Auteur de Exister, résister. Ce qui dépend de nous
Après son très remarqué Global burn-out, après L’Âge des transitions, le philosophe Pascal Chabot nous livre un essai ambitieux interrogeant les articulations à inventer entre existence et résistance.À partir d’objets matériels tels que le verre, le siège, l’écran, Pascal Chabot déplie une analytique de l’existence qui montre combien le verre induit une relation entre dedans et dehors, distribue des rapports singuliers entre intérieur et extérieur. Henri Lefebvre, les situationnistes avaient pointé le rôle imparti à l’architecture dans la domination des corps et des esprits et déclaré qu’afin de changer la vie, il fallait changer la ville. Analysant les paradoxes d’une technologie qui nous dépossède de nos choix alors qu’elle prétend nous…
Voici un livre à la fois ardu, son écriture porte les traces des cours et des travaux universitaires dont il est issu, et surtout précieux, son ampleur nous donne un bilan argumenté des théories et des pratiques économico-sociales contemporaines.Le titre, La fabrique de l’émancipation , conjoint de façon qui peut sembler étrange deux mots divergents : la matérialité du premier ne s’oppose-t-elle pas à l’idéalité du second ? Et l’action, au sens politique arendtien de la capacité d’initiative, de commencement, de « faire naître » une réforme, une institution, une libération, n’est-elle pas plus ajustée : si l’émancipation est possible n’est-ce pas dans l’action, plurielle et responsable ? Cette apparente opposition négligerait ce que Arendt comme Bruno Frère et Jean-Louis Laville cherchent à éclairer : l’ouverture de l’espace et du temps de la politique dans le langage qui ouvre l’action. Laquelle est façonnée entre autres dans la « fabrication » des théories politiques, mais de façon insuffisante parce que coupée des inventions effectives. Tel apparaît le double but des auteurs, Bruno Frère et Jean-Louis Laville : d’abord, donner la synthèse des « fabrications » fictionnelles (façonnées en langages des sciences et des philosophies sociales, non fictives pour autant), toutes négatives, proposées depuis deux siècles par les théories de l’émancipation ; mais, ensuite, les mettre face aux pratiques auxquelles elles devraient faire droit, à leurs « fabriques » actives d’émancipation, largement positives, dans les mouvements de révoltes et d’organisations sociales, porteuses de ré-institutions démocratiques. Du paradigme négatif au paradigme associatif Les premiers chapitres mènent à bien la critique (saisie des limites) de la critique (dénonciation) des obstacles à l’émancipation sociale. Sont tour à tour convoqués les grands noms de la critique sociale : Adorno, Horkheimer, Habermas, Honneth, Bourdieu, Latour, Boltanski, principalement. Et dans la foulée, avec justesse et précision, non sans nuances, est décelé l’enfermement de cette tradition dans la critique négative du capitalisme. Le paradoxe de cette position vient de ce que, du fait de sa négativité sans issue, elle ne cesse de dénoncer ce qu’elle constitue en indépassable, le marché capitaliste. Et cela, faut-il le préciser, d’autant plus que les tentatives de révolution de type communiste ou même de réformes de type social-démocratique (liées à l’État-Providence) ont montré leur échec total ou leur réussite trop partielle pour résister aux crises économiques et écologiques.Or ce que cette position néglige, c’est une alternative à la domination qui prend racine dans l’associationisme du 19e siècle, celle des coopératives, des mutuelles ou des crèches, car cette tradition est aujourd’hui ravivée dans de multiples innovations sociales porteuses de nouvelles institutions. Sans remettre en cause la pertinence des critiques négatives, la possibilité d’une critique constructive est mise en valeur dans l’autre moitié du livre. Les « épistémologies du Sud » (Boaventura de Sousa Santos, Anibal Quijano…) montrent ainsi que les révoltes populaires sous la bannière du « bien vivre » ou du « care » expérimentent des « expériences de sociabilité non capitaliste ». De l’association à l’Économie Sociale Solidaire Ce qui se fait jour dans ces expériences, des conseils communaux zapatistes du Chiapas à la ZAD de Notre-Dame-des Landes parmi tant d’autres, ce sont autant d’émergences de nouvelles institutions démocratiques, hybrides et diverses parce qu’impures. Exemple privilégié, l’expérience de l’ONG féministe brésilienne, Sempreviva Organizaçao Feminista, « a implanté la politique d’assistance technique à l’agro-écologie du gouvernement fédéral de 2015 à 2017 ainsi que des programmes de coopération internationale » en s’appuyant sur l’auto-organisation des femmes se dégageant du patriarcat.En définitive, via Karl Polanyi qui préconise le « désencastrement » de l’économique et du social et Cornelius Castoriadis qui marque la nécessité de la « praxis » instituante (non sans divergence avec la pensée démocratique de Claude Lefort), Frère et Laville en appellent à un « universel concret » où la macropolitique se nourrit de la micropolitique. En dépit d’une distance notée avec légèreté par rapport à Hannah Arendt et d’un privilège affiché à la « description », c’est bien l’action politique qui se voit remise à l’avant-plan, mais débarrassée des incantations, morales et autres, contre le « système ». Il est d’autant plus étonnant que, au-delà de l’enquête et de l’analyse, rien n’est indiqué au plan politique sur « l’approfondissement de la démocratie » par la « transition » qu’impose la crise sociale-écologique à l’émancipation.Donner droit aux multiples initiatives des luttes, des assemblées et des associations, à l’économie solidaire que pratiquent ces dernières, n’ouvre-t-il pas la voie d’une ré-institution de la démocratie électorale représentative où la démocratie horizontale, bien plus que par une participation consultative, recevra un pouvoir législatif effectif en alternance avec la démocratie verticale en crise [1] ? Il n’empêche : ce livre foisonnant est bel et bien indispensable à la compréhension des transformations de notre monde. Éric Clémens [1] En dialogue avec les auteurs, je me permets de renvoyer à mon essai, Pour un pacte démocratique.…
Accents toniques. Journal de théâtre (1973 – 2017)
Le théâtre vu, regardé, lu, écrit, analysé, raconté par Jean-Marie Piemme en trois tranches temporelles permettrait de lire le presque demi-siècle qu’il nous donne à revisiter sur les scènes du monde et en Belgique francophone en particulier.Le public, l’intelligence du jeu, Brecht, le peuple (ce qu’on appelait il y a peu la « classe ouvrière »…), les systèmes de productions théâtrales dans tous leurs détours, les explorations répétées de certains auteurs de prédilections, la mise en scène qui résiste aux exigences du plateau et le transforme, les conflits idéologiques et esthétique majeurs qui ont marqué l’histoire de notre théâtre depuis ce que l’on a appelé le « jeune théâtre » (les années septante), le corps à l’opéra, l’École,…voilà la matière de ce livre capital pour la mémoire d’un art vivant, souvent séduit par les sirènes du succès confortable. Jean-Marie Piemme, né en Wallonie en 1944, entame le sujet en rappelant d’emblée ses origines liégeoises de famille ouvrière, l’université, la découverte d’un explorateur de génie, Marc Liebens, puis peu à peu les familles qui se forment, l’auteur Louvet, le metteur en scène Sireuil, le Théâtre du Parvis (Saint-Gilles), La Monnaie (de Gérard Mortier) et ses déploiements de talents nouveaux, ses embardées dans de nouvelles formes dramatiques…Une phrase résume la dynamique que confie Piemme au théâtre…. « Le théâtre laïcise le monde. Le « comme si » du théâtre, c’est la vérité qui doute, la vérité qui ne colle pas, qui ne veut pas vous étrangler pour vous convaincre, qui ne vous crève pas les tympans pour avoir raison. En des temps marqués par la morsure du religieux, la simple existence du théâtre est son premier mérite. »1973-1986, découvertes, initiations, expériences. Gérard Mortier en 1984 invite Piemme à le rejoindre et ce sera la grande révolution d’un opéra que l’auteur considère comme un art d’un autre temps et, en ce sens, un art extrêmement éclairant sur notre mémoire en dérive. L’auteur y développe un travail de dramaturgie si récent sur nos scènes et le poursuit avec Philippe Sireuil dans nombre de spectacles.1987-2000 : « Avant d’être un réel, contenu, le réel est un contact, un impact. Écrire, c’est boxer (…) » . Écriture et représentations des premières pièces Sans mentir , Neige en décembre (une cinquantaine aujourd’hui), le travail avec le Groupov de Liège. « Je m’intéresse d’abord aux frontières intérieures des gens, à nos frontières intérieures. Moyen de le faire : approcher par les contradictions. (…) ».2001-2017 : la domination de la diffusion sur la création. Le marché, le rendement des tournées, la prolifération des co-productions que nécessitent les nouvelles créations, engendre une glissade jusqu’à aujourd’hui dans le fragile équilibre de la rentabilité d’un spectacle et de sa rage d’indépendance. Écriture de pièces ( Bruxelles printemps noir , autour des attentats, Jours radieux sur la tentation extrémiste…)L’écriture de Piemme, tout au long de cet ouvrage majeur, est fluide, nette, précise. Un pédagogue joyeux l’habite et tout devient plus clair pour comprendre dans la « jungle des villes » les affrontements de genres, de déclarations et de pratiques du théâtre, vivant, encore, toujours vivant. Daniel Simon Alternatives théâtrales, témoin fidèle du parcours artistique de Jean-Marie Piemme, inaugure avec Accents toniques une nouvelle collection de textes théoriques bimedia (papier et numérique) sur les arts de la scène, Alth. …