Auteur de Diderot ou la philosophie de la séduction
L’intelligence des villes. Critique d’une transparence sans fin
Docteur en philosophie, maître de conférences à l’Université catholique de Lille, Tyler Reigeluth questionne les projets de « villes intelligentes », de « smart cities » qu’on nous impose de manière écrasante à travers le monde depuis les années 2000. Publié aux Éditions Météores dont on soulignera la force de la ligne éditoriale, L’intelligence des villes. Critique d’une transparence sans fin sonde les enjeux explicites et cachés, les fantasmes, la vision de l’urbanisation et du vivre ensemble que mobilise le « solutionnisme technologique » (Evgeny Morozov), la gestion technologique de l’espace urbain. Que recouvre le mot d’ordre actuel d’une intelligence artificielle censée « sauver » les villes des impasses écologiques, sociales qu’elles génèrent ? L’ubiquité contemporaine de l’intelligence nous force à nous interroger sur son sens : de quelle intelligence s’agit-il, à quoi sert-elle et à qui sert-elle ? Et plus précisément, en quoi l’espace urbain est-il transformé par la qualification smart ? Avec finesse, Tyler Reigeluth lance un chantier de réflexions sur ce tournant technologico-numérique mondial qui touche les métropoles les plus peuplées, les plus financiarisées, mobilise les écrits d’Henri Lefebvre, Gilbert Simondon mais aussi d’Italo Calvino, de JC Ballard afin de déconstruire le mantra contemporain d’une intelligence des villes qui, s’imposant aux habitants, quadrillant leurs vies, les compte pour rien. La mise en évidence de connexions entre algorithmisation des villes présentées comme « smart », algorithmisation des comportements et contrôle des populations soumises à un panoptique généralisé se noue à une prolongation de l’analyse foucaldienne des dispositifs de sécurité, des stratégies de normalisation de la ville et des habitants.Partant de R. U. R., une pièce de théâtre de Karel Capek dans laquelle l’humain, plongé dans un univers automatisé, se retrouve obsolète, l’auteur rejoue la dialectique marxiste entre travail vivant et travail mort en interrogeant le risque inhérent à la pan-technologie numérique : la production d’une intelligence morte. Que l’imposition autoritaire de « villes intelligentes », d’un monde automatisé ait pour visées de contrôler les populations, de quadriller l’espace, de rendre les habitants idiots, à la merci d’objets technologiques externalisant l’intelligence est un constat largement partagé. Que les « poubelles intelligentes », les « compteurs, les radars intelligents », etc soient des artefacts marqués par une intelligence morte, qu’ils fassent partie d’une vision managériale de l’habiter et du vivre qui entend formater l’expérience vécue, les praxis des citoyens, nombre d’acteurs de la société civile l’ont d’emblée perçu. La perception et la contestation ont parfois pris la forme radicale d’une destruction du mobilier urbain. N’être pas suffisamment rentables pour être soumis à la logique de l’intelligence artificielle s’avère une chance inouïe (et non un déficit) pour les quartiers les plus populaires. On s’étonne que le slogan en appelant à une « ville 100% connectée et écologique » soit encore pris au sérieux alors que l’antinomie entre les adjectifs « connectée » et « écologique » est absolue.« Dans chaque ville, mille villes cohabitent. L’espace urbain de Bruxelles est le compromis instable et dynamique de ces différentes intelligences. Il n’y aura jamais de ville intelligente, que l’intelligence des villes ». Toutefois, cette hétérogénéité des visages d’un territoire urbain pris dans la spirale délétère de l’expansion, de la spatiophagie ne pourra être préservée que grâce aux actions et mobilisations de la société civile. Pas si nous laissons les coudées franches à un pouvoir politique soumis aux multinationales, aux « experts ».…
La parole comme voie spirituelle : Dialogue avec l’Inde
Sandrine WILLEMS , La parole comme voie spirituelle. Dialogue avec l’Inde , Seuil, 2023, 200 p., 19,50 € / ePub : 13,99 € , ISBN : 9782021493276Dans son dernier essai, l’écrivaine, philosophe, psychanalyste et réalisatrice Sandrine Willems nous invite à un décentrement, nous propose un voyage mental, esthétique et conceptuel loin de l’anthropocentrisme qui a façonné l’Occident. S’ils se voient remis en question de nos jours, de l’intérieur de nos sociétés, l’anthropocentrisme de l’Occident et son primat de l’humain ont eu une incidence sur notre perception de la parole réduite à la sphère humaine, confisquée par cette dernière. L’ouverture de l’esprit aux dimensions qui échappent à la raison se fait sœur d’une expérience de la spiritualité qui, afin de ne rester murée dans l’indicible, doit se mettre en quête d’un langage, plus exactement d’une parole qui puisse en rendre compte. Éblouissant essai sur les diverses visions de la parole, sur sa nature, son origine, son statut, ses effets, réflexions sur les puissances, les ressources, les mystères qu’elle détient, La parole comme voie spirituelle. Dialogue avec l’Inde nous convie à une rencontre avec l’Inde ancienne. Sandrine Willems porte à la lumière la manière dont la spiritualité indienne envisage la parole comme une énergie qui transit toutes les formes de l’être et de la vie, de l’animal au végétal ou au minéral, du divin à l’humain. L’affirmation d’une continuité entre humains et non-humains se traduit dans une pensée qui, loin des dualismes de l’Occident et de leurs conséquences, envisage les échos, les correspondances entre les entités et le Tout, entre les existants et le cosmos.S’appuyant sur les textes fondateurs de l’hindouisme et les différents courants de pensée indienne, des Védas aux Tantras, de la Bhagavad-Gita aux Upanishads , de l’épopée sanskrite Mahabharata au recueil Yoga Sutras , Sandrine Willems propose la conjugaison d’une voie esthétique et d’un chemin spirituel. À partir de la pratique du yoga qu’évoque l’autrice, de la découverte de la musique indienne, des mantras qui pulsent le chant, l’essai explore les enseignements de l’hindouisme et du bouddhisme, leurs puissances thérapeutiques, la gémellité entre exploration intérieure et expression esthétique, l’ouverture à une écoute qui libère la parole, la vie des critères de l’utilité et du savoir. Au cœur du texte, une mort, celle de la mère, une crise sanitaire, une pandémie, symptôme d’une crise du système. Se tenant dans une région qui abolit et transcende la division entre théorie et pratique, la pensée indienne s’offre comme une alternative à l’effondrement d’un système capitaliste mondialisé lié à une vision du monde. Non pas une panacée mais une autre voie. Affin au continuum entre affect et concept, entre pensé et vie qui sous-tend la pensée indienne comme il vertèbre les philosophies de l’immanence de Spinoza à Deleuze ou certains corpus des mystiques, le corps du texte est transi par une parole qui le dépasse, qui l’excède, qui, faisant l’épreuve de noces entre non-maîtrise et laisser-être, transforment autant la scriptrice, l’autrice que les lectrices et lecteurs. Lorsque la poésie fait résonner l’homme et le non-humain, elle rejoint la résonance que visait la musique, le dhvani (…) L’affect cette fois n’est plus causé par le monde, mais par quelque chose qui le dépasse. Les cheminements dans les textes, les œuvres de Plotin, de mystiques, de Maître Eckhard, de Lacan, de Heidegger, de John Cage, la subtilité des rapprochements, des frottements idéels entre Rabindranah Tagore, Bataille, Foucault, Deleuze s’emportent dans les mouvements d’un texte derviche tourneur qui épouse une parole perçue comme une énergie, un souffle, une expérience inscrite dans un rapport au sacré. Point d’ombilic du sacré, la parole, son nouage entre sens et sons, son espace où respire le silence, produisent des effets thérapeutiques, sont dotés d’effets performatifs : la conception de l’Inde rejoint celle de la psychanalyse fondée sur les vertus de la cure par la parole. Les passerelles entre la parole védique et l’idéalisme allemand, entre des textes mystiques et philosophiques occidentaux et la pensée indienne, l’analyse de la conception heideggérienne du Quadriparti, de la poésie conçue comme reliance entre la terre et le ciel, les humains et les dieux, comme l’expression d’une quasi-identité entre le Denken, le penser et le Danken , le remerciement forment autant de scansions d’une réélaboration spirituelle de la vie. Laquelle passe par la vivification de la parole. Véronique Bergen Plus d’information Loin de l’anthropocentrisme qui depuis quelques siècles règne en Occident, dans l’Inde ancienne la parole est tenue pour une force qui irrigue toutes les strates de l’être, de l’élémentaire au divin en passant par le végétal et l’animal. Au lieu de nous séparer du non-humain, elle devient alors ce qui nous y relie – tout en se reliant elle-même aux bruissements du monde non moins qu’à la musique. Dans cette perspective, le chanteur s’accorde aux oiseaux, le poète révèle les correspondances qui unissent l’infime au large, et le cœur de l’homme coïncide avec celui de l’univers. L’Inde vient par là nous rappeler qu’un cheminement spirituel peut prendre la forme d’une quête esthétique. Le dépassement de l’égocentrisme n’y passe plus par l’impératif de se rendre utile, mais par une joie devant la beauté qui, comme la vie, se donne pour rien. Nourrie par la pratique du yoga, du chant classique de l’Inde et des mantras, cette interrogation revient aux textes fondateurs de différents courants de pensée indiens, des Védas aux Tantras. Et elle les met en résonance avec certains mystiques et philosophes occidentaux, comme avec des thérapeutes de l’âme qui en appellent aussi à la puissance de la parole.…