À propos du livre (Texte du 1er chapitre intitulé «Enfance et adolescence» de l’Introduction)
Parmi les souvenirs auxquels se plaisait un poète si peu prodigue de confidences, on ne saurait négliger ceux qu’il évoquait en nommant la ferme de Pinteville, «isolée au milieu des campagnes, à un quart d’heure du village de Grand-Manil dont elle dépend».
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Auteur de Fernand Severin. Le poète et son art
Il fallait un poète pour rencontrer l’œuvre de Jacques Crickillon, pour donner lieu à une danse de planètes mue par la question du geste poétique. Après la très belle étude de Christophe Van Rossom, Éric Brogniet livre en poète une traversée des créations de l’Apache Crickillon, des cycles d’écriture qui, de La Défendue à L’Indien de la Gare du Nord , de Colonie de la mémoire à Ténébrées , du Tueur birman à Sphère, À Kénalon I et II , portent le verbe au bord du gouffre, sur les cimes de la sécession, loin des bonnes mœurs littéraires. Taillés dans le vif-argent d’une langue réinventant ses pouvoirs comme ses impuissances, la poésie, les nouvelles, les romans de Crickillon se tiennent sur la corde du funambule qui vit la parole comme une expérience de la dépossession, comme une initiation à la diffraction du moi et à la contrée du vide. Si la littérature dans ce qu’elle a de sismique, de réfractaire à l’ordre social naît avec Homère, l’aède aveugle, elle semble parachever son cycle de nos jours, la cécité doublée de la surdité se logeant désormais dans le cirque d’une scène littéraire acquise à l’embourgeoisement, aux grelots du divertissement et du conformisme. La question du devenir, de l’incidence du poème dans un monde qui lui tourne le dos et le piétine — question que pose Jacques Crickillon dans « La poésie est une guerre indienne », son texte en postface — porte en elle le souffle des insurgés, lesquels ne sont les apôtres d’aucune vérité. Le poète comme « inquiéteur » (Crickillon), comme horloge qui refuse de marquer l’heure est l’artisan d’une expérience existentielle qui côtoie les gouffres et l’inconfort. On mesurera toute la démesure de l’œuvre « explosante-fixe » de Crickillon et de l’analyse qu’en produit Brogniet à sa prégnance relativement clandestine comme si l’époque tenait loin d’elle ce qui la subvertit, ce qu’elle ne peut recycler dans la littérature trendy , minimalisme creux ou verbiage boursouflé de graisse. Un Indien des lettres ensauvage la grammaire, la sémantique, la Terre, les nerfs, le sang, propage la rigueur de l’anarchie dans une poétique du « contre », sœur de celle de Michaux (contre l’état de choses et ses séides). Éric Brogniet plonge à mains nues dans les grands cycles formant des « cosmographies », des mondes mythologiques vertébrés par l’amour, le questionnement de la mémoire, la fusion du polar et du chamanique, de l’ivresse et de l’extase. Déchiffreur des convulsions intérieures et extérieures, à rebours de l’assassinat programmé de la poésie auquel on assiste, l’auteur de Vide et Voyageur , de Talisman révèle la nécessité, l’urgence d’un verbe poétique transfigurateur. La ténacité du paria, de l’« horrible travailleur » (Rimbaud) enraiera l’extermination des poètes, des Indiens du « Cinquième Monde ». Au cœur de sa geste poétique, de son œuvre-spirale comme l’énonce Éric Brogniet, un feu central, le feu de l’amante, de la muse qui a impulsé la poésie de l’amour dont Crickillon est l’un des grands chantres, Ferry C., auteure de nombreux collages qui accompagnent les recueils Région interdite, Nuit la Neige. Poète, muletier sans provende, qu’on chasse d’une cabane à l’autre, et qui s’en va dormir dans les chapelles abandonnées. Poète : fantôme du muletier sur sa montagne fantôme Élégies d’Evolène. Véronique Bergen Jacques Crickillon, né à Bruxelles en 1940, nous a donné, depuis La Défendue, son premier livre publié en 1968 par André De Rache, jusqu’à Litanies, publié par Le Taillis Pré en 2016, un matériau poétique singulier et brûlant. Et pour tout dire fascinant. Il faut mettre en perspective cette musique lancinante, tour à tour tendre ou violente, qui court tout au long des pages de cette œuvre et la perspective d’écriture qui tend à son propre effacement. Basé sur une respiration interne, qui lui permet, sous la dictée des puissances obscures du lyrisme, d’épouser toutes les formes stylistiques imaginables et de puiser à un vaste répertoire à la fois prosodique et métaphorique, le texte poétique explore, avec une constance remarquable, de vastes territoires imaginaires, fantasmés ou réels, des contrées étranges, une flore et un bestiaire singuliers, souvent, mais pas toujours, exotiques. Le style sensuel, fait de rythmes variés, d’un double registre verbal, poétique et prosaïque, le recours au procédé de la science-fiction, souvent américaine, à celui des sagesses orientales, du polar, des grands romans d’aventure…
Quand, au milieu du XVIIe siècle, Arnauld d'Andilly fait paraître sa traduction des Vies des saints pères des déserts , il ne livre pas seulement un texte philologiquement sûr à la lecture édifiante des moniales et des reclus; il espère que les gens du monde y trouveront des exemples nombreux de sainteté pour en faire un instrument de leur conversion à Dieu. Bien d'autres livres, qui semblent à l'usage exclusif des conventuels, prétendent in fine excéder le lieu de leur diffusion professionnelle pour être lus dans le «monde». Et ils l'ont été. Cette performance du texte religieux de conversion et de retraite illustre un procès de rencontre entre deux univers, trop souvent tenus pour être quasi étanches et, pour le moins, opposés l'un à l'autre : le cloître et le «siècle». Centrée sur le XVlle siècle français, non sans puiser aux sources d'un passé parfois récent ou s'oser aux extrapolations pour les siècles suivants, la réflexion qui est ici présentée cherche à montrer que, si opposition il y a eu entre ces deux sphères des destinées humaines, la bipartition n'aura été aussi vive que par le fait de la similarité structurelle qui les fait trop semblables pour qu'elles ne s'opposent pas. Par l'ascèse, dont la diffusion se fait dans l'espace curial, qui commande aux nouveaux comportements légitimes et aux représentations dominantes de la société d'Ancien Régime, prennent forme un procès de domestication des pulsions, une éthique de la convergence du paraître social et de l'être psychologique, un fétichisme déréalisant qui porte sur les grâces royales de plus en plus symboliques, sur les petits riens de l'étiquette et sur une subordination de l'espace privé à une montre publique de soi. Ce protocole trouve son homologie déplacée dans l'espace du cloître : la césure de l'être avec son passé mondain, l'investissement dans les promesses divines de la rédemption, la transparence du coeur et de l'âme dans la promiscuité cénobitique, l'attention annihilante, voire mystique, aux moindres détails qui comptent plus que tout au regard de Dieu. De manière plus circonstancielle, les nouveaux modèles de l'éthique aristocratique ont puisé aux instructions anciennes des novices ; en retour, les prélats ou les supérieurs redéfinissent les Règles monastiques à partir des préceptes de la civilité aristocratique. Structurant un échange continu du fait de cette position inédite entre deux mondes, la manipulation des exemples édifiants formalise la congruence des modèles existentiels, tel saint Louis, mythifié pour exalter le fondateur spirituel de la monarchie, pour magnifier l'union des obligations séculières avec celles de la pénitence et pour cautionner la lutte contre les protestants. Parce que le recrutement monastique montre une surreprésentation des fractions sociales dominantes, s'expliquent l'imposition du modèle aristocratique dans les réformes monastiques du XVlle siècle et, plus sourdement, l'émergence d'un procès plus vaste où rétrospectivement se définira l'homme moderne — l'individu — dans son agir social et dans la représentation qu'il va intérioriser des usages licites et surtout sublimants où l'individu finira par se penser au-delà des…