Témoigner la monstruosité de la Shoah. Le devoir de mémoire et de transmission de Vincent Engel et Françoise Lalande

Introduction [page 37 de la version papier]  Dans son essai Fiction : l’impossible nécessité, Vincent Engel XX signale que « le discours sur la littérature de la Shoah est dominé par une insistance sur l’incapacité de ce discours et plus particulièrement sa déclination artistique » XX . De fait, le judéocide fut une expérience d’une monstruosité telle qu’elle paraît se situer au-delà de tout ce qui est humainement imaginable, dicible et transmissible. Cependant, ces trois concepts, Engel les qualifie comme des mots qui ne trahissent que notre incapacité à imaginer, dire et transmettre, « des mots qui ne disent rien sur ce qu’on entend qualifier à travers eux » XX .  Méditant sur le caractère toujours inédit et unique de l’expression de l’indicible, Engel montre comment le parcours du narrateur imaginé par Jean Mattern dans Les Bains de Kiraly XX (2008) atteste que, s’il est possible de surmonter la détresse en construisant un discours…

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Georges Simenon et Jean Cocteau, une amitié jouant à cache-cache

Personne n’ignore que Georges Simenon , presque toute son existence durant, est resté en marge des milieux littéraires et même, d’une manière plus générale, des milieux qualifiés d’intellectuels, bien que quelques-uns de ses amis s’appellent Marcel Achard, Marcel Pagnol, Jean Renoir, Francis Carco, Maurice Garçon, Henry Miller ou encore, après le XIIIe festival de Cannes dont il a été le président du jury en 1960, Federico Fellini. Personne n’ignore non plus qu’en raison de cette attitude, sans doute prise à contrecœur mais de plein gré, l’institution littéraire a mis de longues années avant de se pencher sérieusement sur l’œuvre immense de l’écrivain liégeois. Avec les multiples manifestations commémorant en 2003 le centenaire de sa naissance, la parution de nombreux ouvrages critiques et biographiques ainsi que l’édition de vingt et un de ses romans dans deux copieux volumes de la « Bibliothèque de la Pléiade », ce temps n’est plus – et tout se passe désormais comme si Simenon était un classique primordial de la littérature du XXe siècle. À cet égard, le consensus dont il fait aujourd’hui l’objet dans les médias est des plus révélateurs. Il y a quelques années encore, il aurait été inimaginable. Je viens de mentionner Marcel Achard, Marcel Pagnol, Jean Renoir, Francis Carco, Maurice Garçon, Henry Miller et Federico Fellini parmi les relations les plus célèbres de Simenon, je devrais ajouter Jean Cocteau. Les deux hommes se sont connus au début des années 1920, après que Simenon s’est installé en France avec sa jeune femme, Régine Renchon. Dans sa dictée Vent du nord, vent du sud (1976), Simenon consacre quelques pages à la vie parisienne de l’époque et, en particulier, à Montparnasse en train de devenir « le centre du monde » avec, précise-t-il, « ses artistes venus des quatre coins d’Europe et même des États-Unis ». Il y est question, pêle-mêle, de la mode à la garçonne 1 , sur le modèle du best-seller de Victor Margueritte, du charleston, du black-bottom, du fox-trot, de gigolos professionnels, du Café du Dôme, de La Boule blanche, de La Coupole « qui était alors aussi peu bourgeois que possible 2 », du Jockey « où l’on pouvait à peine remuer les jambes tant on était pressés les uns contre les autres »... « Le cabaret le plus moderne, rapporte Simenon, s’appelait Le Bœuf sur le toit et on y rencontrait Cocteau avec son inséparable Radiguet 3 ... » Que le futur auteur des Maigret ait fait la connaissance du futur cinéaste du Sang d’un poète dans le Paris insoucieux des années 1920 et, selon toute probabilité, dans ce fameux cabaret immortalisé par l’entraînante musique de Darius Milhaud, rue Boissy-d’Anglas, cela semble une certitude. Il paraît assez improbable en revanche que Simenon y ait rencontré Cocteau en compagnie de Radiguet, vu que ce dernier est mort en décembre 1923 et qu’en 1923, justement, Simenon se trouvait le plus souvent à Paray-le-Frésil dans l’Allier, exerçant les fonctions de secrétaire auprès du marquis Raymond d’Estutt de Tracy, riche propriétaire, entre autres, de maisons et de châteaux, de vignobles et du journal nivernais Paris-Centre. En réalité, ce n’est qu’à partir de mars 1924 que les Simenon vont bel et bien se mêler de près à la vie parisienne – lui, le petit Sim, se mettant à écrire sans relâche des contes légers et des romans populaires sous une quinzaine de pseudonymes ; elle Régine, affectueusement surnommée Tigy, n’arrêtant pas de dessiner, de peindre et de fréquenter le milieu des artistes, à Montmartre et à Montparnasse : Kisling, Foujita, Soutine, Vlaminck, Colin, Derain, Vertès, Van Dongen, les dadaïstes puis les premiers surréalistes... Le Georges Simenon d’alors n’a pas grand-chose à voir avec l’homme comblé et fortuné dont l’image s’est répandue dans le grand public après la Seconde Guerre mondiale (et que Simenon lui-même, sans conteste, a contribué à répandre), rien à voir avec le gentleman farmer comme retranché dans les campagnes du Connecticut, le châtelain d’Échandens sur les hauteurs de Lausanne, le maître de la forteresse d’Épalinges, le romancier de langue française le plus traduit sur les cinq continents et le plus choyé par les cinéastes 4 . C’est une sorte de bellâtre de vingt et un ans à peine, un tantinet hâbleur, bravache et frivole – et comme au Café du Dôme, à La Boule blanche ou, sur la rive droite, au Bœuf sur le toit, on ne sait trop à quoi il occupe ses journées ni comment il parvient à subvenir à ses besoins, on ne voit en lui que le beau chevalier servant de Madame Tigy, artiste peintre 5 ... Il suffit du reste d’examiner les différentes photos réalisées à l’époque pour s’en convaincre : sur la plupart d’entre elles, Simenon est tout sourire, l’air de n’avoir aucun état d’âme ou l’air de fomenter un innocent canular. Autant dire que ce Simenon-là est le type même du mondain. Si ce n’est, pour utiliser une expression plus prosaïque, le type même du joyeux fêtard. Tigy en est parfaitement consciente et quand, en octobre ou en novembre 1925, son bonhomme de mari et l’ardente, l’impétueuse, Joséphine Baker s’éprennent l’un de l’autre, elle ne peut hélas que se résigner. Et voilà donc qu’entre lui et Cocteau se nouent des relations amicales – et elles sont d’autant plus franches que Cocteau adore, lui aussi, les mondanités et se comporte très volontiers, au cours de ces années 1920, comme un prince frivole. Et de là à ce que ses écrits soient de la même manière taxés de frivoles... « La frivolité caractérise toute son œuvre, remarque ainsi le toujours pertinent Pascal Pia, dans un article sur les débuts du poète. Même quand il se donne des airs de gravité, même quand il se prétend abîmé de douleur, ses accents restent ceux d’un enfant gâté, qui agace plus qu’il n’apitoie. On ne saurait l’imaginer en proie à un chagrin dont il eût négligé la mise en scène 6 . » Dans ses livres autobiographiques – un gigantesque corpus de vingt-cinq volumes –, Simenon cite une quinzaine de fois le nom de Cocteau. Ce n’est pas rien, quoique l’écrivain français récoltant le plus de références directes soit André Gide avec lequel, on le sait, Simenon a longtemps correspondu mais qui n’a jamais été un de ses amis, au sens où on entend d’ordinaire ce terme 7 . À quelques exceptions près, les évocations de Cocteau sont toutes fort anecdotiques et, en général, assez convenues et des plus aimables, notamment pour dire qu’ils se voyaient fréquemment à Cannes, au bar du Carlton ou ailleurs, à l’époque des festivals, quand ils séjournaient tous les deux à la Côte d’Azur, Simenon après son retour des États-Unis, en 1955, et Cocteau chez Francine et Alec Weisweiller (villa Santo-Sospir à Saint-Jean-Cap-Ferrat 8 ). C’est du genre « mon vieil ami » – une formule qui revient souvent dans sa bouche et à laquelle il a pareillement recours presque toutes les fois qu’il parle par exemple de Fellini, de Pagnol ou encore de Chaplin. Voire de n’importe quel illustre personnage. Mais, entre deux observations anodines ou entre deux menus propos à bâtons rompus, on relève de loin en loin des phrases qui ne manquent pas d’intérêt. Dans La Main dans la main (1978), Simenon constate ainsi à quel point certains hommes célèbres racontent toujours les mêmes histoires avec, dit-il, « la même intonation de voix » et « les mêmes gestes ». Et après avoir fait allusion à Sacha Guitry répétant « à l’infini » plus ou moins les mêmes blagues à ses interlocuteurs, il enchaîne sur cette confidence, un peu dans le registre de la remarque piquante de Pascal Pia : « Un autre, dont je crois que je peux parler aussi et que j’ai connu pendant de longues années, qui passait pour un enfant espiègle lançant des feux d’artifice, Jean Cocteau, m’avouait qu’avant d’aller dans le monde, comme on disait…

Quelle place pour le visuel dans les archives littéraires?

[Anne Reverseau est chercheur FNRS de l'Université catholique de Louvain.] Ce petit texte entend proposer quelques réflexions sur la place du visuel dans les archives des écrivains. Il s’agit plus pour moi de soulever des questions que d’apporter des réponses définitives, étant à l’orée d’un large programme de recherche portant sur la manipulation d’images par les écrivains, de 1880 à nos jours. Ce programme met l’accent sur les gestes que font les écrivains avec tout type d’images. Il s’appuie sur l’idée d’une continuité entre agencement d’images sur les murs, dans les manuscrits et dans les livres. La place du visuel dans les archives d’écrivains, une question longtemps peu pensée, est donc pour cette recherche tout à fait centrale. * Quel visuel? Je préfère dans ce cadre parler de « visuel » et non d’« images » pour permettre à des formes comme le dessin en marge du manuscrit, la sculpture ou le film d’entrer dans la réflexion. Les problèmes théoriques que soulève la définition de l’image sont en effet redoutables: l’image peut-elle être un original ou uniquement une reproduction? Y a-t-il des images en trois dimensions…? Dans les archives d’écrivains, on trouve plusieurs types de visuels, explicitement artistiques ou non, et produits ou non par l’écrivain.  On pense d’abord aux captations vidéo ou aux photographies de plateau des adaptations théâtrales ou cinématographiques d’œuvres littéraires. Ce matériel figure en général dans les archives littéraires et peut servir à comprendre, comme les dossiers de presse, la réception et la continuation de l’œuvre. On pense ensuite aux nombreuses œuvres plastiques, notamment lorsqu’elles sont de la main d’un écrivain qui était aussi peintre, sculpteur, photographe ou cinéaste. Les lieux de conservation sont alors souvent différenciés. Les photographies d’Hervé Guibert sont par exemple conservées par la galerie Agathe Gaillard à Paris, tandis que ses archives littéraires sont à l’IMEC à Caen, comme celles de Pierre Albert-Birot dont le versant plastique de l’œuvre est, lui, au Centre Pompidou. Le cas d’Édouard Levé, écrivain et photographe contemporain, dont les archives textuelles et visuelles sont conservées au même endroit, à l’IMEC, fait plutôt figure d’exception. C’est aussi la chance du Fonds Henry Bauchau qui se trouve à l’Université catholique de Louvain. On trouve également aux côtés des archives littéraires les œuvres plastiques qui ont été offertes à l’écrivain, matériel important pour réfléchir aux relations entre les arts et commenter la façon dont les écrivains ont souvent été des amateurs, des regardeurs et des critiques d’art. Il faut ajouter à cela tout un ensemble d’images non artistiques, vernaculaires, personnelles ou au contraire industrielles, qu’elles appartiennent à l’écrivain (photographies d’amateurs ou dessins sans prétention, par exemple) ou qu’elles aient simplement été collectées par lui. Photographies, cartes postales, coupures de presse, images publicitaires, « images de peu » pour reprendre l’expression de Christian Malaurie XX , constituent un ensemble dont souvent les archives littéraires ne savent que faire. Cette imagerie pauvre constitue pourtant bien souvent l’environnement visuel d’un écrivain. Je veux parler de l’environnement visuel de son époque, de son lieu de résidence, de sa classe sociale, mais aussi plus précisément de celui de son «cabinet de travail» selon l’expression que Pierre Mac Orlan emploie dans un article sur l’importance du graphisme qui nous entoure XX . Comment, alors, conserver et valoriser les images souvent triviales qui figurent au mur ou sur le bureau d’un écrivain, son « décor domestique pittoresque » comme disaient les journaux et les magazines de l’entre-deux-guerres qui en étaient friands? * Archiver le visuel? La question des archives visuelles des écrivains possède un double enjeu de conservation et d’exploitation. Il est particulièrement difficile d’archiver l’imagerie pauvre qui accompagne les écrivains dans le travail de création. Si l’on pense aux images qui peuplent, depuis le 19e siècle au moins, les bibliothèques personnelles, singulièrement celles des écrivains, on imagine aisément les obstacles qui se dressent à leur conservation. Lorsque une bibliothèque intègre un fonds d’archives, on constitue un catalogue et chaque livre est collecté individuellement, dans un autre ordre que celui qui régnait en général sur les étagères. Parfois les archivistes vont photographier la bibliothèque telle qu’elle était utilisée, et éventuellement garnie d’images, sans conserver toutefois le matériel visuel de façon systématique. C’est par exemple la rencontre avec la bibliothèque, encore entière et illustrée, de Sebald sur qui Muriel Pic avait travaillé, qui est à l’origine de son projet d’exposition et de livre, Les Désordres de la bibliothèque, qui consistait à déplier les bibliothèques pour en faire apparaître le visuel. « Moment unique car les bibliothèques d’auteurs, quand elles sont conservées, sont “désossées” pour entrer dans le catalogue. J’ai photographié et je me suis rendu compte, comme je l’explique dans un article XX , que la bibliothèque avec les documents glissés dans les livres est un modèle pour sa manière d’introduire l’image dans le texte » XX . Pour plusieurs bibliothèques d’écrivains ou de penseurs, elle a ainsi sorti les images dont les livres étaient truffés pour les disposer sur les rayons, les photographier puis monter les images en une seule grande séquence. Cet exemple contemporain montre combien les archives visuelles des écrivains sont affaire de reconstitution plus encore que de conservation. L’environnement visuel se trouve en effet dans d’autres contextes aussi complètement mis en scène, par exemple dans les maisons d’écrivains et leurs reconstitutions spectaculaires d’un cabinet de travail ou d’une bibliothèque. C’est le cas de la bibliothèque et du bureau de Valery Larbaud à Vichy, dont le matériel visuel est important, ou des maisons de Pierre Loti ou de Victor Hugo, pour lesquelles la volonté de muséalisation remonte au vivant des auteurs. Ces cas contrastent fortement avec d’autres maisons d’écrivains singulièrement vidées de tout « décor domestique pittoresque » authentique, comme la maison de Julien Gracq à Saint-Florent-le-Vieil, ou la Casa Pessoa de Lisbonne.     © Anne Reverseau, revue Francophonie vivante n° 2019-1, Bruxelles   Notes 1. Chr. Malaurie, L’ordinaire des images. Puissances et pouvoirs de l’image de peu, Paris, L’Harmattan, « Nouvelles études anthropologiques », 2016. 2. « Le cabinet de travail d’un créateur, quel que soit son mode de création, modifie son pittoresque » (P. Mac Orlan, « Graphismes », dans Arts et métiers graphiques, no 11, 15 mai 1929). 3. M. Pic, « L’atlas fantastique: W.G. Sebald lit Walter Benjamin et Claude Simon », dans Quarto. Archives Littéraires Suisses, no 30-31: Urs. Ruch et Ulr. Weber (dir.), Autorenbibliotheken / Bibliothèques d’auteurs, 2010, pp. 72-76. 4. Entretien par courriel avec Muriel Pic (juin 2017). Chr. Malaurie, L’ordinaire des images. Puissances et pouvoirs de l’image de peu, Paris, L’Harmattan, «Nouvelles études anthropologiques», 2016. «Le cabinet de travail d’un créateur, quel que soit son mode de création, modifie son pittoresque», P. Mac Orlan, «Graphismes», dans Arts et métiers graphiques, no 11, 15 mai 1929. M. Pic, «L’atlas fantastique: W.G. Sebald lit Walter Benjamin et Claude Simon», dans Quarto. Archives Littéraires Suisses, no 30-31: Urs. Ruch et Ulr. Weber (dir.), Autorenbibliotheken / Bibliothèques d’auteurs, 2010, pp. 72-76. Entretien par courriel avec Muriel Pic (juin 2017).…

« Vive la rigolade ». La frivolité sexuelle dans les «sixties » et les «seventies»

( Traduit du néerlandais par Marcel Harmignies.  Les notes sont du traducteur ) « Ça picolait et ça baisait / l’Europe entière n’était qu’un grand matelas », écrivit dans un poème l’écrivain néerlandais Remco Campert (° 1929) à propos des années d’après-guerre, même si la griserie de cette nouvelle liberté demeura limitée à un petit groupe d’artistes et d’auteurs qui vivaient à la petite semaine dans le lointain Paris. Le reste de l’Europe s’activait au relèvement dans le cadre des valeurs et des normes d’avant-guerre. C’est seulement dans le courant des années 1960 que l’image du matelas associée à la consommation d’alcool commença à sortir de la sphère bohème, pour s’épanouir totalement dans les années 1970. À la base de ce qui est maintenant connu comme «la révolution sexuelle» se trouvent deux éléments: l’argent, autrement dit l’expansion économique, et une contraception fiable (la pilule). Sans ces deux conditions, le concept du matelas n’aurait pas eu l’ombre d’une chance. Beaucoup trop dangereux pour les jeunes filles et les femmes. Née en 1954, j’appartiens moi-même à la fin de la génération du baby-boom, et n’ai jamais connu autre chose que la liberté sexuelle. À dix-sept ans, lorsque je partis étudier et emménageai dans une chambre d’une résidence universitaire, il régnait là une totale liberté. C’était un immeuble qui venait juste de devenir mixte (auparavant ne résidaient là que des garçons) avec un seul WC, un urinoir, une seule douche et une petite cuisine pour seize occupants. Un couple vivait dans une chambre de 3 m sur 3,5 m, des filles se baladaient, qui n’habitaient pas là, mais venaient passer la nuit avec leur petit ami. Rien de tout cela ne me semblait curieux ou déplacé, même si la cohabitation hors mariage et le flirt avec des petits copains ne faisaient certainement pas partie des valeurs inculquées à la maison. Je n’avais moi-même pas franchi le pas durant cette première année d’études, mais je savais que, le moment venu, ce serait en toute liberté. De la révolte étudiante parisienne de mai 1968 on dit parfois que la revendication portait en fait sur l’abolition de la ségrégation sexuelle dans les résidences étudiantes, le libre accès des garçons aux chambres des filles et réciproquement. Évidemment, dans l’ensemble du monde occidental, les étudiants étaient remontés contre les structures de pouvoir autoritaires, ils revendiquaient la participation à tous les niveaux et occupèrent un an plus tard la Maagdenhuis XX à Amsterdam. En Amérique, les contestations émanèrent du civil rights movement et de la fureur suscitée par la guerre du Vietnam, mais, cela mis à part, les étudiants revendiquaient aussi l’abolition de réglementations restrictives relatives à leurs conditions d’hébergement. Une exigence qui fut satisfaite rapidement et sans bruit, car comment continuer à interdire les relations sexuelles à de jeunes adultes qui ont le droit de conduire et de voter, et qui peuvent être mobilisés dans l’armée pour périr à l’autre bout du monde? La mise à disposition de la pilule pour les femmes célibataires (ultérieurement même pour les jeunes filles mineures, sans autorisation parentale) constitua une énorme impulsion pour la libération sexuelle de la femme. Par la simple prise d’une petite pilule quotidienne, une femme pouvait avoir des relations sexuelles, comme les hommes en avaient l’habitude: les avantages, pas les inconvénients. Ce qui, d’ailleurs, ne faisait pas des hommes et des femmes des partenaires équivalents dans le domaine du sexe et des relations. On était encore loin de la modernisation des rapports homme-femme. Je voyais ça dans ma résidence où, chaque jour, l’élément féminin de ce couple en concubinage s’affairait devant ses casseroles, après quoi ils prenaient leur repas ensemble dans leur chambre. Une routine qui m’horrifiait - pas tant le fait de voir la fille à son fourneau, mais le spectacle de ce petit couple étriqué me semblait d’une monotonie étouffante. Comme s’ils reproduisaient la vie de leurs parents! Le féminisme fit son apparition quelques années après la révolution sexuelle. Ce n’est pas une question de hasard si les deux mouvements de libération n’eurent pas lieu en même temps, comme ce fut le cas avec le combat pour les droits civiques des Noirs et la révolte générale de la jeunesse contre les autorités. En plus d’une lutte autonome des femmes pour se dégager des structures patriarcales (discrimination dans l’enseignement et sur le marché du travail), le féminisme était aussi une réaction à cette même révolution sexuelle. La pilule s’était révélée une arme à double tranchant qui certes accordait aux femmes la liberté d’avoir des relations sexuelles quand et avec qui elles voulaient, mais en même temps rendait plus difficile d’éconduire les hommes. La crainte de la grossesse, excuse éprouvée durant des siècles pour parer des avances importunes, ne pouvait soudain plus être invoquée comme argument pour refuser un rapport. Ce n’était plus possible dans le cadre de relations stables, mais pas non plus dans celui des relations amoureuses libres, où toute jeune femme se devait de prendre la pilule, ne serait-ce que par mesure de précaution. Deux tendances du féminisme se dessinèrent dès le début: l’égalitarisme à orientation sociétale, qui tendait à un traitement identique des sexes dans tous les domaines, et le différentialisme qui brandissait le mot d’ordre «ce qui est personnel est politique». Dans l’égalitarisme, les différences biologiques liées au sexe étaient minimisées. Dans le différentialisme qui avait tendance à présenter la femme ou bien comme faible et victime potentielle, ou bien juste comme d’une essence (moralement) supérieure, elles étaient maximisées. Les deux courants de pensée visaient à la libération de la femme et, sans surprise, le sexe était le grand sujet de controverse. La révolution sexuelle, c’était en premier lieu «vive la rigolade». À une allure rapide on se défaisait des entraves sociales et inspirées de la religion. Le sexe pouvait fort bien exister avant et hors mariage sur un mode ludique, il était bien admis qu’avoir une liaison n’était même pas nécessaire, l’homosexualité, la sexualité de groupe, le sadomasochisme et les clubs échangistes avaient leur place - même la pédophilie connut une certaine faveur dans les années 1970. Une piqûre d’idéologie inspirée de la pensée marxiste populaire à l’époque mena à l’expérimentation de communautés dans lesquelles toute propriété privée, y compris les relations personnelles, était bannie. La jalousie et la revendication passaient dans ces cercles pour des inclinations bourgeoises entravant la véritable liberté. Ce furent les féministes du différentialisme qui mirent un coup de frein à la liberté sexuelle sans limites en pointant les différentes situations initiales encore inhérentes aux sexes. «Vive la rigolade», c’était très bien, mais des femmes continuaient à être exploitées dans la pornographie et la prostitution, couraient le risque d’être maltraitées et violées dans et hors le cadre de relations, étaient harcelées, jugées sur leur apparence, confrontées au date rape XX et, si elles disaient «non», elles n’étaient pas prises au sérieux ou traitées de bégueules. Bref, les femmes étaient non seulement reléguées au second plan et victimes de la domination masculine dans la société, mais aussi, précisément, dans leur environnement personnel. La révolution sexuelle servait surtout les appétits masculins démesurés, tandis qu’on méprisait les souhaits des femmes elles-mêmes. Mélancolie La révolution sexuelle est calmée depuis assez longtemps. Le déclin fut amorcé avec l’apparition du virus du sida au milieu des années 1980. Même si les homosexuels et les héroïnomanes…