Gudule, l'écriture en signe de tolérance

En publiant en 1987 chez Syros Prince charmant poil aux dents, Gudule signait son premier opus pour la jeunesse, entamant ainsi une longue série de livres qui compte aujourd’hui plus de cent titres. Osant aborder des sujets forts, voire tabous, cette Bruxelloise d’origine, installée depuis de nombreuses années, en France, s’est éteinte à l’aube de ses septante ans, le 21 mai 2015, laissant derrière elle une oeuvre teintée d’étrange et de fantastique. * Malgré ses quelques écrits sous les pseudonymes d’Anne Guduël, Anne Duguël ou Anne Carali, c’est avec son surnom « Gudule » qu’Anne Liger-Belair marque les esprits de ses jeunes lecteurs. Gudule, un surnom qu’elle qualifie de « rigolo », qui rappelle la patronne de Bruxelles où elle est née en 1945, et qu’elle utilise pour la première fois en signant une comptine réalisée pour L’Écho des Savanes avec le dessinateur Carali, alors son époux. Le jeu consistait à user de rimes en « -ule » (sans jamais sombrer dans la grossièreté)…

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Les langues en indonésie. Pas de néerlandisation, mais une anglicisation

[ Traduit du néerlandais par Marcel Harmignies.] Les indonésiens sont extrêmement susceptibles quand il s’agit de leur territoire, mais n’ont jamais éprouvé le besoin de se battre pour leur propre langue. néanmoins, le néerlandais n’a jamais réussi à s’imposer dans les anciennes indes néerlandaises.                                                                               *                                                                              *    * Une évolution de la langue indonésienne me chiffonne et me met mal à l’aise, il s’agit du mélange avec l’anglais. Au cours des quarante dernières années, de plus en plus de mots et d’expressions anglais ont été introduits, mais on éprouve moins le besoin de les transposer en indonésien. Les personnes que je qualifie d’anglicisées (keminggris en javanais) sont de plus en plus nombreuses. Comme si tous ces emprunts étaient généralement acceptés et compris par tout un chacun. Pourquoi les Indonésiens font-ils un tel méli-mélo de leur langue et sont-ils à ce point dépourvus de nationalisme linguistique? Pourtant, les Indonésiens ne sont-ils pas réputés pour le nationalisme qui les a délivrés du colonialisme néerlandais? Les réponses à ce genre de questions, on ne les obtient qu’en analysant plus de trois cents ans d’histoire coloniale. Colonisés par une entreprise Qui connaît l’histoire de l’Indonésie supposera peut-être que l’indonésien est plus proche du néerlandais que de l’anglais. Les Néerlandais ont quand même régné sur l’archipel trois siècles durant. Alors pourquoi les Indonésiens ne parlent-ils donc plus le néerlandais, tandis que dans le Timor oriental, petit pays voisin, le portugais est toujours utilisé ? Quand on appelait encore «malais» la langue indonésienne, elle cohabitait bien avec les langues locales et le néerlandais. J’ai été élevé par mes grands-parents à Malang, Est de Java, dans les années 60 et 70 du siècle dernier, et je baignais dans trois langues: le néerlandais, le javanais et l’indonésien. Mes grands-parents parlaient néerlandais entre eux car ils avaient fréquenté des écoles néerlandaises, et ils m’apprirent à le parler et à l’écrire. Mes premiers petits mots furent peut-être du néerlandais et non du javanais. Le javanais, je l’ai appris dans la rue, et il me fut ensuite enseigné à l’école, avec l’indonésien. J’ai appris cependant aussi à ne pas mélanger ces langues. Ma grand-mère soulignait que beaucoup de ceux qui parlaient javanais et indonésien ne comprenaient pas du tout le néerlandais. Plus tard, j’ai appris également à l’école l’anglais et l’allemand, mais les professeurs veillaient à nous éviter que nous mélangions les langues. Le faire était pécher par insuffisance linguistique. Je suis convaincu que ma maîtrise du néerlandais est une exception. Les gens de ma génération et de celle de mes professeurs ne le parlent guère. Seule la petite communauté des Indos, métis ayant choisi de rester en Indonésie après l’indépendance, l’utilise encore. Je parlais aussi néerlandais avec mes trois camarades de classe indos quand nous étions entre nous. Quand je suis parti en 1980 à l’université de Salatiga, Java central, j’ai pu continuer à le pratiquer avec les Indos et les enseignants néerlandais qui travaillaient là. Mais j’ai déjà remarqué alors que le nombre d’Indonésiens parlant encore le néerlandais diminuait rapidement, tandis que l’usage de l’anglais était précisément en plein essor. Lorsqu’en 1987 je me suis installé aux Pays-Bas pour travailler au département indonésien de Radio Pays-Bas internationale, je n’ai eu aucune peine à pratiquer le néerlandais. Il m’a suffi de deux semaines de cours chez les chanoinesses de Vught, dans le Brabant-Septentrional. Dans le cadre de mon travail, je n’avais pas à écrire en néerlandais. Je devais seulement être capable de traduire des dépêches du néerlandais en indonésien. Mon expression écrite en néerlandais s’en est trouvée négligée. Si je l’avais aussi appris à l’école, il en aurait sans doute été autrement. Aux Pays-Bas, je me suis consacré de plus en plus à l’histoire, surtout à ce que nous appelons l’époque néerlandaise (zaman Belanda). J’ai découvert que l’Indonésie est le seul pays où l’on ne parle plus la langue de l’ancien colonisateur. Dans les anciennes colonies britanniques de Malaisie et Singapour, on continue à parler l’anglais et beaucoup d’auteurs locaux écrivent dans cette langue. Aux Philippines aussi, qui furent cédées au XIXe siècle par les Espagnols aux Américains, de nombreux auteurs publient en anglais. Le Timor oriental, à la fin de l’occupation indonésienne, a choisi le portugais comme première langue nationale. De même, dans les anciennes colonies françaises du Maghreb, l’enseignement supérieur est toujours bilingue: arabe et français. L’auteur marocain Bensalem Himmich écrit ses romans en français et en arabe. En Indonésie, il n’est plus un seul auteur qui écrive en néerlandais. C’était déjà un peu ce qui se produisait durant l’époque néerlandaise. En néerlandais ne publièrent guère que Raden Adjeng Kartini (1879-1904), Noto Soeroto (1888-1951) et Soewarsih Djojopoespito (1912-1977). Leurs livres furent reconnus aux Pays-Bas aussi comme des œuvres littéraires, mais on peut les considérer comme des accidents de l’histoire. Je croyais initialement, conformément au fanatisme historique que j’avais apporté d’Indonésie, que le nationalisme indonésien avait évacué tout ce qui évoquait les Néerlandais. Le Soempah Pemoeda (Serment de la jeunesse), prêté en 1928 par les jeunes nationalistes, joua un rôle majeur en la circonstance. Il exhortait à: une terre, une nation et une langue. Mais peu à peu cette conviction disparut qui, à mon avis, est dépourvue de tout fondement historique. Ainsi je découvris que Soewarsih Djojopoespito publia son roman Buiten het gareel (Au-delà du harnais) en 1940, douze ans après le Serment de la jeunesse. Soewarsih aurait-elle dû l’écrire en indonésien pour rester fidèle à ce serment? Pourquoi a-t-elle pourtant rédigé son roman nationaliste dans la langue de l’oppresseur? Je me rendis compte alors aussi que mes grands-parents avaient continué de parler néerlandais jusqu’à leur décès. Par conséquent je suis convaincu que le Soempah Pemoeda n’est pas une raison suffisante pour expliquer la disparition du néerlandais en Indonésie. Au beau milieu de cette recherche, j’ai vu une interview de Benedict Anderson* à la télévision néerlandaise. Cette spécialiste réputée du nationalisme relevait que l’Indonésie est la seule colonie à avoir été administrée sans utiliser une langue européenne. Par ailleurs, l’Indonésie avait été colonisée non par un État, mais par une entreprise, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (Vereenigde Oost-Indische Compagnie ou VOC). Cette interview m’ouvrit les yeux. Pour la VOC, l’optimisation des profits était importante et les charges de la colonie devaient être contenues à un bas niveau. Naturellement, la VOC possédait aussi d’autres moyens pour générer des profits, comme le monopole des épices. Diffuser la langue néerlandaise aurait cependant aussi coûté de l’argent. Il revenait moins cher d’enseigner le malais, embryon de la langue indonésienne, aux proches collaborateurs que le néerlandais à toute la population. Quand la VOC fit faillite vers 1800, l’État néerlandais prit le relais, mais la politique linguistique de la compagnie fut poursuivie. Les Européens parlaient bien le néerlandais dans la capitale Batavia, et le portugais se trouva relégué derrière le malais en position de seconde langue utilisée, mais l’usage du néerlandais ne fut pas encouragé. On invoquait comme prétexte le fait que les Indes néerlandaises possédaient déjà…

Témoigner la monstruosité de la Shoah. Le devoir de mémoire et de transmission de Vincent Engel et Françoise Lalande

Introduction [page 37 de la version papier]  Dans son essai Fiction : l’impossible nécessité, Vincent Engel XX signale que « le discours sur la littérature de la Shoah est dominé par une insistance sur l’incapacité de ce discours et plus particulièrement sa déclination artistique » XX . De fait, le judéocide fut une expérience d’une monstruosité telle qu’elle paraît se situer au-delà de tout ce qui est humainement imaginable, dicible et transmissible. Cependant, ces trois concepts, Engel les qualifie comme des mots qui ne trahissent que notre incapacité à imaginer, dire et transmettre, « des mots qui ne disent rien sur ce qu’on entend qualifier à travers eux » XX .  Méditant sur le caractère toujours inédit et unique de l’expression de l’indicible, Engel montre comment le parcours du narrateur imaginé par Jean Mattern dans Les Bains de Kiraly XX (2008) atteste que, s’il est possible de surmonter la détresse en construisant un discours sur un événement apparemment inimaginable, indicible et intransmissible, le dépassement de cet inénarrable passe nécessairement par l’élaboration d’un récit personnel. Dans cette étude, nous nous proposons de nous faire l’écho des témoignages de deux voix majeures des lettres belges actuelles, deux romanciers [page 38 de la version papier] appartenant à des générations différentes mais dont les familles, juives, éprouvèrent dans leur chair et leur âme les atrocités nazies : Vincent Engel (°1963) et Françoise Lalande-Keil (°1941). Vincent Engel: Respecter le silence des survivants – Vous pourriez le laisser en prison, l’envoyer en Allemagne, dans un camp... – Vous ne connaissez pas les camps, monsieur de Vinelles ; sans quoi, je crois que vous me supplieriez de le fusiller sur-le-champ   plutôt que de l’y envoyer XX ... Cette réplique de Jurg Engelmeyer, un officier allemand qui a ordonné l’exécution d’un jeune garçon en représailles aux actes commis par son père résistant, ne montre-t-elle pas que la monstruosité du nazisme hante le parcours romanesque de notre auteur pratiquement depuis son début ? Dans son article intitulé « Oubliez le Dieu d’Adam » XX , Engel relate qu’au cours de ses études de philologie romane à l’Université catholique de Louvain, son père lui offrit Paroles d’étranger d’Élie Wiesel, une lecture qui le bouleversa : Par le silence de mon père, par son indifférence à la chose religieuse, je redécouvre le judaïsme. Dans les livres, d’abord, au CCLJ (Centre Communautaire Laïc Juif) ensuite. Et Dieu se voile d’un drap sombre : celui de la souffrance à la puissance infinie d’Auschwitz. Toutes les souffrances se mêlent : celle de ma mère [décédée d’un cancer quelques années plus tôt], celle de la famille de mon père disparue dans les camps. (Idem, p. 72) Pourquoi parler d’Auschwitz ? Cette question, Engel s’astreindra à y répondre dès que cette réalité s’imposera à lui comme une « expérience marquante » bien que non vécue personnellement. La lecture et l’étude approfondie de l’œuvre de Wiesel imprimeront sur sa vision de la Shoah « un vocabulaire et des évidences : un monde était mort à Auschwitz, une société y avait fait faillite, et plus rien ne pouvait être comme avant » XX . D’où la nécessité, poursuit Engel, de « repenser le monde, refonder la morale, instaurer des conditions nouvelles pour la création artistique – pour autant qu’elle fût encore possible XX –, forger des mots neufs pour prononcer l’imprononçable [page 39 de la version papier] [...] » (idem, p. 18-19). D’autres évidences surgiront progressivement dans l’esprit de celui pour qui Auschwitz deviendra vite « une obsession » : celles de constater que la masse des documents publiés « n’ont guère servi à éduquer les gens » (idem, p. 20-21) et que les descendants des survivants, qui ont pour tâche de reprendre le flambeau du témoignage, doivent « trouver d’autres moyens d’expression, car ils n’ont pas vécu l’épreuve » (idem, p. 19). Si ses travaux scientifiques XX lui permirent d’« épuiser » la question « épuisante » de la responsabilité de Dieu devant le génocide juif ou, en tout cas, de tourner une page (ODA, p. 72), par après, c’est principalement à travers la fiction qu’Engel poursuivra cette interrogation sur la Shoah. Une interrogation qui trouve donc sa source directe dans la tragique histoire familiale et dans une identité juive ashkénaze fort ancienne. Comme il le détaille dans quelques interviews et articles XX , ses ancêtres paternels, polonais, étaient des juifs religieux appartenant à la bourgeoisie aisée. Bien que la situation dût se dégrader après la Première Guerre mondiale au cours de laquelle la famille se réfugia à Budapest où son père naquit en 1916, ils sont une famille juive inscrite dans le processus d’assimilation propre à cette période et à leur classe sociale ; les enfants fréquentent des écoles où ils côtoient la bourgeoisie polonaise catholique. Une intégration donc plutôt réussie mais qui n’empêchera pas leur déportation au début des années quarante. De toute la famille paternelle survivront un seul oncle, communiste avant la guerre et rescapé des camps, qui s’en ira faire sa vie à Los Angeles et y deviendra religieux orthodoxe, ainsi que le père de Vincent Engel, parti poursuivre ses études en Belgique vers 1938 et qui, après avoir passé la guerre dans les forces belges de la R.A.F, décidera de s’y installer définitivement : « Plus tard, il me dirait : “N’oublie pas que, pendant la guerre, des Juifs se sont battus”. » (Idem, p. 70.) Quand, à quarante ans, il rencontre son épouse, celle-ci, bien qu’appartenant à une bourgeoisie catholique bruxelloise imbue de solides préjugés, propose de se convertir au judaïsme. Une proposition qui sera rejetée par l’intéressé pour des raisons sur lesquelles l’écrivain ne peut que conjecturer : [page 40 de la version papier] Son athéisme s’était certainement renforcé à l’épreuve de la guerre et des camps. Ou bien, comme d’autres, refusait-il d’inscrire dans une telle tradition de martyre des enfants à venir. Ou bien, plus pragmatiquement, avait-il jugé que les meilleures écoles, à son avis, étaient catholiques. Hypothèse que conforte non seulement le refus de la conversion de sa femme, mais aussi le fait que ses enfants seraient baptisés, inscrits dans des écoles catholiques et feraient leur profession de foi. (Idem, p. 70-71) Une profession de foi qui, chez l’adolescent Engel, ne va pas de soi ! La découverte de l’œuvre de Wiesel et la relecture de Camus lui permettront de régler progressivement le conflit qu’il entretient avec ce christianisme qui prône la soumission, ferme les yeux sur les injustices les plus flagrantes – « Questionner Dieu sur la souffrance, celle d’Auschwitz ou celle de ma mère, accroît l’obscénité de la souffrance, puisque Dieu n’intervient pas et ne répond pas » (idem, p. 74) – et transmet à tous un goût certain pour la culpabilité. Ce qu’Engel (re)découvre dans Camus, la fausseté de la question de Dieu tout comme le devoir pour tout un chacun de suivre un cheminement éthique exigeant, n’est-ce pas en définitive ce que son père lui a transmis ? Évoquant ailleurs la figure paternelle, Engel insiste d’une part sur la certitude de celui-ci « qu’il n’y a pas de droits de l’homme sans le respect de devoirs, et de liberté sans responsabilité » ; d’autre part, sur « [son] impossibilité de dire à ses proches qu’il les aimait ». Et, ajoute-t-il, « pour ce qui est du judaïsme, un silence réduit à l’essentiel. [...] Mais un silence capable de faire passer le judaïsme, le sien, auquel son cadet au moins adhérera pleinement après ses vingt ans » XX . Car ce qui séduit Engel dans le judaïsme, c’est le fait qu’il représente « un rapport à…