Lire un extrait L'étude de l'argot, langue spéciale, ne peut théoriquement se confondre avec celle des niveaux d'expression (parlures, registres et tons) de la langue commune. Faut-il le rappeler, stricto sensu, l'argot n'est pas une langue mais un lexique et bien que le terme, conformément à son étymologie continue à désigner le code cryptologique d'usage dans le Milieu, il n'y a pas un argot mais des argots. Il en apparaît un à chaque fois que des individus ont conscience d'appartenir à un milieu fermé (professionnel, scolaire ou autre) et manifestent la «volonté de se distinguer de la masse des sujets parlants».
Néanmoins, rien n'interdit d'aborder l'étude des argots à partir des critères taxinomiques retenus pour l'étude de la langue commune : les argots, en effet, se distinguent en tant que panures spéciales selon les groupes sociaux fermés qui les emploient et tout argot, de quelque parlure qu'il soit, comporte un ton irréductible aux autres tons et registres, traditionnellement distingués dans la langue commune (soutenu, familier ou trivial).
La spécificité d'une parlure argotique résulte de trois facteurs fondamentaux qui peuvent intervenir à des degrés divers : la technicité et l'ésotérisme d'une part, la volonté de différenciation de l'autre.
De ces trois caractéristiques constitutives, les deux premières ne sont guère exploitées, du moins de façon systématique, par la littérature. Plutôt que le reflet d'une parlure, c'est le plus sou-vent un ton que l'écrivain cherche à restituer. L'argot vulgarisé suffit à apporter verdeur et pittoresque au langage des personnages populaires du roman. La possibilité d'une existence littéraire de l'argot est d'ailleurs inévitablement liée à une exigence de lisibilité et ceci entraîne le rejet de la vocation cryptologique qui le fondait à l'origine.
Or, au regard de la littérature et de son public, qui font usage d'une autre parlure tout aussi codée et artificielle à savoir, la langue littéraire , même l'argot vulgarisé peut retrouver, dans toute sa vigueur, la vertu de différenciation qui le caractérise : le phénomène est alors non plus linguistique, mais stylistique. A usage spécifique, effet spécifique : le potentiel rhétorique de l'argot servira des intentions esthétiques et idéologiques extrêmement diverses.
Il ne peut être question de retracer ici l'historique de la destinée littéraire de la langue verte. Rappelons cependant qu'aux alentours de 1880, celle-ci cesse d'être un simple réservoir lexical où l'écrivain va puiser le terme qui fait «couleur locale» ou rend vraisemblable le langage de quelque personnage pittoresque du roman.
Peu après la Chanson des gueux de Jean Richepin, les romanciers naturalistes trouvent dans l'argot et, plus généralement dans la langue populaire, une forme d'expression appropriée à la représentation romanesque des bas-fonds.
Certes, quelque quinze années plus tôt, l'auteur des Misérables revendiquait déjà le privilège d'avoir introduit l'argot dans la littérature romanesque. Mais, limité à la langue des personnages, cet argot n'aventure pas pour autant l'écriture de Hugo au-delà d'une volonté de représentation.
On ne peut plus en dire autant de la production naturaliste, où l'idée d'une remise en question de l'idéologie par le choix du langage romanesque commence à s'affirmer, ne serait-ce que chez Zola.
Néanmoins, quel que soit l'effort accompli par l'écrivain pour assumer le «langage de l'autre», l'écriture conserve foncière-ment sa fonction de représentation et le style de l'énonciation narrative ne peut en aucun cas être confondu avec celui de l'écrivain. Comme le dit à juste titre Rima Drell Reck, la langue populaire reste un «matériel coté», utilisé à titre mimétique pour sa valeur d'évocation sociale. Par conséquent, elle renvoie à l'univers de la fiction sans atteindre aucunement les présupposés idéologiques qui en garantissent la lisibilité romanesque.
Plus près de nous, les tentatives d'exploitation de l'argot se multiplient en se différenciant. Pour ne citer que les plus illustres, outre Proust, les noms de Francis Carco et de Pierre Mac Orlan, d'Henri Barbusse et de Gabriel Chevallier, d'Auguste Le Breton et d'Albert Simonin, de Raymond Queneau, San Antonio et Alphonse Boudard ne supportent d'être rapprochés sans qu'aussitôt de profondes divergences s'affirment, tant dans la personnalité littéraire de leurs oeuvres respectives que dans l'intention idéologique qui sous-tend leurs «écritures». Aux différences de genre s'ajoutent, sans implication nécessaire, les variétés de style.
Sans accroître cette disparité de l'abondante sous-littérature qui prolonge la veine du roman noir en la mettant au goût du jour d'une quelconque «série noire», on n'est pas loin de penser que toutes ces réalisations littéraires, qui précèdent ou qui suivent le Voyage au bout de la nuit de Céline, ne font que renforcer l'excentricité de ce roman, décidément insituable à partir des classifications qu'elles pourraient proposer.
Si la marque célinienne est patente sur l'oeuvre d'un San Antonio ou d'un Alphonse Boudard par exemple, il est par contre beaucoup plus malaisé de reconnaître la dette de l'auteur du Voyage par rapport à ses devanciers.
Une étude d'influences, menée systématiquement, conduirait sans nul doute à reconnaître dans le «populisme» célinien le produit spécifique de diverses formules préexistantes. La langue de Bardamu procède partiellement des tentatives naturalistes qui enrichissent leur représentation romanesque d'une dénonciation sociale émanant du lyrisme spécifique à la langue populaire. Mais Céline, contrairement à Zola notamment, ne dépeint pas la classe ouvrière. S'il exprime une misère, à la fois sociale et morale, il le fait davantage à la manière des écrivains marginaux dont la thématique romanesque s'inscrit, quant à elle, dans la ligne de l'intérêt romantique pour le pittoresque des «classes dangereuses». Avec une différence capitale néanmoins, qui conduit à rejeter pareillement l'idée d'une détermination historique : Céline évince totalement le pittoresque pour ne retenir que la marginalité.
Le roman de guerre exerce peut-être une influence plus nette. Dans le Feu de Barbusse ou dans la Peur de Gabriel Chevallier, comme parmi tant d'autres productions du genre, le langage des «poilus», populaire et argotique, est exploité très relativement d'ailleurs comme l'instrument le plus apte à exprimer le désarroi moral où la guerre a laissé cet homme de civilisation qu'est l'écrivain. Ce désarroi débouche souvent sur un sentiment pré-révolutionnaire, inspiré par le rapprochement des classes devant la même condition tragique.
On trouve donc en germe, chez les romanciers de guerre, un programme stylisco-thématique que le Voyage au bout de la nuit va exploiter jusqu'à ses ultimes implications. Néanmoins, pas plus que la littérature naturaliste, cette production littéraire ne joue le rôle d'un modèle déterminant car l'une comme l'autre restent limitées, du point de vue de l'innovation langagière, à un objectif de représentation que le Voyage n'assume que pour le faire éclater.
Comme le signale André Rigaud, Céline est le premier romancier contemporain qui ait pris à son compte l'emploi de l'argot par le narrateur du récit, au lieu de l'abandonner à ses personnages. Et il convient d'ajouter à cette remarque capitale que l'écrivain investit son narrateur d'une «voix» marginale qui est le produit d'un travail profond de l'écriture.
Au lieu de représenter comme ses prédécesseurs un spécimen souvent sommaire de parlure argotique ou populaire, l'auteur du Voyage crée fondamentalement un langage dont la spécificité n'apparaît strictement individuelle que pour mieux restituer la psychologie expressive d'un sujet, socialement et moralement déclassé.
Le narrateur de Céline ne s'identifie pas pour autant à l'image fictive d'un quelconque argotier. Il n'est pas facilement réductible au statut que la représentation romanesque devrait lui imposer pour la raison que l'écriture transgresse délibérément les règles du genre, outrepassant sa fonction mimétique à des fins que l'on peut d'emblée qualifier de «poétiques». En choisissant de transposer «l'émotion de la langue parlée à l'écrit» et, plus particulièrement, celle de l'argot populaire l'écrivain du Voyage suscite en effet à partir des mots, et au-delà d'eux, tout un univers langagier qui prend, sous sa plume, la consistance d'un univers à la fois représentatif et imaginaire.
Plutôt que dans les termes, c'est dans le milieu psychique de l'argot que cet univers ambigu trouve son ancrage, ce lieu hanté par les individualités récalcitrantes, où le terrorisme est tout en métaphores et s'émousse vite, dans le marasme des fins de «virées», à l'heure hagarde où les «bistrots» s'éteignent et où la vérité reprend ses droits : ceux du «boulot» de la fatigue et de la misère.
Ce langage marginal, qui prend son origine à l'envers de la société, du «mauvais côté» de la vie, est tout autre chose que le témoignage social d'un Zola sur la classe ouvrière, tout autre chose que la protestation morale d'un Barbusse devant le drame de la guerre. Ajoutant à ces valeurs acquises l'intimisme poétique d'un Villon et le comique épique d'un Rabelais, Céline ramasse les possibilités expressives de l'argot populaire et les dépasse dans la création d'un langage symbolique, capable de traduire, par-delà toutes les protestations sociales ou morales, la plainte dépouillée de la créature dans sa lucide faiblesse, à ce point de non retour où elle se découvre seule, face à la marginalité suprême de la mort.
Fin ou commencement? Langage révolutionnaire à l'état brut, signifiant l'urgence d'une refonte radicale de la vie telle qu'elle est subie dans cet univers de la nuit? Ou bien désespoir ultime, dénudé de tout argument comme de tout vouloir, prêt à se laisser enliser dans une négativité fatale? Tel est le prolongement pathétique et ambigu que Céline confère au langage du refus et du rejet. C'est dans cette marge de limon et de fange qu'il inscrit son entreprise sa question littéraire. Aussi peut-on affirmer que, avec une profondeur poétique jamais égalée, l'auteur du Voyage au bout de la nuit puise dans l'argot populaire le ton fondamental de sa voix narrative.
Table des matières AVANT-PROPOS
INTRODUCTION
Le récit de voyage comme code littéraire Du code à l'écriture Une écriture scandaleuse Une esthétique «sauvage» Un anarchisme équivoque Aspects de la réception critique de 1932 à 1975 Proposition.
PREMIÈRE PARTIE : Le travail stylistique
SECTION I. L'argot populaire et l'éthos générateur de la voix narrative
Considérations préliminaires : spécificité de l'argot son emploi littéraire
Le cas célinien
Chapitre I. Le lexique oral du Voyage et sa stylisation argotique
Chapitre II. Le travail stylistique et l'effet d'argot