Introduction [page 37 de la version papier] Dans son essai Fiction : l’impossible nécessité, Vincent Engel XX signale que « le discours sur la littérature de la Shoah est dominé par une insistance sur l’incapacité de ce discours et plus particulièrement sa déclination artistique » XX . De fait, le judéocide fut une expérience d’une monstruosité telle qu’elle paraît se situer au-delà de tout ce qui est humainement imaginable, dicible et transmissible. Cependant, ces trois concepts, Engel les qualifie comme des mots qui ne trahissent que notre incapacité à imaginer, dire et transmettre, « des mots qui ne disent rien sur ce qu’on entend qualifier à travers eux » XX . Méditant sur le caractère toujours inédit et unique de l’expression de l’indicible, Engel montre comment le parcours du narrateur imaginé par Jean Mattern dans Les Bains de Kiraly XX (2008) atteste que, s’il est possible de surmonter la détresse en construisant un discours…
“Guerre et Térébenthine”, un livre magistral de Stefan Hertmans
L'écrivain flamand Stefan Hertmans (né en 1951) avait en sa possession depuis plus de trente ans des cahiers remplis par son grand-père, avant d'oser prendre connaissance de leur contenu. C'est ce que nous explique l'auteur dans les premières pages de Guerre et Térébenthine (Gallimard, 2015), tout de suite après avoir évoqué ses souvenirs les plus anciens de cet homme énigmatique mais aussi secret qui avait survécu aux horreurs vécues dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale, qui fut mis à la retraite pour cause d'invalidité de guerre à l'âge de 45 ans et se concentra par la suite sur ce qui était devenu pour lui plus qu'un violon d'Ingres: la peinture - il avait obtenu un " brevet de capacité en peinture et dessin anatomique ". Hertmans découvre et nous livre graduellement, par étapes, la poignante réalité de ce "plus". Résister pendant trente ans à la tentation de lire ces cahiers pourrait sembler pathétique, une forme de Wichtigtuerei, une manière de se rendre intéressant. Le livre basé sur ces cahiers n'offre cependant aucun prétexte à une telle interprétation. Hertmans est totalement dépourvu de pathos et, dans ce livre, il excelle plus que jamais par un style à la fois lucide, objectivant et extrêment précis, poétique, style qui s'insinue lucidement dans le monde de l'objectivité mais qui en même temps témoigne de la prise de conscience du fait qu'il subsiste toujours des traces insaisissables et propices à la nostalgie auxquelles se heurte désespérément le langage le plus raffiné. Il hésitait à ouvrir ces cahiers plus tôt parce qu'il se rendait compte que les utiliser et les incorporer dans un récit le pousserait, lui, l'écrivain, dans ses derniers retranchements. Il redoutait l'échec paralysant, ce que le lecteur ne comprend que trop bien après avoir lu Guerre et Térébenthine. Le grand-père de Hertmans, Urbain Martien, vécut de 1891 à 1981. L'écrivain a donc connu son grand-père suffisamment longtemps pour pouvoir confronter les mémoires de celui-ci avec ses propres souvenirs. Ce qui est surprenant dans ces mémoires, du moins pour ce qui en constitue la pièce de résistance, c'est-à-dire la Première Guerre mondiale (la Seconde est liquidée en moins d'une page), c'est qu'ils ont été écrits près d'un demi-siècle après les événements. Le vécu d'Urbain Martien doit littéralement avoir laissé une impression à ce point marquante, doit s'être incrusté dans sa mémoire comme s'il s'agissait de blessures dont les cicatrices témoignaient encore de la douleur plusieurs décennies après qu'elles furent infligées. À partir de 1963, Martien s'est consacré pendant pas moins de dix-sept ans à son manuscrit de six cents pages au total. Hertmans estime qu'en écrivant, son grand-père s'aventurait toujours plus profondément dans les tranchées de ses souvenirs. Guerre et Térébenthine constitue véritablement un tour de force. En gros, la première partie est placée sous le signe de la térébenthine, c'est-à-dire de la peinture du grand-père, la deuxième sous celui de la guerre, et les deux se retrouvent entremêlées dans la troisième partie. Mais certains fragments, dont quelques-uns parmi les plus boulevesants, remontent plus loin dans le temps encore. Ils parlent du père du grand-père, ou plutôt de l'amour intense que celui-ci nourrissait pour Céline, femme fière, d'un milieu aisé où l’on n’admettait pas qu’une fille " de bonne famille " puisse s'acoquiner avec un homme d'origine modeste. D'une beauté sublime est l'image de Franciscus et d'Urbain dans le silence sacré d'une église où le premier, tout en haut d'une échelle, devient presque partie intégrante des scènes peintes qu'il est en train de restaurer, tandis que son fils, en bas, fait figure d'auxiliaire. Tout aussi impressionnante, fût-ce surtout déchirante, est la déclaration d'amour posthume, anxieusement camouflée, du grand-père Urbain à sa première femme prématurément décédée, la Maria Emelia idéalisée, éclairée partiellement dans les dernières pages du livre seulement, et là aussi la peinture se voit attribuer un rôle de premier plan, cette fois-ci comme porteuse d'un chagrin intense, de douleur et de sublimation. Il s'agit là incontestablement d'une formidable prouesse, que l'auteur réalise sans recourir à aucun artifice. Hertmans ne semble éprouver aucune difficulté à conférer à ces vies qui appartiennent à des générations antérieures une proximité physique et émotionnelle evidente, souvent déconcertante. Qu'il y ait des décalages importants et très variables dans le temps est manifeste et ressort de nombreux passages dûment documentés, d'événements historiques évoqués en passant ou d'aspects courants de la vie, mais l'empathie qui caractérise l'écrivain, combinée bien sûr avec les informations puisées dans les cahiers du grand-père, parvient à chaque fois à les abolir. Bien que se tenant à l'arrière-plan, Hertmans n'en relate pas moins sa quête, en formulant les doutes et les difficultés auxquels il s'est vu confronté. De plus, il projette de temps à autre discrètement le rapport père-fils (de Franciscus et d'Urbain) sur sa propre vie, car lui aussi est fils d'un père et père d'un fils. Le livre couvre de la sorte une période d'un siècle et demi sans que le lecteur ait jamais l'impression que ces vies éloignées dans le temps ne présentent plus qu’un intérêt historique, comme s'il s'agissait de données quasi abstraites dans un continuum grisâtre de générations qui se succèdent. La force de persuasion du livre réside principalement dans le fait que Hertmans prend absolument au sérieux ces vies solidement documentées. Nulle part il n'intervient dans les récits qu'il découvre en émettant les jugements critiques faciles du descendant qui sait et comprend tout après coup, nulle part il ne se montre supérieur en recourant à des ficelles tout aussi commodes que seraient l'ironie, le grotesque ou la caricature, nulle part il ne se profile comme le pivot central égocentrique rayonnant, comme l'artiste génial aux pouvoirs magnétiques ayant pour effet que toutes ces vies quelque peu désordonnées semblent tout d'un coup se couler dans des schémas limpides. Il est évident que Guerre et Térébenthine ne se préoccupe pas le moins du monde des limites traditionnelles entre les différents genres. Le livre comporte des aspects documentaires, tient de l'essai et présente des traits philosophiques, mais tous ces éléments découlent toujours logiquement, presque organiquement, du dessein littéraire. Que des historiens présentent la Première Guerre mondiale comme une rupture sans pareille est ainsi illustré de manière extrêmement concrète - et je dois me limiter à un seul exemple: "La rupture de style est intervenue dans l'éthique de la violence, écrit Hertmans. La génération de soldats belges qui fut conduite dans la gueule monstrueuse des mitrailleuses allemandes au cours de la première année de guerre avait encore grandi selon l'éthique exaltée du XIXe siècle, avec un sentiment de fierté, un sens de l'honneur et des idéaux naïfs. (...) Les soldats se lisaient entre eux des petits livres (...), souvent même de la poésie. (...) Un militaire devait constituer un exemple pour la population qu'il était tenu de protéger. La piété, une aversion radicale pour les abus sexuels, une grande mesure dans la consommation d'alcool, parfois même une abstinence totale." De tous ces idéaux il ne subsistait plus rien dans les tranchées. Ils ont toutefois bel et bien survécu - et c'est ce qui rend tellement attachant ce livre magistral - dans l’existence de ce grand-père réservé, naïf, qui réprimait son chagrin, écrivait et peignait. Cyrille Offermans (Tr. W. Devos) STEFAN HERTMANS, Guerre et Térébenthine (titre original : Oorlog en terpentijn), traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, éditions Gallimard, Paris, 2015, 402 p. (ISBN 978 2 07 014633 8). Rappelons que le n° 3 / 2014 de Septentrion contient des…
Marcel Thiry, une poétique dans la guerre? (in Vues d'ailleurs)
En mars 2016, l’Ambassade de Belgique à Kiev a commémoré le centième anniversaire du corps expéditionnaire belge (les ACM), venu prêter main-forte aux armées du Tsar. Celui-ci comptait, en son sein, un jeune soldat qui deviendrait, après la guerre, une des figures majeures des lettres belges et francophones du XXe siècle : Marcel Thiry. À l’occasion de cette commémoration, le poète Lucien Noullez a été invité à évoquer, en une conférence que Le Carnet reproduit ci-dessous, la figure de Marcel Thiry, dont le premier livre en prose Passage à Kiev a été traduit, cette année, par un spécialiste ukrainien de notre littérature : Dmitri Tchistiak. * Une sorte d’effroi m’étreint , à évoquer Marcel Thiry, ici même, à Kiev, cent ans après qu’il y est passé, cinquante ans après qu’il en a rendu compte dans une série d’articles destinés au journal Le Soir, à Bruxelles, et cinquante-six ans après qu’il a brièvement évoqué ce périple, au sein d’une collection de souvenirs, dans un numéro d’hommage de la revue Marginales, en 1963. Ce texte, intitulé Falaises était, à cette époque et de son propre aveu, la seule autobiographie de sa main. Il ne savait pas encore, en écrivant Falaises, qu’il publierait son récit de guerre dans Le Soir, ni que cela deviendrait un livre. Mais il précise : « les mémoires, ni le roman autobiographique ne sauraient aller si loin dans la restitution de l’expérience intime que le récit parfaitement fictif en apparence et qui sait éviter tout rapprochement visible avec la vie de l’auteur. » Bigre ! Il y a là de quoi me faire trembler. Et nous faire trembler tous ! Car, pour notre auteur, la réalité ne semble pas donnée. Passant par Kiev, on dirait que seule la fiction narrative, ou l’évocation poétique, puissent assumer, dans son chef, la réalité de ce passage. Une sorte d’effroi m’étreint, donc. Êtes-vous bien là ? Suis-je bien ici ; sommes-nous vraiment réels, avant d’avoir transposé notre commune expérience dans la chair d’une fiction ou dans le corps d’un poème ? Si c’est probablement l’honneur de la littérature de faire échec au temps, ou, à tout le moins, comme le disait Charles Du Bos, de jouer, en regard de l’inexorable chute d’eau qui est la métaphore du temps, les « fonctions de l’hydraulique », alors, Marcel Thiry compte bien, comme je le pense, parmi les plus grands écrivains du XXe siècle. Sans fin, son immense anamnèse le ramène aux tâtonnements de la vie présente. Et sans fin, également, sa rêverie à l’imparfait alimente la vie réelle de ses lecteurs. Dans tout ce temps qui passe, la prose et les vers de Marcel Thiry décantent des moments fabuleux. Fabuleux, non parce qu’ils seraient magnifiques en eux-mêmes, mais fabuleux, uniquement, parce que l’écrivain les retient. Comment ai-je pu, moi qui suis né à Bruxelles en 1957, et qui n’ai jamais fait que de très évasifs voyages, accompagner ses pas dans les boues galiciennes d’automne, en 1916 ? Simplement parce que Thiry décrit merveilleusement cette boue, lui donne comme un halo de légende, et la rend donc présente, même pour un lecteur qui relit Voie lactée, cent ans après les faits : « La boue galicienne n’était pas une boue comme celle des autres fronts de la guerre, mais des fleuves de vase, une marée de fange. À travers toute la steppe russe c’est un limon d’Asie à marbrures grasses qu’elle prolongeait jusqu’ici et qu’elle poussait vers le pied des Carpates. En lente force, elle s’épandait comme dilatée par de lointaines inondations de Ganges, ou comme si les Brahmapoutres avaient étalé à travers Indes et toundras leurs crues épaisses. » Qui, parmi nous qui le lisons, irait vérifier la splendeur du vocable « Brahmapoutre » dans l’évocation de la gadoue galicienne ? Qui chercherait des poux à Marcel Thiry, en vérifiant si les coulées de boue qu’il décrit trouvent bien leur source dans un « limon d’Asie » ? La boue galicienne nous convainc, simplement parce qu’elle est décrite avec des termes qui nous sont autant étrangers qu’à lui-même. Mais la rigueur du style et de la langue suffisent. De cette boue, même si nous n’en savons rien, nous éprouvons l’étrangeté et le mystère... L’œuvre de Marcel Thiry compte, explicitement, trois livres en prose dédiés à son périple avec les ACM. Passage à Kiev, désormais traduit en ukrainien, est un ouvrage de jeunesse – ce qui ne signifie pas une œuvre négligeable – et c’est un bonheur, pour l’admirateur de l’écrivain que je suis, de saluer sa traduction en ukrainien. J’en appellerais d’autres de mes vœux. Car Thiry n’a jamais cessé de revenir sur cette expérience fondatrice. Pour lui, à l’instar de la boue remuante dont nous venons d’évoquer la présence dans Voie lactée, la guerre fut – et cela le distingue des « poilus » coincés sur le front – une sorte d’initiation au mouvement, au voyage, à l’aventure... c’est-à-dire aux rêveries de toute jeunesse, de tous les temps. D’une certaine façon, aussi affreuses que furent les boucheries auxquelles il assista, aussi précaires que furent les conditions de vie et de ravitaillement du corps expéditionnaire belge, aussi douloureuse fut la perspective de perdre son frère Oscar – Oscar était son ainé et son initiateur en littérature, et Oscar fut laissé pour mort, frappé à la tête par un éclat d’obus, mais il revint de ses blessures diminué, au point de devoir abandonner toute velléité d’écriture ! D’une certaine façon, malgré les turpitudes, la boue, le froid, la totale incompréhension de ce qui se jouait dans la Russie d’alors entre les Bolchéviks et les armées fidèles au Tsar, malgré le mal de mer, la fatigue, le mal du pays, les orteils gelés et la misère sexuelle, Marcel Thiry semble ne jamais sombrer dans le malheur, dans le désespoir ou dans la dépression. Lorsqu’en 1966, cinquante ans plus tard, il publie une relation suivie de tout cela, il note bien, dans la Préface : « À ce reproche de parler gaiement de la guerre, à ce reproche de servir le fléau en racontant non sans allégresse comment on le traversa, je ne puis répondre qu’une chose : c’était ainsi. Nous étions gais, au fond, malgré des périodes misérables, malgré l’éloignement des nôtres et de tout, malgré le risque. Certes, d’avoir vu tomber des frères creusait en nous de profondes et inguérissables blessures. Mais une force vitale nous redressait et nous entrainait de nouveau sur le rythme de cette étrange joie. » Engagé en 1915, à dix-huit ans, Marcel Thiry fait le tour du monde, mais il écrit, dans son poème le plus célèbre et le plus célébré, publié en 1924 : "Toi qui pâlis au nom de Vancouver", qu’il ne s’agit que d’un « banal voyage ». Tout cela tient ensemble : à la fois la joie incoercible, la découverte de la féminité troublante, qu’il évoque également dans la même préface : « Et ce sont les rencontres féminines, note-t-il, et la découverte de ce que cette langue mystérieuse pouvait prendre de caressante musicalité sous un de ces timbres de contralto comme il s’en trouve là-bas d’incomparables. » La joie, la femme et la paradoxale banalité de l’expérience trouvent peut-être leur lien dans la nature même des années d’apprentissage. La jeunesse est un songe, où tout ce qui advient, et surtout l’imprévu et l’improbable, semble couler de source, aller de soi. Il faut dire, tout de même, que le destin du jeune Thiry et de ses compagnons d’arme tranchait singulièrement avec celui de leurs camarades restés au pays. Dans un récit que j’ai publié en janvier 2009, L’érable au cœur, et qu’on m’a fait l’honneur de traduire ici même en ukrainien, je fais de mon grand-père, Léon Noullez, un personnage principal, jeté dans la Grande Guerre. Mon grand-père était sensiblement…