Les sociétés et les déserts de l'âme. Approche sociologique de la retraite religieuse dans la France du XVIIe siècle

RÉSUMÉ

Quand, au milieu du XVIIe siècle, Arnauld d’Andilly fait paraître sa traduction des Vies des saints pères des déserts, il ne livre pas seulement un texte philologiquement sûr à la lecture édifiante des moniales et des reclus; il espère que les gens du monde y trouveront des exemples nombreux de sainteté pour en faire un instrument de leur conversion à Dieu. Bien d’autres livres, qui semblent à l’usage exclusif des conventuels, prétendent in fine excéder le lieu de leur diffusion…

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Lire un extrait La société française du XVIIe siècle a été décrite par Norbert Elias comme une société de cour, entendons qu'il s'agit autant d'une société où il y a, en son centre, une cour et que la cour fonctionne elle-même comme une société. Dans la structuration de cet espace, interviennent les modalités de la formation de l'homme de cour pour le conformer à l'espace curial. Ainsi, s'établit un procès qui appelle d'autres espaces concurrents et complices de la cour : dans la formation du courtisan, l'école tend de plus en plus à prendre une place première, reproduisant les distinctions de classe qui ont prévalu à sa fréquentation et les discriminations sexuelles, puisque l'univers de l'école reste encore exclusivement masculin. Malgré une crise importante au mitan du siècle, les collèges de-meurent en phase avec les nouvelles attentes du monde curial ; à leurs enseignements, ils adjoignent les instructions nécessaires, telle la musique et la danse, pour accomplir chez leurs pupilles le prototype de l'excellence mondaine. Les attentes qui pèsent sur l'orientation de l'instruction scolaire apportent au sein de l'école des effets d'hétéronomie, qui la recréent comme un espace de porosités de différents modèles qui ne sont pas nécessairement et strictement scolaires. C'est alors un conglomérat de pratiques et de représentations qui se rencontrent pour forger l'habitus du courtisan. Sous le rapport de l'homologie, autant l'éloquence scolaire que le discours sur la civilité se subsument dans la diachronie de leur évolution comme dans la synchronie de leur échange. La rhétorique dit la conformité du geste avec la parole pour réaliser l'excellence du magistère de l'éloquence; la civilité attend l'harmonie immédiate de l'être humain avec son paraître social. L'une et l'autre, qui profitent d'une identité sociale plus ou moins restrictive de leurs acteurs et qui se complètent pour dire la norme du corps et du verbe dans la société civile, finiront par faire entendre les possibles de l'apprentissage contre les préventions classistes de l'innéisme, que les nobles captaient aux fins de justifier sans recours leur domination sociale. A travers l'apprentissage, l'école maintient l'enchantement de l'excellence par une ascèse qui se formalise dans la clôture scolaire jusqu'aux envoûtements déréalisants auxquels succombera, complice, la rhétorique : elle fait mourir l'écolier à son enfance pour qu'il renaisse au «monde» de sa classe sociale ; elle le fait dans l'épreuve permanente au terme de laquelle opère l'investissement identifiant et se produit, chez le sujet, la croyance en sa propre nécessité sociale, qui est celle de dominer. Le protocole de l'ascèse scolaire s'est forgé dans la récupération des instructions monacales à l'endroit des jeunes novices, introduisant de la sorte dans le modèle de l'excellence comportementale les deux principes religieux de la modestie et de la gravité. Les deux mêmes préceptes fonderont les prescriptions premières des traités de la civilité mon-daine. Aussi charité et civilité se brouilleront dans leur justification de l'une par l'autre pour marteler le commandement premier de l'unité de l'être dans les codes nouveaux de l'éthique sociale. De l'instruction scolaire aux instructions monastiques, la boucle s'est fermée sur elle-même pour laisser entendre le possible d'un lieu tampon fait d'échanges réciproques et structurants : la théorie de la civilité est induite lointainement des préceptes monastiques; à son tour, comme nous le verrons par l'exemple des ursulines de Meaux, la civilité va commander à l'édiction des règles pratiques qui doivent prévaloir dans les rapports humains au sein de l'enclos conventuel. Les retraites spirituelles ont agi non comme acteur d'influence ou de conditionnement, mais comme résultat de ce procès de porosité des espaces de représentations et de modèles éthiques. Surtout, pour ce qui est des pratiques d'une retraite épisodique ou transitoire, elles ont été rendues possibles par la fréquentation des agents du monde et du cloître et par les homologies structurelles entre les modèles de l'un et l'autre espace. Dès lors, les retraites quadragésimales sont l'épiphénomène d'une même structure comportementale et mentale, et l'opposition du monde et du cloître devient une «falsification». Les effets de la clôture agissent autant dans le monde de la formation scolaire de l'individu et de sa per-formation sociale que dans l'espace du couvent ; la cour crée un protocole de l'investissement permanent dans la précarité de la grâce royale, un fétichisme idéalisant dans le détail des petits riens de l'étiquette, et une identification à une mécanique qui se reproduit dans les individus par-delà les vicissitudes des générations. Le monde du courtisan rencontre alors celui du cloître sous le signe commun d'une ascèse continue ; économie faite des détractions discursives portées à l'encontre de la cour, ils ne s'opposent que dans la surenchère à laquelle les agents du cloître sont tenus de prétendre pour se démarquer d'un univers dont tant de choses les rapprochent. En plus de l'opposition illusionnante de la cour et du cloître, la société d'Ancien Régime travaille différemment les clivages modernes, tels ceux du public et du privé; l'un et l'autre s'interpénètrent pour structurer une transparence de l'être social au monde. C'est à la même transparence que, sous le coup de la doxa religieuse, convient les traités de civilité lorsqu'ils en appellent à la cohérence de l'être et du paraître; ils se soumettent aussi à la nécessité d'une société intelligible dans ses pratiques comme dans ses enjeux que formalisent au jour le jour les paroles et les gestes de ses agents, et ils initient à la pratique de la transparence de soi à soi, concourante à l'examen de conscience. Parce qu'ils conditionnent la maîtrise de soi, des pulsions et des affects, ces traités sont un indicateur du degré d'hétéronomie du champ social aux effets de la doxa religieuse de l'âme et du corps et aux savoirs convenus de la médecine des passions. Ils sont les réflecteurs d'une porosité d'espaces dominants, apposant à la cour, les lieux de la Chaire et de la Faculté. Si les traités de la civilité exposent leur matière dans la forme homologique de l'entretien ou de la conversation honnête, s'ils créent le paradoxe d'enseigner au courtisan ce qu'il sait déjà par sa naissance qui le prédétermine à l'excellence des belles manières, s'ils sont le résultat d'une observation aléatoire d'un objet fugace et mouvant, si enfin, ils sont devenus incertains dans leur littéralité même par le fait des contrefaçons étrangères, ils deviennent pleinement un discours de la frontière par le profil de leurs auteurs comme par les lieux de leur production : de Faret à l'abbé Bellegarde, l'identité de l'auteur du traité de civilité est celle d'un agent qui se tient aux limites du monde qu'il décrit et dont il prescrit les règles ; à la fin du XVIIe siècle, le succès de ces livres se poursuit en d'autres lieux que ceux de la librairie parisienne dont l'espace géographique se confond avec celui de la civilité de cour, et ces lieux sont ceux des presses piratantes de Hollande, de Bruxelles et de Liège. Par sa fabrication étrangère, le texte de civilité dévoile la finalité de son énonciation : il tend de plus en plus à atteindre les fractions qui se tiennent en dehors de l'espace social de la civilité ; dans les faits, il parachève la résolution du paradoxe élocutoire qui le fondait : il parle enfin à ceux qui ne sa-vent pas par naissance l'excellence de la politesse et du savoir-vivre. En retour, l'élite se détourne de cette production qui divulgue les mécanismes de sa distinction. Comme instrument d'apprentissage des manières distinguées et distinctives, le traité de civilité a aussi accrédité, contre l'innéisme, la mobilité des agents sociaux et la porosité des strates qui hiérarchisaient la société d'Ancien Régime, et de leurs comportements idoines.
Table des matières Présentation. Première partie. L'habitus du courtisan : discipline et modestie Chapitre I. De l'institution de l'homme : l'école de la discipline. Chapitre II. De l'institution de la cour : la civilité et la discipline. Deuxième partie. Exclusion et réclusion : la retraite forcée. Chapitre ler. Les lépreux ou l'institution d'une mort au monde non voulue. Chapitre II. L'Hôtel royal des Invalides ou une «Retraite honorable» pour les soldats de Louis XIV. Chapitre III. La retraite au féminin : aliénations de genre et particularités d'espèce. Chapitre IV. La dévotion : la frontière et la cohésion brouillée. Troisième partie. Entre le «monde» aristocratique et la retraite religieuse : de l'écart à la conciliation. Chapitre Ier. Le courtisan à distance familière : Montaigne et ses avatars classiques. Chapitre II. De la retraite aristocratique à l'érémitisme : les limites du refus du «monde». Chapitre III. Aristocratisme ascétique et ascèse aristocratique : la communauté de Saint-Simon et de Rancé. Chapitre IV. Pieux et magnifiques : saint Louis et Louis XIV ou l'exemplarité d'une éthique au miroir du «monde». Conclusion. Index des noms de personnes et de lieux. Index des noms d'auteurs d'études critiques.

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