Auteur de Diderot ou la philosophie de la séduction
Civiliser la modernité ? Whitehead et les ruminations du sens commun
Dans cet essai, Isabelle Stengers poursuit une œuvre qui construit la philosophie comme insoumission, comme problématisation. Comment prolonger, relancer l’héritage de Whitehead dans une époque plongée dans l’ère de l’Anthropocène (plus exactement Capitalocène), marquée par des ravages écologiques menaçant la survie des écosystèmes, de l’homme lui-même ? Stengers et Whitehead rejettent la scène platonicienne inaugurale qui sous-tend la philosophie : la séparation entre vérité et opinion reléguée dans l’ignorance, entre ceux qui savent et citoyens prisonniers de la doxa . À rebours de cette disqualification du sens commun, de la guerre que livrent à ce dernier une certaine science, une certaine philosophie, Whitehead en appelle à souder l’imagination au sens commun. Le rejet du mépris du sens commun a un corrélat : l’abandon de la bifurcation de la nature entre réalité objective et réalité subjective, entre faits et valeurs. La bifurcation de la nature a en effet entraîné une bifurcation des savoirs qui, opposant objectivité des faits et jugements de valeur, s’avance comme une arme d’autorité permettant de faire taire les opinions des acteurs sociaux. Questionner les manières d’activer les savoirs des citoyens, leurs expériences face aux experts, c’est faire importer ce que les experts négligent, mais aussi veiller à ne pas reproduire de disqualifications, à ne pas ressembler à l’ennemi. À partir de Whitehead mais aussi Deleuze, Haraway, Latour, Souriau, Isabelle Stengers tisse une écologie des pratiques apte à forger de nouveaux récits sur ce qui nous est advenu à la modernité : comment avons-nous pensé être sortis de l’animisme alors que, comme le montre David Abram, notre animisme a migré vers l’écriture ? Comment en sommes-nous venus à conclure à une exceptionnalité humaine, au spécisme, à la domination de l’abstraction ? De l’amarante qui a résisté au Round Up de Monsanto à l’agencement formé par Donna Haraway et sa chienne Cayenne, de la question des dettes impayées (colonisation, destruction par l’Occident des civilisations autres) à la méfiance face aux « fables modernistes où rivalisent la célébration de la grandeur de l’Homme et la dénonciation de Sa culpabilité » (se déclarer coupables d’une part « ne peut tenir lieu de principe », d’autre part, cantonne les victimes dans la posture de l’innocence), Isabelle Stengers active l’héritage de Whitehead en déployant une pensée ouverte sur les possibles, au plus loin de la déploration ou de la résignation à l’impuissance. Dans sa préface à l’essai d’Anna Tsing, Le Champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vie dans les ruines du capitalisme , elle relaie cette nécessité d’apprendre à « vivre dans les ruines ». Lire aussi : un extrait de Civiliser la modernité? Le geste spéculatif qu’elle propose — qu’elle désigne comme la « version SF, tentaculaire » de la métaphysique de Whitehead — rappelle que « même si nous étions capables d’échapper au pire, c’est sur une terre appauvrie, empoisonnée, épuisée, au climat profondément et très durablement perturbé que nos descendants auront à vivre ». Essai vital et vitaliste, exhaussant nos puissances d’exister, Civiliser la modernité ? nous lance des outils sans maître ni guide, nous incite à fabriquer des mondes. « Civiliser » une science prise dans l’abstraction va de pair avec la création de ressources de penser, d’agir, de résister, avec l’expérimentation d’autres manières d’exister, d’être affecté, de nouer des agencements où se connectent…
Nietzsche et la phénoménologie. Entre textes, réceptions et interprétations
La pensée de Nietzsche est-elle la littérature irrationnelle d’un illuminé du 19e siècle ? Puisque cette grossièreté n’est pas tenable, même pour un rationaliste résistant, de quelle pensée s’agit-il ?Si, comme je le crois, l’activité philosophique aujourd’hui reste marquée par les avancées de la phénoménologie de Husserl (en dépit de son idéalisme subjectiviste), de l’ontologie de Heidegger (en dépit de ses dérives nationalistes, de la défense aberrante d’un «esprit» du nazisme à l’antisémitisme) et de la thérapeutique du langage de Wittgenstein (en dépit de son enlisement casuisitique par une trop grande part de la philosophie analytique), l’exigence de penser le monde dans un langage non « métaphysique »est en même temps son enjeu. La philosophie naît et renaît à travers le questionnement radical hors de toute opinion, de tout préjugé, de toute idéologie, à la racine hors de toute métaphysique accrochée à la vérité hors monde. Or ce questionnement, dans sa phase moderne, remonte à l’effort inouï de Nietzsche de penser par-delà bien et mal – par-delà l’opposition entre l’essence et l’apparence, la vérité et l’erreur… L’ Introduction au recueil des Actes du colloque tenu les 16 et 17 mars 2016 à Louvain situe parfaitement cette exigence et cet enjeu. La pensée nietzschéenne du « Schein », littéralement « apparence » ou même « apparaître », peut-elle être rapprochée de celle du « phénomène »? Pas au sens de Kant qui l’oppose à la « chose en soi », ce qui l’englue dans le dualisme. Mais pas non plus au sens de Husserl qui le fonde dans l’ « intuition donatrice originaire ». Cependant si, la « généalogie » nietzschéenne qui arrache les masques des « valeurs » reste sans rapport avec cette « science du phénomène » qui est le projet de Husserl, n’y a-t-il aucun recroisement entre le monde de la vie de l’un et le monde des apparences de l’autre ? Ou encore entre la constitution fictionnelle du phénomène et la perspective interprétative de l’apparence ? La question radicale surgit à partir de là : quel langage introduit à la pensée du monde, au jeu de son devenir, à la « mutation de la temporalisation » comme l’épingle Fink ?Il n’est pas possible ici d’entrer plus avant dans les interventions de ce recueil incisif. Il faut cependant remarquer que, outre les travaux de spécialistes actuels, il reproduit deux textes importants pour l’histoire des interprétations nietzschéennes, l’un d’Eugen Fink, l’autre de Rudolf Boehm, ce qui répond au but de la publication : confronter les interprétations phénoménologiques de Nietzsche à son texte.La stimulation de toutes ces lectures confirme combien la pensée de Nietzsche nous précède toujours, à distance des thèmes canoniques (surhomme, éternel…