaisit la littérature, questionne ses puissances et ses limites à partir d’une zone extrême, à savoir à l’endroit où le récit apostrophe le désastre, s’affirme à hauteur d’un effondrement dont il entend témoigner, qu’il vise à éclairer, reconfigurer, dynamiser, transcender, surmonter. C’est à partir de son dialogue avec l’épreuve de la perte, du malheur, de sa confrontation avec la débandade du symbolique que la littérature est approchée. Tout n’est pas destructible en ce monde ; quelque chose résiste à l’emprise du mal, que la littérature peut prendre en charge. L’ouverture des possibles, l’expérience de liberté, la redynamisation de la pensée et des affects, le décentrement de la vision, enfin, le pacte de partage avec le lecteur que dessine la littérature, Myriam Watthee-Delmotte nous les donne à voir au travers d’un vaste corpus d’œuvres qui mettent en scène les problématiques traitées. De Moby Dick de Melville, de J’ai tué de Blaise Cendrars qui étayent l’étude du témoin intérieur aux figures de témoin de l’extérieur chez Sorj Chalandon, aux témoins imaginaires chez Yannick Haenel ( Jan Karski ) ou Henry Bauchau ( Le boulevard périphérique ), de la capacité à resymboliser l’inconcevable ( Le lambeau de Philippe Lançon) au réenchantement de l’existence par le jeu langagier (chez Nancy Huston, Dominique Maes…), la littérature est sondée sous l’angle des ressorts qui lui permettent d’ouvrir des portes intimes au lecteur, de réinsuffler du sens, de la vie, de l’oxygène au sein de l’asphyxie, de riposter à l’adversité. Au travers de certaines œuvres qui se posent comme une objection au désastre pour reprendre en la modifiant une formule d’Henry Bauchau (« Dans le champ du malheur, planter une objection »), l’écriture, si, in fine, elle ne nous sauve de rien, tend pourtant un radeau du salut sur lequel des lecteurs montent. Une des puissances qui est la sienne s’appelle transformation conjointe de l’auteur et du lecteur au travers d’une métamorphose du matériau langagier. La littérature engage un nouveau rapport à la langue qui offre différentes possibilités de trouver des forces insoupçonnées et de modifier par là le rapport au réel lui-même. Que l’abîme, la désolation, le non-sens n’aient pas le dernier mot, qu’il y ait un résidu qui échappe au ravage, à la tragédie avalant l’existence, tels sont les pouvoirs de la littérature. Afin de remplir ces fonctions éthique, politique, cathartique, l’activité littéraire doit reposer sur un réquisit, une donnée préjudicielle dont rien ne garantit l’agissement, la pérennité. Il lui faut avoir foi dans ce saut vers le sens, croire en cet arrachement à l’anéantissement, une croyance qui peut venir à manquer au niveau collectif, hypothéquant le geste dont elle assurait l’affirmation. La fonction testimoniale de la littérature est subordonnée à cette foi dans la possibilité, de jure et de facto , d’une réponse au désastre. Sous un angle sociétal, voire plus largement anthropologique, qu’adviendrait-il si, sous la figure d’un cercle vicieux, le désastre, l’impossible répondait par avance à la littérature en la privant de l’étincelle qui catalyse son exercice ? Véronique Bergen Plus d’information La littérature est un champ de forces qui offre une réponse possible au désastre. Par l'adresse formulée à l'égard de lecteurs potentiels dans la confiance d'un libre partage, elle oppose en soi une résistance à la tentation du désespoir. Elle propose au lecteur des ouvertures sur des univers inconnus, mais aussi sur soi, sur les réalités informulées que les textes soudain éclairent. On observe ici le rôle essentiel de témoin qu'elle est amenée à tenir, et ses moyens d'action spécifiques.…