Loin de l’anthropocentrisme qui depuis quelques siècles règne en Occident, dans l’Inde ancienne la parole est tenue pour une force qui irrigue toutes les strates de l’être, de l’élémentaire au divin en passant par le végétal et l’animal. Au lieu de nous séparer du non-humain, elle devient alors ce qui nous y relie – tout en se reliant elle-même aux bruissements du monde non moins qu’à la musique. Dans cette perspective, le chanteur s’accorde aux oiseaux, le poète révèle les correspondances qui unissent l’infime au large, et le cœur de l’homme coïncide avec celui de l’univers.
L’Inde vient par là nous rappeler qu’un cheminement spirituel peut prendre la forme d’une quête esthétique. Le dépassement de l’égocentrisme n’y passe plus par l’impératif de se rendre utile, mais par une joie devant la beauté qui, comme la vie, se donne pour rien.
Nourrie par la pratique du yoga, du chant classique de l’Inde et des mantras, cette interrogation revient aux textes fondateurs de différents courants de pensée indiens, des Védas aux Tantras. Et elle les met en résonance avec certains mystiques et philosophes occidentaux, comme avec des thérapeutes de l’âme qui en appellent aussi à la puissance de la parole.
Auteur de La parole comme voie spirituelle : Dialogue avec l’Inde
Sandrine Willems est née à Bruxelles en 1968. Ayant commencé très jeune un parcours de comédienne, elle entreprend ensuite des études de philosophie, qui s’achèvent par une thèse de doctorat sur Georges Bataille. Une licence d’études théâtrales à Strasbourg la ramène alors au théâtre par la mise en scène. Elle réalise ensuite, pour le cinéma et la télévision, plusieurs courts et moyens métrages, ainsi que des documentaires musicaux. Enfin, l’écriture de scénarios l’ayant conduite à la littérature, c’est à celle-ci qu’elle se consacre depuis quelques années.
Sandrine WILLEMS, La parole comme voie spirituelle. Dialogue avec l’Inde, Seuil, 2023, 200 p., 19,50 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 9782021493276Dans son dernier essai, l’écrivaine, philosophe, psychanalyste et réalisatrice Sandrine Willems nous invite à un décentrement, nous propose un voyage mental, esthétique et conceptuel loin de l’anthropocentrisme qui a façonné l’Occident. S’ils se voient remis en question de nos jours, de l’intérieur de nos sociétés, l’anthropocentrisme de l’Occident et son primat de l’humain ont eu une incidence sur notre perception de la parole réduite à la sphère humaine, confisquée par cette dernière. L’ouverture de l’esprit aux dimensions qui échappent à la raison se fait sœur d’une expérience…
Jean Tordeur a destiné ces articles à la page littéraire du Soir , journal à la rédaction duquel…
Le chant du signe : Dramaturgies expérimentales de l’entre-deux-guerres
Pierre PIRET , Le chant du signe. Dramaturgies expérimentales de l’entre-deux-guerres , Circé, coll. « Penser le théâtre », 2024, 210 p., 24 €, ISBN : 978-2-84242-510-4 Nonobstant le fait qu’ils ont produit leur œuvre pour l’essentiel dans l’entre-deux guerres, que peuvent avoir en commun des dramaturges aussi différents que Fernand Crommelynck, Paul Claudel, Michel De Ghelderode, Jean Cocteau, Roger Vitrac, Henry Soumagne, Guillaume Apollinaire ? Si l’on se réfère aux études existantes, seules quelques analogies très partielles sinon superficielles ont été mises en lumière. Or, malgré sa brièveté, cette période fut marquée dans les domaines tant musical que plasticien et littéraire par une forte volonté des créateurs de mettre en question les codes établis – notamment ceux du théâtre de boulevard – et d’innover sans craindre de provoquer. Cette volonté s’étant exprimée dans un grand désordre apparent, sans qu’on puisse la ranger dans le tiroir « avant-gardes », c’était une gageure d’y reconnaitre une logique commune et, à fortiori, de détailler les rouages d’une telle logique. Voilà le défi que vient de relever brillamment Pierre Piret, professeur au Centre d’Études théâtrales de l’UCLouvain, en s’appuyant sur la panoplie conceptuelle de la psychanalyse lacanienne – on voit mal, tout compte fait, quelle autre grille d’analyse aurait pu convenir à la tâche. Déjà naissante avant la guerre de 14-18, une prise de conscience s’est progressivement répandue et amplifiée chez les dramaturges concernant le système et les fonctions du langage verbal. Loin de se réduire à un outil docile d’expression et de communication, celui-ci impose sa loi différenciatrice et structurante à l’ensemble de l’activité psychique et, par là, permet rien de moins que la genèse de la pensée. De cette primauté fondamentale résultent trois grands effets aliénants. D’abord, la langue est léguée à l’enfant par ses prédécesseurs : les seuls mots disponibles pour s’identifier et s’exprimer sont venus de l’Autre. Chacun à leur manière, Crommelynck, Ghelderode et Vitrac ont illustré cette altérité dans Le cocu magnifique, Pantagleize, Victor ou les enfants au pouvoir et plusieurs autres pièces. Une deuxième contrainte résulte de ceci que les mots forment un système clos sur lui-même et radicalement incomplet ; ainsi le sujet est-il entrainé dans une chaine infinie de renvois sans origine ni aboutissement. Les pièces de Claudel et de Soumagne sont particulièrement déterminées par cette organisation langagière, qu’il s’agisse du Soulier de satin ou de L’autre Messie. Enfin, la parole étant structurellement équivoque, elle fait de l’allocutaire non pas un simple « décodeur » comme on le croyait, mais le véritable faiseur de la signification, amené à se frayer un chemin parmi l’entrelacs de signifiants auquel il est confronté. Préoccupés par ce renversement, Cocteau et Apollinaire ont accordé une place stratégique au mécanisme allocutif dans leurs pièces Les mariés de la Tour Eiffel, La voix humaine, Les mamelles de Tirésias. Au-delà de leur grande diversité, et grâce à un examen extrêmement minutieux, Pierre Piret montre que toutes ces pièces présentent plusieurs points communs. Dans chacune le héros (l’héroïne) suspend son existence à la question de la vérité et joue par là sa propre vie. Partagé entre le rôle qu’il tient et le rôle qu’il désire, il n’entre pas vraiment en conflit avec ses semblables mais s’efforce de les discréditer : devenant incompréhensible à leurs yeux, il s’écarte irrémédiablement du cercle familial ou social. Il s’agit en bref d’une « dramaturgie métonymique », soutenue par une fuite en avant continuelle où chaque solution successivement espérée se révèle illusoire, et où dès lors nul dénouement n’est possible. Rompant avec la tradition théâtrale, les pièces analysées mettent en cause de manière insistante la fonction du mode interpellatif inhérent au théâtre, soulignent l’aliénation qui en est inséparable, en ce compris le rôle du public, et précisent dans ce but les conditions de mise en scène. L’entre-deux-guerres théâtral en langue française n’est donc pas aussi disparate qu’on le croyait. Les pièces étudiées dans Le chant du signe – jeu de mots lacanien ? – reflètent la mutation épistémique majeure amorcée par le linguiste Ferdinand de Saussure et y réagissent par des innovations dramaturgiques très imaginatives. Ceci dit, et c’est regrettable, le livre de Pierre Piret n’est accessible qu’à des lecteurs avertis, de préférence familiers des théories de Jacques Lacan. Mais, après tout, celui-ci ne parlait ni n’écrivait pour le grand public… Daniel Laroche Les stratégies d’expérimentation théâtrale mises en œuvre par Apollinaire, Claudel, Cocteau, Crommelynck, Ghelderode, Soumagne ou Vitrac radiographient, selon l’auteur, une mutation civilisationnelle majeure. Ces innovations dramaturgiques qui paraissent gratuites ou absurdes témoignent en réalité d’une interrogation fondamentale…
Au cœur des hommes : Enquête sur les affects masculins
Autrice d’une œuvre aussi importante que singulière, psychologue, philosophe, Sandrine Willems interroge dans son essai-enquête Au cœur des hommes la construction de l’identité masculine, le rapport qu’elle implique à la sphère des affects, amour, amitié, joie, tristesse… Ayant recueilli les propos d’une douzaine d’hommes âgés de 25 à 65 ans, elle amène ses interlocuteurs à questionner leurs rapports à l’autre, au genre, au monde, à la vie, à l’invention de soi. Dans sa préface, ce qui a suscité le désir de mener une telle enquête est dévoilé : « L’origine de ce projet se situe dans ma réaction au livre d’une femme, où je trouvais que les hommes étaient caricaturés, soit en lourdauds qui ne comprenaient rien, soit en figures éthérées, pleines d’idéaux abstraits — face à des femmes qui avaient l’apanage d’une sensibilité incarnée. Cette vision simpliste me heurtait d’autant plus qu’elle me semblait faire écho à certains extrêmes d’un féminisme contemporain, qui remet sur un piédestal d’archaïques puissances matriarcales, pour dénigrer le masculin, comme voué à l’intellectualisation, à ses futilités et ses dangers ». C’est avec la sensibilité de l’éthologue, le radar de l’écologie des pratiques animales, humaines ou non-humaines, que Sandrine Willems écoute ses interlocuteurs, sans exporter dans leurs paroles des visions, des stéréotypes (anciens ou nouveaux), des grilles d’analyse. Certes, la formulation des questions, le choix des champs d’investigation prédéfinissent, à tout le moins les réponses.Que des clichés aient la vie dure, que certaines femmes figent les hommes (les uns et les autres cisgenres ou transgenres) dans des rôles enfermants, étouffants, que nombre d’hommes (et de femmes) aient intériorisé des visions normatives, des attentes relève des mécanismes de socialisation que Pierre Bourdieu nomme habitus . Mais il n’y a pas d’héritage de modes de pensée, de valeurs, de modèles sans un bougé, une réinvention des rôles, des manières de vivre et de s’inscrire dans le monde. La formule sartrienne « L’existence précède l’essence » rend compte de cette inadéquation à soi, de ce devenir d’une identité qui ne coïncide jamais avec elle-même. Afin d’amener les personnes interrogées à se pencher sur leurs affects, sur leur perception du sentiment amoureux, de la tendresse, leur porosité par rapport au monde, le mythe de l’androgynie, leur part féminine, les larmes ou encore la sublimation, l’introspection sur le continent des affects se doit d’être relayée par une mise en pensée de ce qui échappe au plan de l’idéel. Comment, sous quelles formes (superficielles ou plus profondes), l’ouverture à de nouveaux nouages entre soi et soi, soi et l’autre, soi et le monde, l’expérimentation d’un affect « océanique » qui s’élargit au non-humain modifient-elles le plan de la psychè et du socius ? Appartenant à certains groupes sociaux, à certains milieux professionnels, culturels, les hommes qui se sont prêtés à l’enquête ne forment qu’un échantillon de la population. Sandrine Willems ne place pas son curseur sur le plan sociologique ou psychologique mais dans un espace éthologique qui recueille des savoirs de soi, des expériences, des doutes. Que disent les affects (passés dans l’athanor de la réflexion) de ceux qui les expriment ? Que perd-on du rapport intime à soi dans sa traduction en concepts ? Comment éviter que le désir d’inventer de nouveaux affects ne devienne un programme alors que le propre des révolutions existentielles est de surgir dans un mélange de pulsions intensives et de riposte à une situation vécue comme insupportable ? Comment être aux aguets et déjouer les nouveaux stéréotypes castrateurs qui remplacent les anciens ? En Occident, le 21e siècle cultive avec brio le paradoxe d’un appel à la libération de soi qui engendre des injonctions massives, des pressions sociétales, des effets de mode moralisateurs et aliénants. C’est avec empathie et dotée de l’oreille d’une musicienne-poète que Sandrine Willems écoute les voix qui explorent les questions qu’elle leur tend, qui se confient à elle. Véronique Bergen En savoir plus Les propos réunis ici sont issus d’interviews, d’une douzaine d’hommes entre 25 et 65 ans. Ils se demandent ce que peut vouloir dire aujourd’hui être « un homme » et interrogent les multiples sens que ce terme peut prendre, ceux dont ils ne veulent plus, ceux qui restent à inventer. Des hétéros, des bis, des gays, questionnent leur prétendue féminité, et la différence des genres, si incertaine, de nos jours particulièrement vacillante. Par là chacun tente de dire son monde intérieur, ses humeurs, le fond de son « cœur » ou de son « âme » , et ce que ces mots issus d’un autre âge signifient pour lui. Ce qui mène à réinterroger du même coup l’amour, l’amitié, et ce qui pourrait les élargir, les englober, dans ce qu’on a pu appeler un affect « océanique » , où l’on se sentirait relié au monde non humain, ou à l’inconnu de ce qui nous dépasse. « Je me sens masculin, au sens d’une adéquation à mon corps, mais parfois j’ai envie d’être une femme. J’ai l’impression de ne pas coller à ce rôle d’homme, je n’ai pas envie de ça, d’être du côté de la force, de celui qui doit porter la femme, de celui qui doit fermer sa gueule. J’ai l’impression que je n’ai pas assez de confiance pour ça, et j’ai envie qu’on me protège aussi. …