Auteur de De l’air !
Un art en expansion : Dix chefs-d’œuvre de la bande dessinée moderne
Le 9e art explore sans cesse de nouveaux territoires. Il apparaît en constante évolution, ou plutôt en expansion, selon le terme choisi par Thierry Groensteen, l’un des spécialistes les plus renommés de la bande dessinée. Ses potentialités graphiques et narratives semblent s’étendre à l’infini et il génère des ouvrages de plus en plus amples. Si l’album standard de 44 pages cartonné reste dominant sur le marché, on trouve en effet aujourd’hui des nombreuses œuvres qui tant au niveau de la forme que du sujet se démarquent des conventions. Publié aux Impressions Nouvelles, de même que quelques-uns des nombreux ouvrages de Groensteen, comme La Bande dessinée mode d’emploi (2008), Un art en expansion analyse dix albums phares, dix points de rupture, dix œuvres dont les auteurs ont pris des libertés avec les contraintes habituellement en vigueur dans la bande dessinée, avant de permettre à d’autres d’emprunter les nouvelles voies ainsi créées.Si le premier album traité, La ballade de la mer salée , ne paraît plus si audacieux aujourd’hui, il l’était incontestablement lors de sa parution dans les années soixante. Avec cet album en noir et blanc de 160 pages, premier véritable roman graphique, Hugo Pratt s’affranchit de bien des conventions. A contrario, Building Stories de Chris Ware ou Alpha… Directions et Beta… civilisations de Jens Harder, les albums les plus récents étudiés par Groensteen, semblent les plus novateurs et déroutent encore le lecteur.Les albums choisis appartiennent à la bande dessinée dite d’auteur, car Groensteen étudie le 9e art en tant que littérature graphique. Au fil de ses lectures captivantes, il passe d’une macro-lecture, inscrivant les albums dans l’histoire de la bande dessinée et tissant des liens entre les différents ouvrages, à une micro-lecture, analysant une planche, une case, un détail qu’il met en perspective avec un brio certain.Thierry Groensteen livre un ouvrage dense, foisonnant, dont le propos clair et précis convainc et ne donne qu’une envie : (re)lire les dix albums traités. Outre ceux cités plus haut, on y trouve Le Garage hermétique de Jerry Cornelius de Moebius, Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons, L’Ascension du Haut Mal de David B., Fun Home d’Alison Bechdel, Faire semblant c’est mentir de Dominique Goblet, Là où vont nos pères de Shaun Tan et Habibi de Craig Thompson. Il n’est pas nécessaire de les connaitre pour en comprendre les analyses. Toutefois il serait dommage de passer à côté de ces livres, essentiels selon Groensteen, et qui font désormais figure de classiques. Fanny DESCHAMPS ♦ Lire un extrait de Un art en expansion , proposé par les Impressions nouvelles Un Art en expansion propose un retour sur un demi-siècle de création en bandes dessinées, une période qui a vu le « neuvième art » se diversifier considérablement, aborder de nouveaux domaines, inventer de nouvelles formes, se métisser avec d’autres arts et s’émanciper du format de l’album traditionnel. Dix œuvres-phares de la modernité sont passées au crible d’une relecture attentive qui en détaille les enjeux et en fait ressortir le caractère novateur. Dix jalons essentiels dans l’expansion d’un art qui a progressivement pris conscience de lui-même et de ses potentialités. Dans l’ordre chronologique de parution, ce sont La Ballade de la mer salée de Hugo Pratt, Le Garage hermétique de Jerry Cornelius de Moebius, Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons, L’Ascension du Haut Mal de David B., Fun Home d’Alison Bechdel, Faire semblant c’est mentir de Dominique Goblet, Là où vont nos pères de Shaun Tan, Habibi de Craig Thompson, Building Stories de Chris Ware, Alpha… directions et Beta… civilisations de Jens Harder. S’appuyant sur sa connaissance intime de la bande dessinée, Thierry Groensteen les décortique avec gourmandise, cueillant les détails significatifs et les mettant en réseau pour déployer tout l’éventail…
La Littérature fantastique belge : Une affaire d’insurgés
Qui d’autre que Jean-Baptiste Baronian pouvait relever le défi d’explorer en moins de soixante pages un domaine entier de nos Lettres, celui du fantastique ? Si le tour d’horizon est exhaustif, il ne vise bien entendu qu’à la synthèse. L’on trouvera peu de détails biographiques ou d’études fouillées au sujet des nombreux auteurs cités dans cette plaquette. Par contre, quelle mise en appétit littéraire, dès qu’un érudit de cette envergure, au lieu de cultiver jalousement le plaisir de ses connaissances, ouvre ainsi les portes de sa bibliothèque intime ! Après une mise en condition qui consiste à exercer l’art de définir (Baronian nuançant les différences entre SF, merveilleux féérique, réalisme magique, etc.) puis la pose d’indispensables balises socio-historiques, le défilé peut commencer, avec des noms peu attendus a priori . Voici convoqués en trio de tête le promeneur de Bruges Rodenbach, le chantre de la Flandre éternelle Verhaeren et le Nobel Maeterlinck. Ces géants-là monopolisent les places d’un podium où l’on voyait plutôt d’emblée se jucher Jean Ray, Thomas Owen et Franz Hellens… C’est que – par bonheur – il n’existe pas de genre littéraire pur, et Baronian fait œuvre utile en rappelant qu’en Belgique les germes du fantastique pointaient déjà dans le terreau des serres chaudes du symbolisme.Le propos circule de manière discursive, au fil d’une mémoire et surtout d’une sensibilité. À cela tient sa justesse : nous n’entendons pas la voix docte d’un mandarin ânonnant ses vérités majeures, mais bien celle d’un amoureux des livres doublé d’un ami des écrivains. Ainsi, nul ne pourra lui faire grief de tendre en appâts, sans les approfondir, des références aussi rares que Le Capitaine Vaisseau fantôme de Van Offel ou L’Allumeur de rêves de Robert Guiette. Ni l’accuser de « name dropping » après avoir lu les pages vibrantes d’émotion qu’il consacre à Gérard Prévot, sa réhabilitation de Jean Ray – que, selon lui, seuls méprisent les cuistres – ou encore ses plongées dans des textes plus contemporains signés Michel Rozenberg ou Christopher Gérard.Conclusion ? « Le fantastique belge est par excellence un fantastique de réaction, de rébellion. Il s’insurge avec force contre le conformisme, il ouvre des brèches, cause des distorsions, laisse entrevoir des zones inconnues. » Dixit le Grand Marabout, depuis 1972.La littérature fantastique belge de langue française n’est pas un phénomène marginal. Elle s’affirme dès la naissance du fait littéraire belge et traverse toute l’histoire littéraire de la Belgique francophone, des années 1880 à nos jours. Elle s’affirme avec ses caractéristiques propres et des auteurs remarquables tels que Franz Hellens, Jean Ray, Michel de Ghelderode, Marcel Thiry, Thomas Owen, Gérard Prévot Jean Muno ou, ces dernières années, Alain Dartevelle ou Bernard Quiriny. Aussi peut-on parler d’une école belge de l’étrange, tout comme on parle du surréalisme…
Dépasser la mort : L’agir de la littérature
« Je suis juste quelqu’un qui, comme nous tous, a vu s’effondrer la falaise juste à côté de soi, qui a tremblé au bord du gouffre, et qui a échappé au vertige parce qu’un, puis deux, puis un grand nombre d’écrivains lui ont pris la main pour le tirer en arrière. Venez, je vous précède et je les suis. » En ouverture de son dernier livre, Myriam Watthee-Delmotte nous fait la confidence du suicide d’un ami, André, dont la mort à quarante ans a provoqué le séisme intime dans lequel nous plonge la disparition des êtres chers. Ce bouleversement laisse sans voix et sans mots ceux qui, au contraire de Myriam Watthee-Delmotte, n’ont pas exploré les voies de résilience que la littérature nous ouvre et dont l’auteure de Dépasser la mort nous propose ici quelques titres choisis dans sa bibliothèque. Celle qui a créé le Centre de Recherche sur l’Imaginaire à l’Université catholique de Louvain a élargi le champ du littéraire à celui de la musique : son livre nous propose un accompagnement musical sélectionné dans le catalogue du label Cypres, et disponible en écoute libre sur le site de l’éditeur musical. Pour nous guider, et aller au-delà de son expérience personnelle, Myriam Watthee-Delmotte envisage le face à face avec les multiples visages de la mort, dont les plus grimaçants sont à n’en pas douter le suicide et la mort d’un enfant, en nous proposant de jeter au dessus de l’abîme des passerelles de mots, de phrases, de livres dont elle égrène au fil des chapitres, les secours qu’ils pourraient nous apporter, le premier d’entre eux étant d’ « accueillir la réalité douloureuse et fondamentale qu’est la mort ».Les titres de chacun des chapitres, accompagnés de leur environnement musical, sont autant d’illustrations et de déclinaisons de la phrase de Victor Hugo, placée en exergue du livre : « Les morts sont les invisibles ; ils ne sont pas les absents ».Combien de fois n’avons-nous pas, lecteurs, fait cette expérience que seule la littérature permet : lisant un livre, qu’il soit de poésie, de fiction romanesque, de théâtre, nous nous sommes soudain sentis moins seuls au monde parce qu’une phrase nous disait simplement ce que nous étions, ce que nous ressentions, ce qui nous isolait, croyions-nous, du monde. Ainsi nous n’étions pas seuls. Un autre, dans ce livre que nous tenons en main, avait écrit exactement et précisément ce sentiment qui nous étreignait jusqu’à l’étouffement.Sur le chemin escarpé et solitaire du deuil, l’expérience littéraire permet de « réélaborer du sens face à la mort de l’un des siens » et d’honorer le défunt en le commémorant.« La littérature ouvre aux mystères du vivant arc-boutés à la mort » écrit Myriam Watthee-Delmotte en ouverture d’un des chapitres de ce livre-bibliothèque qu’elle nous propose pour Dépasser la mort. Il fallait à la fois la sensibilité d’une véritable écrivaine, – on lui doit, entre autres, un opéra consacré à Verlaine – et l’érudition d’une inépuisable lectrice, pour mettre en évidence, à partir d’une souffrance intime, la consolation que nous offrent les livres face à la « béance du sens » dans laquelle nous abandonne la mort de l’autre.Comment ne pas achever cette recension d’un livre de livres, sans citer ces lignes de Béatrice Bonhomme écrites à la mort de son père, le peintre Mario Villani, et dont la fulgurance nous laisse sans voix, mais consolés de nos propres défunts : « Tu es posé sur l’étrangeté des mondes, dans le cœur dormant de la nuit, et les larmes coulent sur ton cercueil de neige, dans la dentelle de tes mains d’os et de pierre. »Nous voici donc moins seuls. Enfin. Jean Jauniaux C’est grâce aux mots que l’on cesse d’être seul face à la mort. Mais d’abord, ils manquent : quand la mort s’abat, elle abasourdit, elle frappe de mutité. C’est alors que les écrivains peuvent venir en aide et répondre au besoin de faire sens pour que quelque chose soit sauvé du gouffre. Face à la tombe, la littérature donne aux endeuillés une voix et le sentiment d’une communauté. Elle est ainsi au cœur de ce qui constitue le propre de l’homme, seul être vivant…