Leeuwarden, chef-lieu de la Frise, est l’une des deux capitales européennes de la culture 2018. Pour l’occasion, la ville s’est refait une beauté. * Se rendre en Frise , c’est une véritable aventure, nous dit le poète Jacques Darras, parti un jour sur les traces de Descartes du côté de Franeker qui comptait, de 1585 à 1811, la plus ancienne université des Pays-Bas après celle de Leyde. Pas même une ville, à peine une bourgade – imagine-t-on par exemple Orthez, phare universitaire français? -, Franeker illustre à merveille l’une des singularités de cette province néerlandaise: préserver un art de vivre à taille humaine. Sa capitale, Leeuwarden (Leuvarde, écrivait-on autrefois en français), n’est guère plus peuplée qu’Avignon…
« Animal Farm - Theater im Menschenpark ». Quand le théâtre contemporain revisite la révolution
Galia De Backer a étudié l’histoire à Bruxelles et à Berlin. Aujourd’hui, elle fait du théâtre en pays germanophone. Galia joue Chica dans La ferme aux animaux d’Orwell revisité par Felix Ensslin (oui, oui, Enslinn, c’est bien le fils de Gudrun Enslinn de la Fraction Armée Rouge, la RAF). Galia est descendue de la scène pour nous écrire ce papier et se poser la question de ce qu’est pour elle la Révolution (avec un grand R). * Du haut de mes 26 ans, je trouve que 100 ans, c’est énorme. À vrai dire, le vingtième siècle précédant la dissolution de l’Union Soviétique, la mort de Gainsbourg et la Guerre du Golfe (et incidemment, ma naissance), m’apparaît comme un invraisemblable capharnaüm à la chronologie distendue. Certaines décennies se raccordent à des images, de la musique, des livres dans une avalanche d’associations, tandis que d’autres se présentent plus comme une masse brumeuse de laquelle émergent des dates/événements plus ou moins bien accrochés au socle du temps. Dans ces conditions, une étape entre 1917 et 2017, une sorte de relais ne me semble pas de trop pour approcher l’anniversaire dont il s’agit dans ce numéro. Il y a quelques semaines a eu lieu à Saint-Vith la première de Animal Farm – Theater im Menschenpark (La Ferme des animaux - Théâtre dans le parc humain). La compagnie germanophone belge Agora, en collaboration avec Felix Ensslin, a monté, comme le sous-titre de la pièce l’indique, non pas une adaptation, mais une discussion avec « La Ferme » de George Orwell (Auseinanderstzung mit George Orwells Farm). C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de rejouer la Guerre Froide et ses enjeux, ni de revenir sur le potentiel échec de la Révolution d’octobre, mais de comprendre la question que soulève Orwell dans son texte et de la transposer à la situation actuelle. Pour moi, cette démarche de travail fait de La Ferme des animaux un « relais » idéal entre 17 et 17. De quoi scinder la centaine, éviter le plongeon dans le flou du siècle, rebondir entre les 17 et atterrir à pieds joints ici/maintenant. Descendre de la scène, coucher sur le papier. Voilà une autre affaire. Prendre un pas de recul, écrire. Ou justement, mettre les pieds dans le plat, s’aventurer encore plus avant dans une histoire aux degrés infinis d’approche, d’analyse, de compréhension. Chica écrit son mémoire sur les groupes révolutionnaires dans des contextes communaux – Galia écrit pour l’Upjb un article sur la pièce dans laquelle elle joue. Les deux ont mon âge, mon visage, ma voix. Comment sommes-nous soudain devenues trois? FlashBack Orwell publie en 1945 ce court roman que l’on trouve encore aujourd’hui au programme des écoles secondaires belges. Avant cette date, Orwell avait rencontré des obstacles de taille quant à la publication de La Ferme des animaux. Il s’était heurté à une censure diffuse qui marmonnait : « Ce que vous disiez était peut-être vrai, mais c’était " inopportun " et cela " faisait le jeu " de tel ou tel intérêt réactionnaire. » Certes, il comparait les dirigeants russes à des cochons, mais quel était le fond de son propos? Dans ce récit allégorique, Orwell décrit les dérives du stalinisme, et de cette manière, sauve le socialisme démocrate. Il ouvre en quelque sorte à d’autres possibles, ceux que la lecture de l’Histoire devine souvent si mal. BackToNow À partir de là, Felix Ensslin s’est demandé comment rendre actuelle la proposition d’Orwell. Dans Animal Farm - Theater im Menschenpark, un groupe de révolutionnaires « traditionnels » – ils ont vécu 68, la chute du mur, la floraison des Mc Do – sont placés dans une Maßnahme (mesure – dispositif scientifique d’expérimentation). Le personnage du chat, peu présent chez Orwell, est une scientifique responsable de cette expérience. Elle se considère comme la nouvelle révolutionnaire, loin des idéaux déchus du siècle passé (égalité, liberté, solidarité,…). Les vieux jeu veulent encore et toujours améliorer l’Homme tandis que la nouvelle vague veut surmonter les failles de l’humanité à l’aide de l’optimisation scientifique (génétique, physique, biologie, ...). Ensslin dit du chat: « La plupart du temps, le chat de Animal Farm est lu comme un représentant de la mafia russe pendant la révolution russe, donc pour ceux qui se comportent toujours de manière égoïste, indépendamment de l’organisation politique de la société. Je me suis posé deux questions à ce sujet. Premièrement : le chat est-il si unidimensionnel ? Ne se pose-t-il pas plus l’épineuse question de la place que chacun peut trouver, en fonction de sa nature et de ses besoins, lors de changements fondamentaux ? Et deuxièmement, je me suis demandé où il existait encore une réelle capacité d’action qui ferait son chemin indépendamment des composantes politiques actuelles. C’est suivant ce fil que je suis arrivé à la science. Dans le rôle du chat, nous avons lié les deux aspects de la question. » Jubilé Où est passé la Révolution, depuis ses défaites? Qui en sont les héritiers ? Sous quelle forme, derrière quel masque fera-t-elle son apparition dans le futur ? Dans la Maßnahme, le groupe d’anciens révolutionnaires se réunit une fois de plus. Au même endroit, à la même heure, le même jour de la semaine. Cette fois-ci, ils ont quelque chose à fêter : c’est le centenaire de la Révolution d’octobre. Jones a préparé le coup, mais ça ne prend pas tout à fait… « Squealer – (…) Il faut qu’on se prépare pour la fête ! Jones – Je ne vois rien. Elle n’est pas encore là. Boxer / Benjamin – Elle est toujours là. Polly – Elle, oui, mais l’autre, tu sais bien. Je ne la vois pas. Jones – Elle ne peut pas être là, c’est une idée. (…) Benjamin – Elle vient, elle est venue, elle viendra. Comme toujours. » Le chat, du haut de sa tour d’observation, se délecte de l’attachement à l’Histoire qu’ont les membres du groupe. Jones, descendant du fermier de « La Ferme » d’Orwell se débat entre ses ambitions en politique communale et sa volonté intangible de « faire les choses bien » ! Squealer, petit-fils de cochon, surfe sur la vague. Il a compris qu’on n’en était plus à fonder des partis et à brandir des bannières. Il préfère inscrire l’exigence de la Révolution dans le concret du corps : il fait du body-building. Polly, dont les ancêtres avaient refusé de donner leurs œufs, surveille avec zèle les droits des femmes et leur statut au sein du groupe. Boxer, qui aurait préféré avoir Benjamin comme ancêtre plutôt que cette caricature de bon prolétaire, a vécu la vraie Révolution chez elle, en Amérique du Sud. Même si elle les regarde ne rien comprendre à tout ça, elle est tout de même attachée à son rendez-vous hebdomadaire qui la renvoie à sa condition de révolutionnaire immigrée. Chica a débarqué dans le groupe il y a plus ou moins un an, elle a écrit son mémoire sur les groupes révolutionnaires dans des contextes communaux. Elle les trouve vraiment cool, presque vintage. Chacun(e) d’entre eux entretient un rapport particulier à la Grande Histoire et à son propre parcours. Chacun(e) est un acteur/trice qui passe la parole à son personnage, un personnage qui prend puis rend un corps : dehors – dedans – dehors – dedans –… Il y a toujours comme une respiration entre les niveaux (de lecture, de jeu, de rythme), de quoi faire quelques pas de côté pour regarder le tout. Puis être attiré par une autre chose. Tout aussi importante. Le groupe se lie, explose, se recompose, fond, s’agglomère à nouveau, forme une image, appelle un souvenir, se dissout, répète. L’équilibre n’est jamais parfait, il est parfois. Encore, encore, encore. 1917. Encore. Pas la même chose, bien sûr. Un souvenir plus ou moins précis…
Ilan Stavans, l’auteur de cet article, paru en espagnol dans le numéro 389 d’octobre 2013 de la revue Revista de Occidente, a aimablement accepté qu’on en publie une traduction française, traduction assurée…
La vallée du Maelbeek à l’ombre de l’Europe
J’allais à l’école dans le cœur mal-aimé de la ville. Derrière le lycée, on construisait l’Europe, du moins son parlement. Autour de nous, c’était une vallée à laquelle il ne manquait que la rivière. On avait caché le Maelbeek, mais il se vengeait périodiquement dans les caves des maisons alentour. La seule chose qui coulait dans le quartier était le béton et le flot des voitures de la rue Belliard. À la marée haute des heures de pointe, elles allaient s’engluer dans les méandres de Jourdan et du bas de la chaussée de Wavre. Larguer les enfants tenait de la mission commando. En double, triple file, « Et surtout n’oublie pas ton cartable ! », je l’oubliais souvent. Le pire, c’était lors de la venue du cirque qui occupait le centre de la place. La place Jourdan était alors un petit quartier populaire résistant au milieu des grandes mutations de la ville. Pas d’hôtel de luxe pour la fermer, juste un terrain vague, masqué par quelques planches. Il servait de parking improvisé et il est arrivé que des professeurs s’enlisent à la mauvaise saison, qui, à Bruxelles, peut durer dix mois. Traverser la rue du Maelbeek provoquait toujours une appréhension dans ma tête d’enfant. Y avait-il vraiment, là-bas, en dessous de mes pieds, une rivière, un fleuve peut-être, avec ses berges, ses quais, ses bateaux, ses pêcheurs oubliés lors du grand recouvrement ? Tout un monde enfoui sous la surface. Bruxelles a réussi le miracle de faire marcher toute la journée ses habitants sur l’eau sans qu’ils le sachent et qu’ils en éprouvent le moindre vertige. Ce Maelbeek, je l’imaginais noir et méchant, un Styx de poche qu’il fallait traverser pour passer dans l’autre monde, celui de l’école. Il y avait juste à côté de l’entrée du parc Léopold une pissotière, d’un modèle plus qu’antique, unique dans la ville. On l’a fait murer à la demande d’un restaurant de poisson qui n’en pouvait plus de souffrir son odorante concurrence. Autour de la place s’organisait une petite vie, une petite ville au milieu de la grande : la vieille quincaillerie aux odeurs fanées, la pâtisserie Vatel ouverte toute la nuit, la friterie qui donnait chaud l’hiver rien que de la sentir et la couronne de cafés. Au long de mes études, j’ai vu lentement les cafés d’habitués se muer en brasseries, devenir restaurants ; ils seront bientôt lounge. En remontant , on trouvait la place Van Meyel et l’église rouge sang, deux fois trop grande, qu’un architecte avait tenté d’y faire entrer. Un matin, elle s’est effondrée. Il n’en est resté que les cloches. Une fuite d’eau dans le sous-sol, a-t-on dit. Un mauvais coup du Maelbeek ? Les habitants qui vivaient depuis toujours dans une demi obscurité, habitués aux tâtonnements des taupes, ont découvert soudain l’existence du soleil. Pour le rêve , il y avait le musée d’Histoire naturelle, le vieux musée dans lequel on entrait par les escaliers au fond du parc. Passé la porte, le visiteur était plongé dans un capharnaüm droit sorti de Jules Verne : animaux empaillés, squelettes amoncelés dans les lourdes vitrines et, par-dessus le tout, la cage aux dinosaures. On pouvait rester là, loin du monde, hors du temps. Le présent avançait pourtant et le monde changeait au-dehors. Sur la rue Belliard restait une poignée d’irréductibles, acharnés à ne pas lâcher le terrain, à ne pas se laisser ensevelir. C’était des maisons semi-abandonnées, les fantômes d’un ancien Bruxelles. L’avenue de Tervueren et ses hôtels particuliers avaient dû ruisseler par vagues et rejoindre la petite ceinture. Il en restait quelques gouttes tremblant sur le présent, des façades noircies par la pollution qui s’écaillaient, mal étançonnées, encerclées par les hautes parois de verre et de béton des bureaux en construction. Pour éviter les squats, on avait barricadé les portes et les fenêtres. Des squats, il y en avait vers les ponts du Maelbeek dans une maison éventrée. De leur train, les fonctionnaires en costume et cravate pouvaient voir les habitants et le linge tendu à des fils. Ils ne se cachaient pas. Toutes ces palissades et façades en jachère faisaient le bonheur des colleurs d’affiches sauvages. Elles s’empilaient de jour en jour, délavées par la pluie, déchirées par le vent, fondues l’une dans l’autre en un magma compact. Il en résultait d’étranges fresques urbaines où se mêlaient les bandelettes de vieilles campagnes électorales, les annonces de spectacles, les animaux perdus et les tracts de quelques groupuscules. Une sorte de journal intime de la ville. On pouvait mesurer les années d’abandon d’une maison à l’épaisseur de la croûte de papier collée sur ses murs. Il faut plaindre les promoteurs immobiliers bruxellois. Toutes ces bâtisses néo-classiques, hétéroclites, Horta ou simplement « eau et gaz aux étages » font preuve d’une résistance hors-norme. Des années de non-soins et des trésors de négligence sont nécessaires pour qu’enfin la maison vaincue reçoive son brevet d’irrécupérable. Il y en avait trois à l’époque, de l’autre côté du parc, avenue de la Renaissance, qui attendaient tout au bout de leur vie dans les soins palliatifs de l’urbanisme bruxellois. On a vaguement fini par sauver leur façade qu’on a plaquée sur des corps modernes si bien qu’elles ressemblent à des pastiches d’elles-mêmes, comme ces stars hollywoodiennes en bout de carrière. Ce qui désolait tous ceux qui avaient visité la ruine était la perte des vastes cheminées de marbre, hautes moulures, grandes verrières. Longtemps, le rond-point Montgomery a eu la gueule d’un fichu garnement dont une dent vient de tomber. On avait cassé une maison Art nouveau, il est resté un terrain vague. Puis, à force de procès d’entêtés archaïques, il a fallu reconstituer sa façade. En sera-t-il de même pour la Maison du Peuple ? Il paraît qu’elle attend en tas, improbable Lazare, au bord d’une voie de chemin de fer, sa résurrection. À l’angle de la rue Baron de Castro se dressait, sans doute agrandi par le souvenir d’enfance, un vrai petit palais avec ses frontons, ses colonnes, tout en sculptures et « pierres de France ». Il était l’orgueil de la haute bourgeoisie, les certitudes pétrifiées d’un siècle qui commence. Ce siècle, à son reflux, l’avait laissé mendiant, tendant dangereusement ses balcons vers les passants comme pour les supplier, agitant en vain ses volets arrachés, la toiture déversée sur le sol pour les apitoyer. Centre de l’Europe , qu’ils disaient ; et pourquoi pas du monde ? On marinait dans l’Histoire, on ne pouvait pas en sortir. Pour la promenade, les familles montaient au sommet de la vallée vers le Cinquantenaire. Passer sous l’arcade du centre, entre les ailes qui aspirent le vent, sous le drapeau furieux qui claque, suffit à vous convaincre de n’être pas héros. Mais peut-on rêver meilleur terrain de jeu que les canons du musée de l’armée en guise de toboggan ? Lorsque le musée de l’automobile fut créé, chaque mercredi, de nouvelles voitures arrivaient simplement rangées sur le parking au milieu des autres véhicules pour la plus grande joie des enfants. Ils se précipitaient, dès que la cloche avait sonné, pour les voir arriver au loin sur l’avenue. Les passions humaines se cachaient, elles, soigneusement au fond du parc derrière les buissons. Il était courant de voir des gens agenouillés, curieux de découvrir ce qui pouvait mériter l’enfer par le trou de la serrure. Lorsqu’il pleuvait , il était possible de se réfugier dans le musée d’Art et d’Histoire. On n’imaginerait plus le faire aujourd’hui. Il fut longtemps gratuit. L’entrée se faisait par le pavillon brûlé et il fallait passer sous un panneau comme on en voit dans les centrales électriques – tous les voyants étaient rouges ou presque. Il était possible de se promener sans croiser personne et même de se perdre dans les salles désertes et obscures au risque de tomber…