Un sérieux goût de la fête
Avec Grenailles errantes, André Stas ne démentira pas la réputation de joyeux iconoclaste, de dilettante invétéré et de recolleur de morceaux qu’il s’est très vite forgée dans le monde culturel par-delà nos frontières. Comme, tout à l’heure, il découpait, rassemblait et détournait des images à rire et à grincer, à présent il retourne des mots, dérobe des phrases et enfile un collier de fragments qui, sans jamais succomber à la tentation du récit, finit tout de même par nous raconter une histoire intime, dans ses creux et ses absences. Une histoire de pierre, à la fois dure et instable, dont les grains se déplacent au gré d’un hasard qu’on dirait presque objectif. Une histoire de plombs, inoffensifs en principe, que l’on s’amuse à tirer dans les fesses et les mollets des donneurs de leçons. Une histoire belge, comme cette expression du code de la route tombée en désuétude, signalant aux usagers le passage sur un terrain périlleux. Ici, il y a un peu de tout. Du subtil et du généreux. Du tendre et du grimaçant. Le rire et la tentation des larmes. Le ciel et le caca (mais « Qui ne peut envisager sa merde, /ignore tout de son état de santé »). Nietzsche et Johnny Hallyday. Stendhal et les amis. Les Gnostiques et les « insanitaires » trouvés (ou est-ce un féminin ?) sur la porte des W.-C. Tout ce peu tend à former, au milieu d’un roboratif tohu-bohu d’anecdotes, d’aphorismes, de courts poèmes et de réflexions plus intimes, mélangé aux folles images d’Erro ponctuant le texte, un art poétique qui est en même temps un art de vivre, les touches pudiques et impudiques d’un paysage affectif nous entraînant bien au-delà du livre.
Au fil de ses itinérances, du travail au troquet et de bosquets en librairies, André Stas s’adonne au plaisir des récoltes. Il est l’enfant entassant cailloux, plumes et cadavres pour se constituer un trésor personnel. Il est le collectionneur bizarre qui accepterait de partager ses découvertes, ne résisterait jamais au désir de combler l’oreille attentive, de faire briller les yeux. Aujourd’hui, il a composé un livre dont les prolongements supposés dans le passé et l’avenir font une tranche de vie, au sens littéral du terme, un hommage au quotidien, à sa vertu formative, à tout ce qui touche en lui de banal et de singulier. Et pour demain, que nous réserve-t-il ?
Auteur de Grenailles errantes
Illustrateur de Grenailles errantes
Silence, Chavée, tu m’ennuies. 1031 aphorismes rassemblés par Jean-Philippe Querton
Figure incontournable du surréalisme belge (et plus particulièrement du groupe hennuyer), Achille Chavée demeure nimbé d’une aura qui, cinquante ans après sa disparition, rend toujours son cas aussi fascinant et épineux. Ayant physiquement combattu la « bête immonde » durant la guerre d’Espagne puis en tant que résistant entré dans la clandestinité, le brigadier international Chavée traîne cependant quelques dérangeantes casseroles rouges. À commencer par les soupçons d’interrogatoires musclés durant des procès staliniens à l’encontre de militants anarchistes. L’info est catégoriquement relayée dans la notice Wikipedia, mais sérieusement réévaluée dans certain article de Paul Aron sur l’engagement des écrivains belges francophones contre le franquisme… Mais depuis quand juge-t-on de la valeur d’un écrivain, d’un poète sur ses actes militants et ses aveuglements idéologiques ? Et même sur sa biographie, l’homme fût-il, imaginons, avocat porté sur la bibine, joueur de poker impénitent et mauvais perdant de surcroît, individu signalé comme désagréable et méprisant envers son épouse ? C’est bien connu, les artistes, les vrais, ne progressent pas, ils empirent, selon le célèbre adage : « On commence par tuer sa mère et on finit par voler la cathédrale de Chartres. »Au fait, qui a dit cela ? Chavée, justement, l’expert en prononcé de sentences laconiques, dont Jean-Philippe Querton propose un recueil d’aphorismes – presque – exhaustif ; 1031 en tout, c’est élégant et solide comme un nombre premier, et cela contient l’essentiel de « l’enseignement libre » dispensé par un esprit toujours frappeur. Car, grâce à Chavée, on apprendra que « La chaise est toujours assise », « Le pain n’a pas faim », « Une dynastie est une collection de cadavres numérotés » et que « Le bossu se démontre par sa bosse ».Selon les mots de Chavée lui-même, l’aphorisme est un genre d’auto-défense où se crée « un équilibre entre le lyrique et le réel ». La définition du genre est parfaite. Les antiphrases, antiproverbes et antimorales délivrés en rafales dans ce substantiel volume sont extraits des recueils publiés à La Louvière au Daily-Bul ainsi que de l’œuvre complet (au masculin, permettez) publié par les amis de Chavée. Libre à quiconque de les grappiller ou de les lire en enfilade, l’important est d’« apprendre entre les lignes de la page blanche ». Dans la galerie d’évocations qui précède l’ensemble, les beaux mots d’André Miguel rendent l’ambivalente présence de Chavée presque palpable : « Il avait une présence physique extraordinaire. Un regard à la fois tendre et pénétrant avec une certaine dureté par moment et aussi un visage de mage, surtout à la fin de sa vie de mage et de peau-rouge. Il y a avait chez lui quelque chose de diabolique si on veut, mais aussi une grande tendresse… »Chavée, tu déranges. Chavée, tu incommodes. Chavée, tu…